• Aucun résultat trouvé

L ES ENJEUX DES AZA SH

Dans le document Les écritures de soi (Page 158-163)

et Aza-shi à Okinawa, un outil de renforcement de la vie communautaire au pays du Soleil levant.

A ZA SHI À O KINAWA

5. L ES ENJEUX DES AZA SH

nQuels sont les enjeux de telles pratiques ?

Concernant la part conscientisée, les intéressés les reçoivent comme une simple activité de rédaction d’un livre que d’autres ont déjà engagée, et il nous semble qu’en l’état actuel des choses, les personnes rédactrices n’ont pas précisément conscience de leur activité, se réjouissant et se contentant à loisir de celle de publier un livre.

S. Nakamura et Seibin Shimabukuro (1999) ap-

précient les pratiques de rédaction à cause de leur ca- ractère éducatif et créatif, mais au contraire, Masashi Miyazaki (2003) pour leur état inconscient. L’auteur est ici d’accord avec le premier pour les raisons sui- vantes :

En premier lieu, comme tout le monde le relève, nous devons remarquer que cette activité a pour in- tention de faire un travail de mémoire. La réponse qu’ils nous donnaient, quand nous les interrogions sur leurs intentions, était toujours la même : ils avaient pour but de constituer une mémoire collec- tive, de restituer l’état du village pour les jeunes.

L’indication des enjeux d’Aza-shi, évoqués plutôt par des personnes âgées que des jeunes, dévoile leur espérance de préserver leur propre mémoire ainsi que celle de la vie passée du village. Ce que nous y trouvons, au cours d’entretiens, est ce souhait de la part des personnes ayant passé du temps à trans- mettre les expériences que leur village à Okinawa a vécues. Ils ont des passés qui doivent être restitués, et l’on trouve comme une envie d’authenticité à rendre compte de leur vie personnelle comme col- lective.

À Okinawa, ils quêtent des expériences dans des villages qu’il serait impossible de raconter autrement, pendant les combats et les jours sous l’Occupation de l’armée américaine ; quant aux villages eux-mêmes, ils ont été obligés d’évacuer l’espace où les États-Unis ont construit leur base. Donc, la restitution de la forme du village et la transmission de ses expériences aux générations suivantes signifient le projet d’exa- miner leur vie dans son authenticité, avec ce qu’ils ont

164

Chemins de formation au fil du temps… enduré pendant ces difficultés.

En second lieu, il faut noter de la créativité dans les pratiques quotidiennes répétitives des commu- nautés villageoises qui ont produit des Aza-shi. Comme nous l’avons déjà mentionné, il nous semble qu’est né un véritable processus de création au cœur même d’une phase de destruction et de disparition des liens communautaires. La pratique de la rédac- tion d’Aza-shi ne signifie pas un simple retour sur le passé ou de le regretter, mais de faire face aux réalités. Ces jours-ci, des articles de journaux d’Okinawa ont consacré des articles à expliquer le cadre social des événements qui s’y sont déroulés, comme l’abais- sement de la durée moyenne de la vie humaine et l’homicide d’un garçon par ses copains. Ils ont dé- ploré à ce propos la perte de « la tradition d’un lien communautaire à Okinawa ». Les auteurs de ces ar- ticles soulignent cette spécificité et son changement à Okinawa, dont on évoquait la longévité ou la douceur des habitants.

On peut dire que de tels changements sociaux qui se sont généralisés, comme l’extension du système so- cial de gestion qui est soutenu par l’économie de mar- ché ou l’éducation uniformisée à l’école, etc. sont des pressions qui arrivent au village de l’extérieur. Et puis, quand il y a une pression qui vient détruire le lien communautaire, nous pouvons dire que dans les activités des villageois qui essayent de soutenir la vie traditionnelle, on peut trouver un autre aspect (M. de Certeau, 1980) : celui de la créativité qui s’est cachée derrière la répétition des solennités annuelles et au sein de la vie quotidienne traditionnelle dans l’unité

communautaire. Écrire l’histoire de la vie collective doit permettre de fortifier ceci, au moins inconsciem- ment.

À Oku, dans le village de Kunigami, il existe une communauté qui se situe au bord nord de l’île princi- pale d’Okinawa, où tous les villageois, du bébé qui vient de naître à la personne âgée, soutiennent un petit magasin communautaire qu’on appelle Kyodo- baiten (magasin collectif) et qui est devenu célèbre dans tout Okinawa. Les activités économiques au- tour de ce magasin constituent une base pour les liens communautaires. Mais récemment, sa direction a été confrontée à la menace produite par un grand super- marché établi à proximité et relié par une route. De jeunes couples ont cessé de monter faire leurs courses dans ce petit magasin pauvre.

Évidemment, il est vrai que l’Aza-shi d’Oku, livre bien rédigé et intitulé La Progression d’Oku, n’a au- cune valeur pour maintenir ce magasin communau- taire, mais il est incontestable que cet ouvrage donne une chance aux villageois de s’associer pour s’engager et reconnaître du sens dans une vie communautaire autour de ce petit magasin.

