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Des vices et des vertus d'un prince

2.1. Analyse de la théorie sur les monarchies : Le Prince

2.1.8. Des vices et des vertus d'un prince

Comme on l'a vu, la guerre est l'aspect le plus important d'un gouvernement princier. Bien que Machiavel affirme que l'art de la guerre est le seul art important pour un monarque, il traite également des vices et des vertus qu'un dirigeant doit posséder pour bien gouverner dans son pays. En d'autres termes, il y a deux grands volets à la politique pour Machiavel : la politique intérieure et la politique extérieure. Ces deux grands volets, qui seront examinés plus en profondeur dans la section finale de ce mémoire, ont chacun leur aspect principal. La guerre est l'aspect le plus important, le seul aspect réellement important en ce qui a trait aux relations d'un État avec ses voisins, aux relations extérieures, mais la personnalité du prince et ses actions quotidiennes sont des choses également très importantes quant aux relations internes. Le prince doit pouvoir empêcher les autres puissances de l'envahir, c'est évident, mais il doit également empêcher ses sujets de se retourner contre lui. Il n'a d'autre choix que de s'assurer de leur obéissance. Toutes les relations du prince sont dirigées par l'état de guerre. Il est, en quelque sorte, en guerre contre ses propres sujets et citoyens. Cette guerre ne se déroule pas avec les armes, ou du moins le moins souvent possible, mais elle est tout de même une lutte pour le pouvoir et la puissance, ainsi que pour le maintien des acquis. Le prince doit utiliser presque les mêmes techniques pour restreindre les ambitions des grands de sa cité qu'il utilise pour empêcher les grandes puissances de le conquérir71.

Pour traiter des comportements qu'un prince doit adopter pour mener cette guerre interne, Machiavel dit qu'il faut laisser de côté les idées préconçues, les idées déjà acquises sur le sujet que ses contemporains ne cessent de réinterpréter. Il ne sert à rien d'évoquer les qualités idéales qu'un prince doit avoir pour gouverner des sujets idéaux. Pour avoir un impact, une efficacité concrète, les conseils de Machiavel s'appliquent à l'homme réel, tel qu'il le perçoit, avec ses qualités et surtout ses défauts. Il laisse donc de côté la moralité pour se concentrer uniquement sur l'efficacité. Pour lui, un prince qui se veut bon et

71 Remerciement à monsieur Louis Lessard, professeur de philosophie au cégep de Ste-Foy, pour cette vision des relations internes de la politique machiavélienne.

charitable en toute occasion ne peut pas se maintenir au pouvoir. L'Homme n'étant pas bon, mais plutôt égoïste et ambitieux, il y a toujours un citoyen, un grand homme, un capitaine d'armée ou un conseiller du prince qui, à la première occasion, tente de s'emparer du pouvoir. La sagesse d'un prince n'est pas de ne posséder que des qualités et de n'avoir aucun défaut, mais bien d'être capable de paraître comme tel, tout en s'assurant de restreindre les ambitions des gens autour de lui. C'est une chose impossible que de n'avoir aucun défaut. Par contre, il est possible de bien les dissimuler, ce que le prince doit savoir faire. L'hypothèse de Machiavel est la suivante :

À un prince, donc, il n'est pas nécessaire d'avoir en fait toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. Et même, j'oserai dire ceci : que si on les a et qu'on les observe toujours, elles sont dommageables; et que si l'on paraît les avoir, elles sont utiles; comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de l'être; mais d'avoir l'esprit édifié de telle façon que s'il faut ne point l'être, tu puisses et saches devenir le contraire. Et il faut comprendre ceci : c'est qu'un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l'État, d'agir contre la foi, contre la charité, contre l'humanité, contre la religion. Aussi faut-il qu'il ait un esprit disposé à tourner selon que les vents de la fortune et les variations des choses le lui commandent, et comme j'ai dit plus haut, ne pas s'écarter du bien, s'il le peut, mais savoir entrer dans le mal, s'il le faut.72

Machiavel dit même que les défauts moraux d'un prince peuvent parfois être de la plus grande utilité, tandis que les qualités apparentes peuvent très bien se retourner contre lui : « tout bien considéré, on trouvera quelque chose qui paraîtra vertu, et s'y conformer serait sa ruine, et telle autre qui paraîtra vice, et s'il s'y conforme en résultent sa sécurité et son bien-être.73 » Le prince ne peut pas se soumettre à la moralité chrétienne et espérer se

maintenir au pouvoir très longtemps. Il doit pouvoir agir en dehors du cadre de la morale généralement admise dans sa société. Ceci étant dit, il ne doit pas non plus paraître immoral aux yeux de son peuple puisque cela ferait en sorte qu'il soit détesté, ce qui mettrait inévitablement son pouvoir en danger.

