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Variété et singularité des apprentissages en alternance

Dans le document Les écritures de soi (Page 183-192)

L

’ALTERNANCEest de plus en plus sollicitée en

formation, à tous les niveaux et quelle que soit l’institution de formation. Beaucoup de jeunes, après un parcours scolaire en collège souvent chaotique, s’orientent ou sont orientés vers des formations pro- fessionnelles en alternance, dans un centre de forma- tion d’apprentis (CFA), dans un lycée professionnel (LP) ou bien dans une maison familiale rurale (MFR).

Depuis plusieurs années nous associons une pra- tique de terrain à des travaux de recherche centrés sur l’alternance. La construction d’une enquête quantitative prend appui sur les pragmatiques de l’entreprise et de l’école que nous avons pu conjectu- rer à partir de l’analyse clinique conduite sur des cor- pus résultant d’entretiens non directifs en profon- deur avec un élève en formation initiale et un enseignant du secteur professionnel. Le question- naire a été complété par quatre cent trente-huit jeunes en formation initiale préparant un diplôme de

niveau IV ou V1, dans les trois institutions de forma-

tion repérées ci-dessus.

Dans cet article nous rendrons compte essentiel- lement des résultats qui dévoilent la très grande complexité des situations de formation lorsque al- ternent les temps en entreprise et les temps à l’école, où interagissent conjointement une alternance insti- tutionnelle et une alternance propre aux élèves. Élèves ou apprentis laissent apparaître une sensibi- lité bien différente à l’alternance lorsque le niveau de qualification s’élève, ce qui induit des interrogations nouvelles à destination des institutions et de leurs partenaires en formation que sont les entreprises.

Dans ces conditions, l’alternance est-elle subie ou désirée ? Comment les jeunes perçoivent-ils les stra- tégies de formation qui leur sont proposées au sein des différentes institutions ? Les réponses fournies peuvent contribuer à renouveler la construction de partenariats associant jeunes, parents, enseignants, formateurs et professionnels, loin des utopies et plus

Autrement proches du quotidien.

Ces problématiques seront successivement envisa- gées dans deux parties. La première mettra en rela- tion ce que représente l’alternance pour des jeunes dans une institution de formation et ce que cet orga- nisme entend développer au titre de l’alternance. La seconde permettra de rendre compte du quotidien de l’alternance et des questions qui lui sont liées.

L’

ALTERNANCE

:

DES AMBITIONS À LA RÉA

-

LITÉ

nTrois ambitions pour un même mot

Les différents promoteurs de l’alternance ne lui ac- cordent pas les mêmes vertus et n’en attendent pas les mêmes effets. Pour le monde économique2 l’alter-

nance constitue une réponse au caractère « indupli- cable de la complexité technologique » qui ne peut ap- paraître que dans l’entreprise. Du point de vue du sys- tème de formation, l’alternance fournit une réponse en tant que stratégie pédagogique adaptée aux indivi- dus en difficulté. Elle intervient lorsque tout a échoué. Celle-ci offre, en effet, la possibilité de développer d’autres stratégies d’apprentissage permettant ainsi à ceux qui n’ont pas pu réussir avec les stratégies clas- siques de développer leur propre rapport au savoir, de réussir et de comprendre. L’élève ou l’apprenti est placé au centre du dispositif de formation. Il existe en tant que sujet ; son expérience en centre de formation comme en entreprise lui donne l’opportunité d’éprouver le réel mais aussi, selon François Dubet, de le construire et de le vérifier.

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nEntre contraintes et libre choix

Les lycées professionnels scolarisent pour l’essen- tiel des élèves qui ont échoué dans l’enseignement général. Ils « n’aiment pas l’école » car ils n’y réussis- sent pas mais aussi parce que celle-ci leur donne une image très négative d’eux-mêmes. Souvent en retard d’une ou deux années, ils sont issus, pour environ 40 % d’entre eux, des milieux sociaux les moins favo- risés. Les élèves qui vont en CFA ou en MFR ont sensiblement le même profil.

Ainsi, le choix de l’orientation à l’intérieur de la fi- lière professionnelle est un petit choix. Les élèves et leurs familles choisissent, au moment de l’orienta- tion, une formation en alternance dans la mesure où elle existe dans leur environnement proche3. Dans le

cadre de la préparation d’une formation de niveau V, lorsque les élèves ont le choix entre les trois institu- tions (LP, CFA, MFR) pour préparer un même di- plôme – par exemple dans la vente – le choix se porte alors significativement sur l’institution. Dans ce cas précis, si son choix se porte sur une MFR, il sait qu’il s’engage dans une formation en alternance, s’il choi- sit le CFA, c’est qu’il a été préalablement « choisi » lui-même par un employeur avec qui il signe un contrat d’apprentissage, s’il s’inscrit en LP, il ignore bien souvent la pratique de l’alternance.