Mais cette créativité des activités communautaires se trouve en concurrence avec la pression de la stan- dardisation culturelle introduite par l’invasion des mass media dans le village et qui importe une culture uniforme influencée par la société de consommation, ou par celle du monde de l’école qui importe aussi une culture uniforme. Par exemple, en s’opposant à l’influence de l’uniformisation du mode de vie déve- loppée par l’école, dans des activités communautaires de l’Aza, on offre aux enfants des rôles à remplir

Autrement autres que ceux proposés par l’école, ce qui leur pré-

sente une alternative différente pour se former. Lors de la fête annuelle des récoltes, on leur donne l’occa- sion de participer activement et ils s’amusent, admi- rent des spectacles de théâtre et de musique, danse, etc. faits par leurs frères et sœurs plus âgés, ce qui leur permet d’acquérir le sentiment de s’assimiler à la vie communautaire.

Ils ont alors une chance de se mettre en quête de ce que nous appelons « l’autre soi ».

Il est regrettable que les Aza-shi ne se rendent pas compte de tous ces aspects, en dépit de leurs descrip- tions abondantes de ces trésors : ils augmenteraient leur potentiel d’action à clarifier ces différents enjeux. En troisième lieu, il faut noter que la formation du sujet collectif qui dérive de la rédaction des Aza-shi n’entraîne pas toujours la formation d’individus déta- chés du lien communautaire (c’est-à-dire des sujets personnels). Comme on l’a déjà vu, il est difficile d’expliquer la formation du sujet collectif en utilisant le concept d’articulation, puisque les personnes res- pecteraient plutôt l’individualité communautaire lo- cale que l’individualité personnelle. Toutes les expé- riences personnelles des individus se dissolvent dans une entité plus globale et unificatrice.

On pourrait penser qu’il est curieux que le thème de la discussion au cours de la rédaction se limite à la question de la véracité et de la vérification des faits ra- contés, plutôt qu’à la problématique même du village. En poursuivant les savoirs réels et scientifiques, est-ce qu’ils ne négligent pas le sens empirique indi- viduel propre au profit du sens empirique collectif ?

Il est regrettable pour nous-mêmes d’admettre qu’on ne réussisse pas encore à concrétiser cette pos- sibilité éducative. Mais chez les rédacteurs, nous pouvons remarquer qu’il se crée une construction de sens par rapport à leur communauté, ainsi qu’une cer- taine découverte de soi-même. À Oku, où nous avions cité l’exemple du petit magasin villageois et à Kijoka, le village d’Ohguimi où nous avions fait l’en- quête sur place, les rédacteurs principaux des Aza-shi nous ont répondu qu’au cours de leur travail, ils en sont venus à penser qu’ils devraient changer leur vi- sion de la vie communautaire et individuelle. Ceci nous montre qu’il existe dans les Aza-shi une valeur éducative qui demeure encore à l’état latent.

Une personne de ce dernier village nous a dit que l’idée lui était venue de revaloriser l’aliment tradition- nel d’Okinawa pour nourrir ses enfants. Par lacune du système qui omet de préciser de tels événements, le déroulement de la construction du sens collectif demeure encore rare, mais la situation peut changer au fur et à mesure que la discussion sur les Aza-shi se développe.

D’ailleurs, il nous semble que le processus de la formation du sujet collectif à Okinawa peut être vu comme une différenciation de l’individuel dans l’unité communautaire. Cela se déroule comme si l’individu était porté par la communauté, ou comme si la communauté voilait l’individu ; c’est-à-dire qu’il coexiste deux facteurs où prime la communauté lo- cale.

Il va de soi qu’il existe encore à Okinawa des hommes avec un mode de vie traditionnel, or ces mêmes hommes vivent aussi dans un monde mo-

166

Chemins de formation au fil du temps…

derne. Ils ont donc spontanément des idées et un pouvoir de décision propre ainsi qu’une conscience de soi, à savoir une personnalité « individuelle ». S’il en est ainsi, pourquoi l’individualité personnelle n’appa- raît-elle pas pleinement dans la communauté locale ? Pourquoi n’y retrouve-t-on aucunement quelques décisions ou choix personnels des habitants ? Il est certain que les villageois à Okinawa sont doux, do- ciles et un peu timides, mais cette voie vers l’indivi- dualisme nous mènerait à les comprendre comme des personnes immatures, au moins d’un point de vue oc- cidental.

Par exemple, à Henoko dans la ville de Nago, dans la région nord de l’île d’Okinawa, existe un sérieux problème quant à la construction d’une nouvelle base de l’armée américaine. Problème qui anime toujours les conversations journalistiques de la communauté et l’opinion publique est divisée en deux : pour ou contre. On peut penser qu’il est naturel que l’opinion se scinde puisque le plan de construction prévoyait qu’elle serait sur la mer plus au large mais en vérité, elle sera très près du village, d’où la division des opi- nions. Ce qui est remarquable, c’est que toutes les personnes (aussi bien celles qui étaient pour que celles qui étaient contre) se sont mélangées pour par- ticiper au rite annuel du village et participer à la course de canots sur la mer qui se déroule au mois de juin et qui s’appelle « Haaree ». Cet incident illustre bien l’état de coexistence de deux facteurs, dont nous avons parlé précédemment, dans la nécessité de sou- tenir la communauté locale. On y retrouve bien l’idée que la solidarité communautaire prime sur la division des opinions.

