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3.2. Les idées centrales chez Machiavel

3.2.3. Des moyens du gouvernement

Machiavel demande aux dirigeants de prendre en main le destin des citoyens de leurs États. Pour ce faire, ils doivent regarder leur situation de la même manière que Machiavel analyse la politique : rationnellement. Ils doivent comprendre qu'ils dirigent des êtres humains imparfaits, réels et non théoriques. Il ne sert à rien de considérer l'humain tel qu'on voudrait le voir, tel qu'on souhaiterait qu'il soit. Les dirigeants doivent être conscients que les humains sont égoïstes, ambitieux et profiteurs s'ils veulent pouvoir efficacement assurer leur pérennité et la pérennité du régime, tout en améliorant l'état des choses dans leurs communautés. Il y a deux moyens principaux disponibles à un gouvernement : la force et la ruse. La force est nécessaire tant pour conquérir un État que pour en assurer le maintien et la défense. La ruse est utile pour les mêmes raisons, bien qu'elle ne s'applique pas dans les mêmes circonstances. De plus, à travers ces deux moyens, les dirigeants doivent se servir de la religion pour solidifier l'unité de leur nation.

De la force

La force est nécessaire pour Machiavel afin d'imposer la peur et le respect. Dans les relations intérieures, c'est-à-dire tout ce qui concerne la vie à l'intérieur d'un État, les dirigeants doivent s'assurer que les citoyens respectent les lois établies, qu'ils ne se révoltent pas ni ne conspirent contre le régime et qu'ils ne se corrompent pas. Évidemment, l'amour que les citoyens ont pour les dirigeants, pour le régime et pour leur cité est utile en ce sens, il peut permettre de les tenir calmes et loyaux. Toutefois, la crainte et le respect sont encore plus efficaces pour empêcher le désordre dans une société. Machiavel mentionne qu'il ne faut pas que les dirigeants soient détestés. Il y a une grande différence entre la crainte, le respect et la haine. Quand les dirigeants établissent des lois justes et qu'ils les font observer avec autorité, châtiant comme il se doit ceux qui les enfreignent, ils imposent le respect. Les citoyens craignent de désobéir de peur de subir le même traitement que ceux qui ont déjà désobéi et qui en ont payé le prix. Par contre, quand les membres d'un gouvernement maltraitent injustement leurs citoyens, qu'ils imposent des

conséquences exagérées pour des crimes mineurs ou qu'ils accordent des traitements de faveur à certains, alors ils se font haïr. Les citoyens ne craignent plus de désobéir puisque ce n'est pas la désobéissance qui mène aux châtiments, mais plutôt un choix arbitraire des dirigeants. Dans ce cas, la force est mal utilisée et elle est nuisible.

La force est également requise dans les relations extérieures, soit les relations entre les différents États. Avant les guerres d'Italie, les humanistes avaient tendance à voir la force comme un aspect parmi d'autres des relations entre les États, un aspect d'importance pratiquement égale à la loi et la diplomatie169. À la vue de la faiblesse des différents États

italiens face aux armées françaises, les Italiens changent leur vision de la force. « L'impuissance italienne face à l'invasion étrangère de 1494 avait démontré de façon spectaculaire le rôle décisif de la force en matière politique.170 » Machiavel en vient au

même constat, ce qui lui fait dire qu'un État doit imposer la peur et le respect non seulement à ses propres citoyens, mais également aux autres États. Les alliances sont temporaires, elles ne peuvent pas assurer la paix et la sécurité d'un État à long terme. Ce n'est que la puissance d'une armée qui peut permettre d'assurer la défense d'un État. Si une république ou une monarchie n'a pas d'armée qui lui soit propre, qu'elle doit s'en remettre à des mercenaires, elle ne fait pas peur à ses voisins. Puisque la seule vraie défense est la peur qu'impose une possible attaque, si un État n'attaque pas ses voisins ou ne leur fait pas craindre une attaque, ceux-ci l'attaqueront éventuellement afin d'agrandir leurs territoires. À l'inverse, si un État possède une armée puissante, l'idée de s'attaquer à une telle force ne vient pas aux voisins. Au contraire, ils veulent plutôt s'assurer de demeurer en bons termes avec l'État en question afin d'éviter de se faire attaquer.