Mais très souvent ce choix-là n’est pas possible puisque le tri concernant l’institution d’accueil va s’exercer sur une zone géographique déterminée par l’habitat familial. Ces jeunes ont une très faible mo- bilité pour des raisons financières, familiales, sociales, culturelles… Ils prennent leur décision en fonction des « possibles locaux ».

De manière générale, au niveau V, ils disent choi- sir prioritairement le métier, lorsqu’ils s’inscrivent en LP et quand ils le peuvent, faire le choix de l’alter- nance, en CFA et MFR. Au niveau IV, les alterna- tives sont plus subtiles. Ils poursuivent généralement dans la filière où ils ont obtenu leur premier diplôme et restent dans leur institution. Un certain nombre d’élèves quittent le LP pouvant faire alors le choix du métier et de la formation en alternance. Ils sont un peu plus mobiles géographiquement et peuvent plus aisément prendre cette décision.

Les précisions concernant l’orientation en niveau V permettent de comprendre qu’ils sont nombreux à quitter4le lycée en cours de scolarité et sans qualifica-

tion parce qu’ils ne veulent pas faire le métier vers le- quel ils ont été orientés5. En effet, certaines forma-

tions souffrent d’une image particulièrement dégradée, en raison notamment de la pénibilité des métiers et des salaires peu attractifs qui sont proposés. Les parcours professionnels tout à fait remarquables de certains salariés qui ont débuté dans les métiers souffrant d’une mauvaise image sont totalement mé- connus.

Pour ces jeunes, l’alternance s’impose donc sou- vent comme une des composantes de la formation dans laquelle ils sont engagés, parfois sans l’avoir choisie. Pourtant, l’alternance des périodes de forma- tion en entreprise et en centre de formation peut per- mettre de mettre en œuvre des stratégies d’apprentis- sage différentes et de réussir, en transformant l’image que l’élève peut avoir de lui-même. Mais ceci est loin d’être un « allant de soi ». La théorie permet de ques- tionner celui-ci permettant une mise à distance de la

Autrement pratique.

nDe l’intérêt de la théorie pour comprendre la réalité

Le fondement de toute alternance éducative et pédagogique tient dans l’existence d’un lien, un sys- tème interface entre les deux systèmes. Du point de vue systémique, l’interface est ce qui rompt le face-à- face, nécessaire pour que s’établisse une communica- tion. Or, établir la relation entre les deux systèmes c’est paradoxalement les réunir en les maintenant sé- parés.

La mise en relation de ces deux systèmes – travail et école – aux logiques contradictoires a été modéli- sée par André Geay comme une interface compor- tant quatre dimensions : institutionnelle, didactique, pédagogique, personnelle. Chaque dimension est spécifiée par la situation d’entre-deux qui est la sienne, une interface entre le système école et le sys- tème travail.

L’activité d’apprentissage, cognitivement repérée dans des situations variées, est définie par Georges Lerbet comme étant une formation à temps plein et à scolarité partielle, formalisée par l’institution de for- mation qui l’organise. Il est avéré aujourd’hui que toute formalisation institutionnelle ne peut suppléer à la construction personnelle que fait chaque sujet engagé dans un parcours de formation.

La formalisation6institutionnelle de l’alternance –

juxtapositive, associative ou copulative – de Gil Bourgeon demeure très actuelle pour rendre compte de la liaison instituée entre les deux champs de for- mation. Celle-ci facilite un plus ou moins grand en- richissement des deux champs de la formation au bé-

néfice de l’apprenant. La liaison entre alternance et centre de formation des apprentis (CFA) se révèle naturellement. Parallèlement à la voie du tout sco- laire du système français, la voie de l’alternance comme filière alternative au tout-école s’y est orga- nisée. La conjonction du mot alternance et maisons familiales rurales (MFR) est historiquement, prag- matiquement et conceptuellement avancée. Il n’en est pas ainsi pour les lycées professionnels (LP) qui sont en cours d’appropriation de ce maître-mot qui est plus éloigné de leur culture. Le terme d’« alter- nance sous statut scolaire » est utilisé explicitement dans les textes officiels de l’Éducation nationale de- puis la création des baccalauréats professionnels, en 1986.