D’un point de vue politique, il est vrai qu’un tel dé- roulement cache une intention politique du gouver- nement du Japon qui voudrait développer un traité de sécurité nippon-américain et qui tendrait à les entraî- ner, finalement, vers une position qui les obligerait à garder un certain conservatisme. Donc, nous nous apercevons bien qu’il y a une nécessité de démocrati- ser la communauté villageoise. Mais notre intention ici est de donner l’exemple d’un processus de diffé- renciation dans la communauté.

En dernier lieu, il faut noter l’influence de la pra- tique des Aza-shi.

Au cours de la rédaction se produisent, en effet, beaucoup d’autres nouvelles activités, comme on vient de le voir, et cela exige de saisir le sens de cette « extension » des Aza-shi.

Par exemple à Genka, dans la ville de Nago, des gens tentent de construire une pisciculture pour truites, les « ayu ryukyuenne », espèce spécifique diffé- rente de celle originelle de Ayu du Japon qui a existé et s’est perdue à Okinawa, dans la rivière de Genka. En subissant l’influence du boom des Aza-shi, ils ont démarré un premier travail qui consiste à « revisiter » la tradition de la vie communautaire : un jeune homme, qui y prenait grand intérêt, s’est engagé à augmenter le nombre de petits poissons gardés à l’institut universitaire près de la rivière. Enfin, il en est venu à y établir un élevage de poissons. Suite à cette action, des enfants de l’école élémentaire de Genka se sont aussi engagés à peupler la rivière d’ale- vins chaque année, aidés de villageois plus âgés.

Autrement Il nous semble que l’on puisse concevoir que les ef-

fets des Aza-shi nous montrent le résultat de la for- mation du sujet collectif dans la communauté locale. On peut dire que des personnes s’animent par la pra- tique des Aza-shi et s’engagent dans de nouvelles af- faires pour ouvrir une nouvelle voie en exerçant une pression auprès de la communauté.

Les Aza-shi qui se pratiquent ici sont comme une sorte de moteur qui associe des personnalités cachées derrière une entité collective, et qui ont pour rôle d’être un outil de production d’une nouvelle vie col- lective à partir d’une vie collective plus traditionnelle.

MAKOTOSUEMOTO

Université de Kobe, Japon (version française révisée par Marie-Anne Mallet et Hervé Moëlo avec Martine Lani-Bayle.)

1. Histoires de vie collective, cf. notamment M.- J. Coulon et J.- L. Le Grand.

2. Recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels (PINEAUet LEGRAND, 1993)

3. Centre public pour les activités culturelles des habitants où l’animateur leur offre des programmes.

4. Ce mot signifie « la mémoire de tous les jours » par analogie avec « les vêtements de tous les jours ».

5. L’appellation de « Ku » se borne aux zones urbaines. 6. On considère ici l’annexion finale du Ryukyu au Japon comme point de repère de la fin de la dynastie.

7. De 1945 à 1972, Okinawa était sous dépendance américaine.

t

B

IBLIOGRAPHIE

M. DE CERTEAU, L’Invention du quotidien, 1 et 2, Gallimard, 1980 (réédition 1990).

M.-J. COULON et J.-L. LEGRAND, Histoires de vie collective et éducation populaire, L’Harmattan, 2000.

P. DOMINICE, L’Histoire de vie comme processus de for- mation, L’Harmattan, 1990.

T. KOBAYASHI, La Vie qui a été raconté, Gakuyoshobo, Tokyo, 1997.

S. LINDQVIST, Creuse là où tu es, dans M. CHABOTet A. VIDRICAIRE, Éditions Saint-Martin, 1985. M. MIYAZAKI, (compte rendu) de « L’éducation des adultes et communautaire à Okinawa » par B. KO- BAYASHI et S. SHIMABUKURO, dans le Bulletin de la Société pour la recherche d’éducation des adultes et commu- nautaire du Japon, n° 39, 2003.

S. NAKAMURA, « Le bilan et sa possibilité du mouve- ment à publier l’Aza-shi à Okinawa », Recherche sur

l’éducation des adultes et communautaires en Asie de l’Est, Tokyo-Okinawa-East Asia Forum on Adult Education and Culture, n° 6, Tokyo, 2001.

G. PINEAU, Produire sa vie, Edilig/Édition Saint- Martin, Québec, 1983.

G. PINEAU (avec J.-L. LE GRAND), Les Histoires de vie, Que sais-je ?, n° 2760, 1993.

G. PINEAU (collectif), Accompagnements et histoire de vie, L’Harmattan, 1998.

S. SHIMABUKURO, « Autogestion du petit village et Kominkan d’Aza (petit village) à Okinawa », in B. KOBAYASHI, Kominkan à l’avenir, Kokudosha, Tokyo, 1999.

M. SUEMOTO, « De l’autoformation et de l’éducation po- pulaire au Japon », in A. MOISANet P. CARRE, L’Auto-

168

Dans le document Les écritures de soi (Page 158-163)