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CE QUI NE NOUS TUE PAS

Dans le document Les écritures de soi (Page 114-120)

NOUS REND PLUS FORT

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« On n’aime jamais personne, mais seule- ment des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime per- sonne que pour des qualités empruntées. »

PASCAL, Pensées, « Qu’est-ce que le moi ? »

S

I L’ON définissait la résilience en des termes so- ciologiques, on pourrait parler d’une résistance du monde réel à sa conceptualisation, c’est-à-dire aux déterminations sociales. « Car, écrit Durkheim, tout ce qui est réel a une nature qui s’impose, avec laquelle il faut compter et qui, alors même qu’on parvient à la neutraliser, n’est jamais complètement vaincue2. »

Cette résistance des hommes démontre qu’il y a du jeu entre le réel et l’empire des idées. Dans ce cadre, lorsque nous employons l’expression « détermina- tions sociales », nous renvoyons aux institutions3

, c’est-à-dire aux croyances, habitudes et comporte-

ments historiques qui contribuent à faire devenir l’in- dividu tel qu’il est, sans omettre de renvoyer pareille- ment aux institutions n’ayant point contribué à sa formation.

Car nous sommes tant déterminés par ce qui nous a déterminés que par ce qui ne nous a pas déterminés4.

La résilience humaine, de ce qui est politique dans l’animal5

, s’apparente alors à une endurance de l’indi- vidu battu, affligé ou affecté par diverses conditions d’élevage, pour parler comme Nietzsche, ou d’éduca- tion générale, pour faire plus contemporain. Il plai- rait à certains maîtres de chapelles disciplinaires de nommer avec l’exactitude de l’arithméticien cette en- durance, pour au moins se féliciter de la dénomina- tion. Disons seulement ici que c’est « l’extérieur » qui tord « l’intérieur » d’un être social, puisque sa résis- tance se forge à partir de cet intérieur-là pour tenter de vivre, plus ou moins convenablement, cet exté- rieur-ci. Va-et-vient causal – dialectique de la forma- tion de soi.

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Chemins de formation au fil du temps…

Il semble que la problématique de cet atelier, dont le titre place distinctement l’écriture au centre d’un mouvement violence/résilience, puisse être une inter- rogation sur les forces et ressorts que tel ou tel indi- vidu, diversement affligé-tordu-institué, réussit à dé- velopper pour amoindrir et travailler cette affliction. Par résilience, il faudrait dorénavant entendre : capa- cités de l’individu à sublimer dans et par l’écriture les violences qui lui sont faites, lui ont été faites ou lui sont promises. Autrement dit, pour le sociologue, quelle peut-être la fonction de l’écriture dans la résis- tance aux « lois » de son milieu ? et quelles sont les conditions socio-historiques qui permettent à cette résistance, à ce besoin de résister, de devenir un véri- table pouvoir sur soi, une sorte d’autocontrôle de sa souffrance ?

Beaucoup a été écrit sur le rapport entre psychana- lyse et écriture. L’écriture est une des formes cultu- relles majeures de structuration de la conscience ; la psychanalyse découvre l’enracinement de l’incons- cient dans ces formes6

. Dans le cadre de cette com- munication, nous apporterons à cette initiale ré- flexion une large vision constructiviste du lent et difficile apprentissage de l’écriture, et son interaction avec ceux qui l’utilisent comme compensation cultu- relle.

P

RIMO

Si l’échange de sons et de mots communs est la pre- mière institution de l’humanité (ainsi que sa recon- naissance), et l’écriture son phénomène rationalisé, on peut avancer que la dynamique de l’apprentissage

et de la compréhension de l’écriture est une violence qui institue et humanise, au sens strict, tout être so- cial, tout être qui s’investit dans cet échange. Par ce véritable dressage, cet être-là renonce à ses seuls rapports avec ses proches pour enfin appartenir à la collectivité et partager la culture et, comme l’écrit Bachelard, pour partager « l’activité de la connais- sance objective [produit du] refoulement [comme] activité normale, […] utile, […] joyeuse. Pas de pensée scientifique sans refoulement. Le refoule- ment est à l’origine de la pensée attentive, réfléchie, abstraite7