Chacune des trois institutions repérées – CFA, LP, MFR – pour cette étude prépare des jeunes en formation initiale pour les deux niveaux de qualifica- tion V et IV. Chacune décide d’un rythme de l’alter- nance qui lui est propre. Plus qu’une disposition ins- titutionnelle, l’étude de ce rythme montre trois niveaux d’alternance qui rendent compte de « l’his- toire » de chaque « école » en France et se révèlent plus ou moins saturés de scolarité. Dans les LP, le primat du scolaire sous-tend les formations en alter- nance sous statut scolaire, c’est-à-dire que le temps de formation à l’école est plus long que le temps de formation en entreprise et que le premier précède toujours le second. En CFA, l’alternance est dominée par un autre primat, celui de l’entreprise. L’apprenti est titulaire d’un contrat de travail avec un employeur. Le temps de formation en entreprise est plus impor- tant que le temps en CFA. Dans les MFR, l’alter-

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nance est globalement intégrative, associant étroite- ment théorie et pratique avec un temps de formation réparti également.

L

E QUOTIDIEN DE L

ALTERNANCE

Les différentes institutions organisent l’alternance des moments en entreprise et en centre et affichent des stratégies spécifiques de formation. Mais com- ment les jeunes perçoivent-ils la succession de ces moments ? Peuvent-ils faire des liens entre ceux-ci ? Quelle valeur donnent-ils aux apprentissages faits à l’école ou en entreprise pour leur permettre d’obtenir leur diplôme, un travail ou d’apprendre un métier ? Quel est leur part personnelle d’investissement dans leurs apprentissages ? Quels changements introdui- sent l’élévation du niveau de formation ? De l’enquête par questionnaire proposée à quatre cent trente-huit jeunes répartis dans les trois institutions différentes, appartenant aux filières tertiaires ou industrielles et préparant un diplôme de niveau V ou IV, dans le cadre de cet article, nous aborderons essentiellement les éléments qui montrent la diversité et la singularité des apprentissages selon les niveaux de formation.

nLa durée, maître-mot de l’alternance : du plus

pour mieux et du mieux pour plus

L’approche globale d’une formation en alternance rend compte d’une articulation des périodes de for- mation en entreprise et en centre de formation, cha- cune ayant trois finalités communes : acquérir un di- plôme, apprendre un métier et trouver du travail.

Il semble que l’on puisse avancer, pour le niveau V,

une relation étroite entre la durée de l’immersion en entreprise ou bien à l’école et le degré d’utilité que lui confèrent les formés. Ainsi, peu de temps en entre- prise est traduit comme moindre utilité par les élèves de LP au niveau V tandis qu’au niveau IV, alors que la durée a très sensiblement augmenté, dans le sec- teur industriel principalement, les élèves considèrent cette période comme très utile. Le travail en entre- prise est, à ce titre, plus différenciateur que la forma- tion en centre de formation.

Or, placés dans une situation contraire, beaucoup de temps en entreprise, les apprentis de CFA accor- dent à cette période une importance certes plus grande que leurs collègues de LP mais largement in- férieure à celle des élèves de MF. Il semble donc que l’on puisse avancer l’hypothèse qu’un équilibre relatif entre les deux moments de formation favorise chez les formés la reconnaissance d’une même valeur for- mative.

D’autre part, les élèves qui préparent un diplôme de niveau V disent qu’ils éprouvent plus de diffi- culté à faire des liens entre les espaces de formation lorsqu’un champ de formation domine un autre. Les élèves engagés dans les formations préparant des diplômes de niveau V dévoilent leur dépen- dance vis-à-vis de l’institution qui les accueille en formation. Cette forme de dépendance est d’autant plus forte qu’ils sont peut-être moins autonomes au niveau de leurs stratégies d’apprentissage, peu mo- tivés…

nLe temps en entreprise

Autrement tier est fait très efficacement par presque 100 % des

élèves de LP et de MF, tandis que les apprentis sont nettement moins nombreux à le faire. Il nous semble intéressant de rapprocher cette information de la baisse d’opinion très favorable concernant l’utilité de l’entreprise pour l’acquisition du diplôme lorsque les élèves accèdent au niveau IV. Ces opi- nions doivent être interprétées dans leur com- plexité.

Les élèves qui accèdent à la préparation d’un ni- veau IV ne sont pas identiques à ceux qui ont été in- terrogés au niveau V. Plusieurs raisons peuvent être avancées. Ils sont plus âgés et ont acquis de la matu- rité. Ils ont mieux maîtrisé leur orientation. Ils sont plus autonomes dans leurs apprentissages et vis-à- vis de l’institution qui les accueille et prennent de la distance par rapport à celle-ci. Ceux qui ne se sen- taient pas bien dans le système, quel qu’il soit, sont partis – ils sont au moins soixante mille par an à par- tir sans diplôme – ce qui est loin d’être négligeable. D’autres ont obtenu leur diplôme et se sont insérés dans la vie professionnelle. Tous ces arguments nous conduisent à conjecturer une implication dans l’alternance différente, une plus grande distancia- tion devant l’alternance même lorsque le caractère intégratif de celle-ci est affirmé par l’institution.