Le prince doit donc pouvoir manipuler les apparences, il doit être en mesure de camoufler ses intentions réelles. Poser une action moralement blâmable tout en la faisant passer pour une action moralement acceptable est une qualité essentielle à un bon prince, à un prince sage. Le meilleur exemple de cette qualité provient d'un des hommes que

72 Le Prince, chap.18, p.142-143. 73 Ibid., chap. 15, p.132.

Machiavel estimait le plus : César Borgia. Celui-ci, s'étant porté au pouvoir de toute la région de la Romagne, vit qu'elle était dans une situation lamentable. Les brigands faisaient la loi et les gens du peuple ne pouvaient pas vivre en toute sécurité. Pour remédier à la situation, César Borgia, appelé le duc de Valentinois par ses contemporains, plaça un homme très cruel au pouvoir : Remirro d'Orca (Remirro de Orco). Après que ce dernier eut réussi à rétablir l'ordre et la paix en Romagne, le duc le fit juger, condamner et exécuter pour avoir utilisé des méthodes cruelles et excessives74. La stratégie fut

évidemment planifiée à l’avance. César Borgia utilisa Remirro d'Orca à son avantage, mais les gens du peuple ne virent pas la ruse. Tout ce qu'ils virent, c'est que le duc les débarrassa d'un tyran et que la paix fut réinstaurée. Aux yeux de Machiavel, ce genre de manipulation est absolument nécessaire, elle permet au prince de garder une bonne réputation tout en s'occupant des problèmes de façon adéquate, c'est-à-dire avec la force et sans restriction.

De la libéralité

Voyons maintenant plus en détail les principales vertus énumérées par Machiavel, en commençant par la libéralité. Un dirigeant qui cherche à être tenu pour libéral à tout prix court à sa perte, ou du moins à une mauvaise réputation. Même si le trésor de l'État qu'il dirige est très imposant, il n'est jamais possible de le partager sans fin avec ses citoyens. Un prince qui veut être tenu pour libéral par son peuple distribue l'argent de sa cité parmi ses sujets. Toutefois, il ne lui est pas possible d'agir ainsi durant tout son règne. À un moment ou à un autre, les finances de l'État finissent par s'amenuiser, ce qui oblige le prince à arrêter les grandes dépenses, et parfois même à appliquer des mesures impopulaires comme la hausse des impôts. Un prince libéral n'est vu comme tel que s'il continue sans cesse à distribuer le trésor de l'État. Aussitôt qu'il ne peut plus le faire et qu'il se voit dans l'obligation de regarnir le trésor, son peuple se retourne contre lui et le voit comme un radin, un avare75. Déjà, dans ses premiers écrits politiques et plus précisément

dans le ''Rapport sur les choses d'Allemagne fait ce jour, 17 juin 1508'', un court texte

74 Ibid., chap. 7, p.94-95. 75 Ibid., chap. 16, p.133.

rédigé par Machiavel à l'intention du gouvernement de Florence suite à sa mission d'ambassade en Allemagne, Machiavel met en garde contre la libéralité d'un gouvernant : « Car, étant libres et riches, ses sujets ne sont motivés ni par le besoin ni par aucun sentiment, mais le (l'empereur d'Allemagne) servent à cause des ordres de leurs communes et des soldes qu'ils reçoivent. De sorte que, si au bout de trente jours l'argent ne leur parvient pas, ils s'en vont aussitôt; et rien ne peut les arrêter, ni prière, ni espoir, ni menace, s'ils n'ont pas l'argent.76 » En étant très libéral, le prince crée des attentes chez ses citoyens.

Au moindre revirement de situation, ceux-ci se retournent contre le pouvoir pour n'avoir pas pu continuer à distribuer ses richesses.

Ainsi, pour éviter ce genre de situation peu avantageuse, le prince ne doit pas être importuné par son manque de libéralité : « il y a plus de sagesse à s'en tenir au nom de ladre [avare], qui engendre un mauvais renom sans haine, que, pour vouloir le nom de libéral, être obligé d'encourir le nom de rapace, qui engendre un mauvais renom avec haine.77 » Le prince doit toujours évaluer les implications des gestes qu'il pose. Dans le cas

de la libéralité, la sagesse lui dicte de ne pas chercher à être vu comme tel, puisqu'il est impossible d'être très généreux sur une longue période de temps. Comme Machiavel l'indique, il y a plus de danger à perdre le nom de libéral qu'à ne pas l'avoir du tout.