. »

Pour parler rondement, il s’agit de l’histoire sociale de l’organisation de notre entendement ; entende- ment ou ratio qui se réalise dans une technique et un produit qui n’est autre que lui-même. Cette histoire sociale des techniques de l’esprit se manifeste dans l’humaine œuvre de dévoilement du monde8avec ses

impératifs de labeur cérébral, de concentration intel- lectuelle et de refoulement, donc. En effet, cette double (et même) histoire de l’écriture et de l’enten- dement nous montre comment l’écrit ne peut coexis- ter :

1- qu’au sein d’« unités étatiques » (Élias), en tant qu’élément de compréhension magico-mythique de l’univers.

2- comme produit socialement valorisé au service desdites unités politiques.

3- l’écriture, en tant que pratique sociale associée à la socio-rationalisation de la vie quotidienne (gain de flux et de plus-value), put graduellement être partagée avec des populations soumises (Weber, Élias).

Variations : sur l’écriture de soi Maintenant, faisons un bond dans le temps. Au-

jourd’hui, les déterminations sociales habilitent plus ou moins, selon leurs « fortunes », les enfants des dif- férentes classes à subir cette initiation au vocabulaire et aux demandes/attentes scolaires. Mais la symboli- sation est toujours une épreuve rituelle que l’entou- rage de l’enfant doit savoir valoriser pour que ce der- nier puisse déterminer s’il est de bon usage d’avoir usage du vocabulaire scolaire ou non. Alors, deman- derez-vous, quid de la « réussite paradoxale » d’un écolier ayant subi les foudres d’une culture anti-école ou un choc psychosocial d’une certaine intensité ? De façon générale, c’est-à-dire généralisante, nous avan- cerons ici, à titres d’exemples, des explications plus ou moins consubstantielles – explications qu’il convient toujours de valider sur le terrain.

Pour déterminer sociologiquement certaines des chances de résilience de cet écolier, on proposera

l’influence d’une affection décisive avec une autorité légitime capable d’encourager son effort de socialisa- tion scolaire. Il s’agit de telle rencontre ou proximité avec une autorité symbolique (un copain, un ensei- gnant, un oncle) ou autorité imaginaire (un acteur, un livre, un référent disparu), mais une autorité ca- pable de promettre à l’enfant le bonheur d’une Jéru- salem céleste pour lui, si celui-ci projette d’acquérir des titres scolaires – c’est-à-dire les conditions né- cessaires d’une réussite légitime accordant maints bénéfices sociaux. Nous devrions également nous in- téresser à la position de cet individu dans sa fratrie, pour envisager ses dispositions à connaître le stress ou la responsabilisation de l’aîné, le sentiment de perspective personnelle et familiale. En un mot, le sentiment du projet ou l’« esprit de prospective » dont parle Norbert Élias, essentiel dans les jeux et les activités du dessin et de l’écriture. Il faudrait encore avoir les moyens d’apprécier l’état du rapport mimé- tique de cet enfant à son référent sexuel privilégié. C’est-à-dire connaître les propensions à la reproduc- tion de l’exemple parental ou les potentialités d’une instruction (plus ou moins consciente) facilitant chez l’enfant « la volonté d’avoir de la volonté », pour re- prendre à Nietzsche. Cette facilitation peut alors avoir pour cadre les compétitions sociales et symbo- liques de parents entrepreneurs, sportifs, militants, bénévoles, etc. Bref, un exemple in situ d’ascendant(s) doué(s) de certaines humeurs créa- tives. Nous devrions aussi bien questionner les en- jeux de l’espace familial de cet enfant, pour connaître la place exacte de son référent dans l’économie du groupe à laquelle il appartient : appréciation socio-

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symbolique positive ou négative par la famille (être bien ou mal apprécié et introduit) ? En effet, l’en- fant, par revanche sociale et familiale, peut vouloir reconquérir la condition inférieure ou infériorisée de son référent, c’est-à-dire le « réhabiliter », le repré- senter tant au symbolique (honorer son patronyme) qu’au réel (réussir fièrement mieux que quiconque dans toute la généalogie).