De la ruse

La ruse est l'une des notions qui fait la renommée de Machiavel. Le principe selon lequel tous les moyens sont bons pour parvenir à ses objectifs, même s'il faut mentir,

169 Gilbert, Felix, Machiavel et Guichardin – Politique et histoire à Florence au XVIe siècle, p.111.

tromper, arnaquer ou trahir est une des idées machiavéliennes qui marque le plus l'imaginaire. Machiavel ne réfléchit pas à la portée morale de ses idées. Sa réflexion ne dépasse jamais le cadre de la politique. Selon lui, la moralité n'a pas sa place en politique, elle ne fait qu'affaiblir les dirigeants en les empêchant d'assurer avec toute l'efficacité possible la pérennité du régime et le bien-être global de la société politique. La ruse n'est pas bonne ou mauvaise, elle est simplement nécessaire. Il ne sert à rien de la juger moralement, un dirigeant ne peut pas s'en passer. On ne peut pas condamner quelqu'un qui agit par nécessité.

« Les hommes sages se vantent toujours de leurs actions, même si la nécessité les a contraints à les accomplir.171 » Cette courte phrase démontre parfaitement la pensée

machiavélienne sur la tactique politique, sur la ruse. Un mensonge utile à la réputation d'un individu ou d'un État est souhaitable, tandis qu'une vérité qui nuit à cette même réputation doit être tue. La ruse est une nécessité; un dirigeant ne peut pas agir ouvertement à tout moment. S'il veut que son État perdure et accomplisse de grandes choses, il se voit parfois obligé de choisir entre la tromperie et l'échec. D'ailleurs, lorsqu'un particulier souhaite s'élever d'une condition basse à la tête d'un empire, ou lorsqu'un dirigeant souhaite donner à un État médiocre une plus grande importance, la simple force ne peut pas suffire, il faut également employer la ruse. Dans un État nouveau ou dans un État ancien ayant un nouveau régime, les dirigeants se voient obligés d'être rusés puisqu'il y a beaucoup de gens prêts à tout pour rétablir l'ancien régime, ou pour prendre le pouvoir tout simplement. À défaut d'être assez puissant pour écraser les soulèvements et les menaces, il faut les déjouer d'une autre manière. « Ce que les princes sont contraints de faire à leurs débuts, les républiques sont également obligées de le faire, jusqu'à ce qu'elles soient devenues puissantes et que la force seule leur suffise.172 » Machiavel ne suggère pas aux princes et

aux membres du gouvernement des républiques d'ouvertement mentir et tromper le peuple. Il faut user de ces méthodes par nécessité et non par facilité. D'ailleurs, lorsque les dirigeants mentent ou trompent, ils doivent s'efforcer de le faire subtilement. « La ruse la

171 Discours sur la première décade de Tite-Live, livre 1, chap. 51, p.274. 172 Ibid., livre 2, chap. 13, p.321.

mieux cachée est la moins condamnable173 ». L'idéal est d'éviter que le stratagème soit

découvert, ce qui permet d'atteindre les buts fixés sans en subir de conséquence.

De la religion

Machiavel est loin d'être un fervent catholique. Dans plusieurs de ses écrits, il critique ouvertement l'attitude des membres du clergé de son époque et il va même jusqu'à critiquer le catholicisme en tant que tel174. Il faut dire qu'à cette époque, il y a de grands

abus chez les religieux, qui vivent parfois des vies luxueuses et dépravées sans même s'en cacher175. Les critiques de Machiavel ne s'adressent toutefois pas aux valeurs religieuses, à