De la cruauté et de la pitié

Un des aspects de sa personnalité dont le prince doit le plus se soucier est sa cruauté et, par opposition, sa pitié. Les excès de l'un et de l'autre sont nuisibles, puisque tous deux amènent une mauvaise réputation au prince. Lorsqu'il est trop charitable, il hésite à faire appliquer des conséquences sévères à des crimes inacceptables et, ce faisant, laisse le chaos s'installer dans son pays. De ce fait, sa pitié pour les criminels, par exemple, fait en sorte qu'une cruauté constante s'installe au sein de ses États. Le peuple, aux prises avec une criminalité intolérable, en veut au prince pour n'être pas capable de restaurer la paix dans la

76 Rapport sur les choses d'Allemagne fait ce jour, 17 juin 1508, p.61. 77 Le Prince, chap. 16, p.135.

société. À l'inverse, un prince trop cruel effraie son peuple et se fait haïr de ses sujets et citoyens. Machiavel croit toutefois que le prince ne doit pas chercher par tous les moyens à éviter le renom de cruel, tout comme il ne doit pas chercher le renom de libéral à n'importe quel prix. Comme il le dit : « avec très peu d'exemples il sera plus pitoyable [Bec traduit plutôt par ''miséricordieux''] que ceux qui, par excès de pitié, laissent se poursuivre les désordres, d'où naissent meurtres et rapines; car ceux-ci d'ordinaire nuisent à une collectivité entière, et les exécutions qui viennent du prince nuisent à un particulier.78» Un

prince qui utilise la cruauté avec modération fait moins de dommage à son peuple ainsi qu'à sa réputation.

L'idéal, selon Machiavel, est, pour un prince, d'être capable de se faire aimer de son peuple tout en étant craint de celui-ci. Par contre, cela étant difficile à accomplir, il vaut mieux être craint qu'être aimé si les deux ne sont pas atteignables en même temps. Cela vient de la nature humaine. Machiavel voit l'Homme comme un être méchant, sans scrupules, ambitieux, profiteur et déloyal : « Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci : qu'ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain; et tant que tu leur fais du bien, ils sont tout à toi, t'offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme j'ai dit plus haut, quand le besoin est lointain; mais quand il s'approche de toi, ils se dérobent.79 » De ce fait, si le prince n'est pas

craint de son peuple, les citoyens ne le soutiennent pas lorsqu'il a réellement besoin d'eux, tandis que s'il est craint, la peur pousse le peuple à le suivre et à lui obéir. Il y a toutefois une différence à établir entre être craint et être détesté, haï. Une cruauté modérée fait en sorte que le prince soit craint de son peuple, mais tant qu'il ne touche pas inutilement aux possessions de ses sujets et, surtout, à leurs femmes, le peuple ne le déteste pas80.

Également, les châtiments qu'il impose à des particuliers doivent être justifiés. Il ne doit pas être cruel envers un individu pour des raisons personnelles.

78 Ibid., chap. 17, p.137. 79 Ibid., chap. 17, p.138. 80 Ibid., chap. 17, p.138.

Il y a un autre motif qui pousse Machiavel à affirmer qu'un prince ne doit pas être aimé de son peuple sans en être craint, et cette raison est militaire. Un dirigeant qui n'est pas craint ne peut pas être respecté par son armée. C'est la cruauté du prince qui tient les soldats en rang, qui les oblige à suivre les ordres. Encore une fois, cela vient de la nature profonde de l'homme, qui n'obéit que dans la crainte et jamais par bonne volonté. Les soldats doivent redouter les châtiments, sans quoi il y en a toujours certains qui vont à l'encontre des ordres. Si les soldats n'ont rien à craindre, ils désobéissent dès que les dangers se font plus présents, ce qui est inacceptable.

De la parole donnée

Machiavel parle également de la fidélité des princes à leur parole. Comme pour l'ensemble des vertus du prince, il lui est plus important de paraître fidèle à sa parole que de l'être réellement. La ruse est plus utile au prince que la droiture et la fidélité. Tout en étant capable de convaincre les autres que sa parole est sûre, le monarque doit être capable de ne pas la tenir si les conséquences de sa fidélité lui sont néfastes. De toute façon, les hommes ne sont pas fidèles à leur parole et trahissent le prince si cela leur est profitable, alors il n'y a aucune raison pour que celui-ci ne fasse pas la même chose. Toutefois, le prince doit faire bien attention lorsqu'il utilise la ruse et le mensonge, puisque si cela est découvert, les gens deviennent méfiants à son endroit. Machiavel dit que les raisons qui peuvent pousser un homme à trahir sa parole sont toujours nombreuses. Il y a toujours des façons de sembler vouloir tenir sa parole tout en faisant en sorte qu'il soit impossible de le faire. Encore une fois, les apparences sont cruciales. Si le prince semble être de bonne foi tout en étant poussé à trahir sa parole pour des raisons qui sont hors de son contrôle, personne ne peut lui en tenir rigueur. Sa réputation n'est pas entachée. Comme on peut le voir, la ruse doit faire partie de l'arsenal du prince, puisque c'est de cette façon qu'il peut manipuler les perceptions à son égard.