Dans tous les cas, après d’autres, nous répéterons que la réussite paradoxale d’un être social mal traité, sa « résilience », doit être pensée comme un acte d’in- soumission caractéristique à son environnement – à l’instar d’Adam et Ève qui désobéirent à la loi éta- tique d’Adonaï et construirent ainsi leur identité dans l’épreuve de la liberté. La violence nous tord effecti- vement, mais peut tout aussi bien nous construire, comme l’affirme l’homme Nietzsche et son œuvre ; car l’activité vitale et sociale ne supprime pas la contradiction : elle en vit. Par conséquent, l’individu cherche à tout coût à se faire reconnaître, c’est-à-dire à commercer avec la cité, à échanger son identité du je avec celle des autres, parce que la société com- mence là, dans ce premier échange (Simmel) et parce que la reconnaissance mutuelle est à la vie de l’esprit ce que l’argent est à la vie économique. L’individu construit alors son « arbre du bon et du mauvais » par conscience et référence pratiques à ce que son milieu préjuge de bon et de mauvais. Pour résumer avec zèle : dès qu’il y a « vaste symbolisme » (Durkheim), il y a communication de ce symbolisme par recon- naissance réciproque entre l’individu et sa société. Bref, la reconnaissance est la parole de toute société, sa façon la plus parfaite de se faire connaître9.

S

ECUNDO

La soumission à l’autorité, aux institutions, aux dé- terminations, comme l’insoumission renvoie à des causes objectives. Le sociologue veut comprendre les fondements de telles séries. Dans un livre majeur,

Variations : sur l’écriture de soi Weber explique que « tout véritable rapport de domi-

nation comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir »10. Weber pose donc l’intérêt comme principe

d’interaction sociale ; l’interactionniste américain Goffman parle, lui, d’« obéissance dynamique » (1968). Et la psychanalyse d’ajouter que là où règne le désintérêt règne aussi la désérotisation (Marcuse, 1963/Dolto, 1988). Rien donc ne se fait sans les « emballages de sens » que sont nos diverses cultures. Dès lors, nous pouvons mieux comprendre pourquoi il y a résilience par et dans l’écriture. D’abord, contre le silence destructeur (Grinbaum). Et puis, pour ac- quérir une nouvelle estime de soi – se reconstruire verbalement, et par projection objective, puisque par- ler libère, et écrire distancie. Et encore sublimer le re- foulé : c’est-à-dire le trafiquer, au sens premier du terme, le sophistiquer et le négocier11. En faire

quelque chose : quelque chose pour quelqu’un. Car « le seul langage intelligible que nous employons les uns avec les autres, écrit Marx, est le langage des ob- jets dans leurs rapports mutuels »12

. Ou il s’agit, en une formulation à l’espagnole, de se faire reconnaître ses traumatismes – et à l’occasion d’en tirer quelque « intérêt » plutôt que d’en payer les « agios ». Autre- ment dit, de faire de ses tourments et tortures des sentiments objectivés par l’écriture, pour les autres et pour soi, de « traiter (ces sentiments) d’un certain ordre comme des choses (afin) d’observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale. », pour parler comme Durkheim13

: façonner, forger, créer des émotions proportionnées, des esthétiques de la pul- sion et de sa pacification.

Seulement ces faits sociaux plus ou moins artis- tiques, ces phénomènes spécifiques de résistance, méritent d’être analysés selon leur contexte de valori- sation sociale et selon les compétences réelles de leurs auteurs. Expliquons-nous. Il faut rappeler que le mouvement d’objectivation de l’homme et de la na- ture, le dévoilement, dont l’auto-analyse et les manu- factures de la confession font parties, est le précipité d’un bon millénaire de « souci de soi » (Foucault). Rappeler encore que ce souci-là appartient à un vaste processus de différenciation sociale intrinsèquement lié à des cultures nationales favorisant de plus en plus l’expression personnelle. L’autobiographie aristocra- tique plus ou moins fictionnelle (Marguerite de Na- varre, Brantôme, etc.), les confessions du genre de celles de saint Augustin, Montaigne, Rousseau, et la formalisation du roman (Cervantès) sont à la fois les prémices et les fruits perceptibles de cette longue his- toire que nous vivons nous-mêmes les jours d’usinage textuel.