Il apparaît intéressant, en vue de la variation et de l’évolution des opinions émises, d’interroger conjoin- tement la nature des tâches qui sont proposées à cer- tains d’entre eux en entreprise tout autant que la mise en problèmes de celles-ci en centre de formation sur laquelle nous reviendrons dans le prochain para- graphe.

Les entreprises, quel que soit le secteur d’activité, sont largement sollicitées par tous les systèmes de formation ; elles accueillent des élèves en premier cycle afin de les aider dans leur démarche d’orienta- tion, des élèves préparant un niveau V, un niveau IV, en mention complémentaire, en BTS… Dans un même atelier, il n’est pas rare de trouver appren- tis et élèves de lycée professionnel en alternance sous statut scolaire, préparant des niveaux iden- tiques ou bien deux niveaux différents. Les situa- tions sont parfois beaucoup plus compliquées que cela. Le tuteur ou le maître d’apprentissage n’ont, quant à eux, de manière générale, que leur propre référence en matière de formation et de préparation à un diplôme, celui qu’ils ont obtenu. Leurs compé- tences professionnelles réelles, indiscutables et in- discutées, ne leur confèrent pas, cependant, sauf ex- ception, une connaissance approfondie de ce qui est attendu dans le référentiel du diplôme leur permet- tant de discriminer dans l’ensemble des tâches pos- sibles, celles qui sont formatrices dans le cadre fixé, tout autant que leurs partenaires formateurs ne peu- vent suivre l’évolution des productions de chaque entreprise avec lesquelles ils travaillent. Ceci est particulièrement sensible lorsque le niveau de quali- fication augmente. Il n’est ici nullement question de formation des tuteurs. Les hommes et les femmes de l’entreprise connaissent leur métier. Cette affirmation est essentielle pour le développe- ment qualitatif de la formation en alternance. Mais ceci posé, les opinions des élèves pointent des dys- fonctionnements qui interrogent les adultes forma- teurs engagés dans les deux espaces de la formation,

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une forme d’impensé didactique pour reprendre les termes d’André Geay qui relève d’un dialogue par- tenaire sans cesse à cons-truire. Une communica- tion en construction parce que les hommes chan- gent, les élèves aussi, les entreprises tout comme l’école.

nLe temps de l’école, temps d’accompagnement,

troisième temps d’une alternance à deux temps La formation en vue de l’obtention d’un niveau IV est révélatrice de la différence entre ce qui se passe en entreprise et ce qui se passe en centre de formation. Pour continuer de jouer la carte de l’intégration, il est donc nécessaire de faire évoluer la formation en alter- nance, en particulier concernant la nature de la tâche en entreprise mais également en gagnant du côté de la formalisation de l’expérience et de la problématisa- tion qui lui succède.

Les deux champs de la formation se doivent donc d’évoluer conjointement pour satisfaire l’élévation du niveau de compétences, dans le cas inverse, de fait, c’est l’élève lui même qui montre que les liens ne peu- vent plus se faire entre les deux champs compte tenu de l’objectif de formation visé. Mais, il serait vain d’entreprendre ce dialogue partenaire s’il n’était pas associé à un souci de problématisation en centre de formation.

En montrant le rôle essentiel que joue l’entreprise dans l’obtention du diplôme, les élèves de MF dévoi- lent une autre composante de la formation en alter- nance. Ils mettent en exergue une conjonction entre le temps de formation en entreprise et la problémati- sation des apprentissages expérientiels en centre de

formation.

Le déséquilibre7

entre la formation expérientielle et la problématisation, comme nous l’avons montré précédemment, peut être une conséquence des pri- mats du scolaire ou de l’entreprise et apparaît en conséquence plus fortement en LP et CFA. Ces déséquilibres, dans un sens comme dans l’autre, ne facilitent pas les interfaces.

Il importe également de souligner toute l’impor- tance de la capacité des formateurs-enseignants à accueillir « d’autres possibles », d’autres interroga- tions imprévues de leurs élèves ou de leurs appren- tis.

nConclusion

Les élèves de niveau V, plus jeunes et plus fragiles du fait de leurs parcours scolaires antérieurs, appa- raissent plus largement dépendants de la stratégie institutionnelle, donc du temps, du rythme de l’alter- nance et de la dynamique pédagogique. Ils plébisci- tent une pédagogie qui sait prendre le temps du dé- tour, pour écouter le sujet, tel qu’il est, avec sa réussite balbutiante, trop souvent oubliée dans l’en- treprise et non valorisée en centre de formation comme élément majeur d’une transformation de l’image de soi. Au niveau IV, les jeunes mettent l’ac- cent sur les articulations entre les trois acteurs en re- lation – formé, formateur, tuteur. Plus autonomes, ils rendent compte des écarts entre les référentiels de formation et les tâches qui leur sont confiées tout au- tant que des absences ou insuffisances d’explicitation

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