En une gaillarde formule marxo-kantienne, disons que les conditions de production d’un événement ex- pliquent cet événement. Dès lors, savoir quel a été l’environnement d’auteurs « tordus » par cet environ- nement permet de mieux comprendre pourquoi ces auteurs produisent tel ou tel genre d’œuvres – mais cela sans jamais réduire la beauté et l’effectivité ima- ginaire de ces œuvres. Ainsi, connaître les conditions du besoin de résistance n’invalide pas la résistance. Certes, la reconnaissance sociale du refoulé, c’est-à- dire la métamorphose en objets réels de sa souffrance, devient-elle une entreprise de sauvetage pour l’indi- vidu. Il s’y traduit et s’y dé-pense. Seulement,

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l’époque à laquelle cette personne appartient doit pouvoir permettre cette dépense et donc lui recon- naître quelque bienveillance.

La dynamique de l’Occident (Élias, 1975), que l’on peut abusivement résumer en deux points, hausse du refoulement et socio-rationalisation constante, permet alors de comprendre l’intérêt de la collectivité pour la hausse du seuil de sensibilité dans l’histoire :

1- établir des liens socialement distinctifs entre soi.

2- établir progressivement des rapports rationnels – réellement politiques –, et bientôt statistiques entre les différents spécimens de l’humanité ou d’une même catégorie pour y déceler des caractères identiques, des emportements et des tendances semblables.

Bref, gouverner le monde et les hommes : en faire un monde humain, extraire l’inhumain de l’huma- nité.

Pour finir, les écritures sont un produit de cette socio-rationalisation du monde, et les sciences so- ciales, dont la sociologie nouvelle et la psychanalyse réformée font partie, offrent le même profil : elles souhaitent organiser le monde pour l’améliorer, l’ar- raisonner dirait Heidegger, mais sans jamais pré- tendre orgueilleusement à le comprendre et l’englou- tir comme un point14.

DAVIDMORIN-ULMANN Doctorant en sociologie, Nantes

1. NIETZSCHE(F.).

2. DURKHEIM(É.), Les Règles de la méthode sociologique, Flam- marion, 1988, p. 89.

3. Avec Durkheim, il faut « appeler institution toutes croyances et tous modes de conduites institués par la collectivité », op. cit., p. 90.

4. Voilà ce que l’on appelle la distribution historique des quali- tés sociales que chacun préjuge abusivement psychologiques, c’est-à-dire propres à chacun (cf. notre exergue).

5. « Le déterminisme social est ainsi l’inhumain dans l’humain, la continuation dans l’humain des luttes naturelles et des réalités biologiques. C’est l’homme encore non réalisé : la nature dans l’homme. », LEFEBVRE(H.), Le Matérialisme dialectique, Qua- drige, 1940, p. 145.

6. Car la symbolisation expérimente, plus ou moins efficace- ment, la maîtrise de ce qu’elle symbolise.

7. BACHELARD(G.), La Psychanalyse du feu, Gallimard, 1949,

p. 170.

8. Au sens marxien, cf. MARX(K.), Manuscrit de 1844, et LE- FEBVRE(H.), op. cit., chapitre II, et heideggerien, HEIDEGGER

(M.), Qu’est-ce que la technique, TEL, 1956.

9. C’est alors même que l’insoumission à la « loi » peut être socio-historiquement mieux perçue par le groupe auquel on ap- partient. L’insoumission d’un jeune garçon est, par exemple, tou- jours mieux perçue que celle d’une jeune fille.

10. WEBER(M.), Économie et société, tome II, Pocket, 1995, p. 285.

11. D’une certaine manière, la psychanalyse n’est-elle pas le prolongement laïc des ventes et achats extraordinaires du Salut effectués peu avant la réforme luthérienne ? Tout est vénal dans un monde où la satisfaction d’un besoin passe nécessairement par un paiement.

12. MARX(K.), Éléments d’économie politique, « Notes sur James

Mill », in MEGA 2, IV 2, 1975.

13. DURKHEIM(É.), op. cit., 1988, p. 77.

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