la morale chrétienne. Comme pour le reste des aspects sociaux, Machiavel n'envisage la religion que dans sa relation avec le politique. La religion n'est donc qu'un autre moyen pour le gouvernement de diriger les citoyens en canalisant leur peur du divin au profit de l'État. « La religion est un frein pour la corruption ainsi qu'un élément de cohésion entre les citoyens ou sujets pratiquant un seul et même culte.176 » Or, le christianisme n'est pas une

religion utile à l'État, selon Machiavel, car il est international, il est corrompu et il est mystique. Le christianisme enseigne le renoncement à la vie sur terre au profit d'une future vie éternelle au paradis. Le renoncement est absolument contraire aux idées préconisées par Machiavel. De plus, cette religion ne sert pas à renforcer le sentiment d'appartenance de ses membres puisqu'elle est pratiquée par plusieurs nations, dont certaines sont ennemies.

Les dirigeants d'un État ont besoin de l'autorité divine pour assurer la pérennité du régime politique en place. L'autorité d'un seul homme ou d'un groupe de citoyens n'est pas intemporelle, elle s'éteint avec la mort des humains. Par contre, l'autorité divine, si elle est bien entretenue et gardée à l'écart de la corruption, perdure indéfiniment. Elle est

173 Ibid., livre 2, chap. 13, p.321.

174 Sur la division que crée le catholicisme, voir les Discours sur la première décade de Tite-Live, livre 1, chap. 12 et L'Histoire de Florence, livre 1, chap. 15. Sur la soumission de l'être humain, son abandon de la vie terrestre, voir les Discours sur la première décade de Tite-Live, livre 2, chap. 2.

175 En tête de liste, le pape Alexandre VI et ses maîtresses qui lui donnèrent plusieurs enfants. 176 Bec, Christian, Machiavel, p.111.

également plus puissante que l'autorité humaine, les citoyens craignant davantage les dieux que les hommes. Machiavel le démontre à l'aide d'un exemple romain au chapitre onze du deuxième livre des Discours. Des citoyens romains, désirant fuir vers la Sicile après la victoire carthaginoise des troupes du général Hannibal sur l'armée romaine lors de la désormais célèbre bataille de Cannes, se firent convaincre de rester à Rome non pas par amour pour la patrie ou par crainte des lois humaines, mais bien par crainte des conséquences divines177.

Pour imposer des lois bonnes, les législateurs ont tout intérêt à faire croire au peuple que ces lois leur sont dictées par une divinité. S'ils sont portés à refuser les lois qui sont érigées par les hommes, car l'utilité d'une loi n'est pas nécessairement évidente lors de son ébauche, les hommes sont beaucoup plus réticents à refuser les lois qui sont érigées par les dieux, de peur de les mettre en colère et d'en subir de graves conséquences. Le principe est le même avec le passage du temps. Après plusieurs générations, les lois humaines sont perçues comme désuètes et sont délaissées ou enfreintes. Les lois divines, tout comme les dieux qui les ont suggérées, ne perdent pas leur pertinence même après de nombreuses années.

3.2.4.Des apparences

Nous avons mentionné à de nombreuses reprises que pour Machiavel, les apparences sont d'une importance capitale, elles font partie des faits, de la vérité du monde. Nous avons vu que cela était le cas pour les moyens du gouvernement, plus précisément lorsqu'il s'agit d'être rusé pour arriver à ses fins. Cela s'applique également aux qualités des dirigeants. En fait, c'est dans cet aspect de la direction d'un État que les apparences prennent le plus d'importance. Il n'y a pas de qualités précises qui assurent le succès d'un dirigeant. Les qualités requises à un bon gouvernement changent selon le temps et les circonstances, c'est donc dire qu'elles changent selon la fortune. « L'action de l'homme reste liée aux circonstances particulières et changeantes de la situation où il se trouve à un

moment donné. Il était peu pertinent de considérer les qualités humaines isolément et dans l'abstrait; l'interaction de l'homme et de son environnement était le point sensible où se révélaient les potentialités de l'homme pour l'action politique.178 » Les dirigeants ne

peuvent pas posséder toutes les qualités potentiellement nécessaires dans toutes les situations possibles, mais ils doivent néanmoins paraître les posséder. Dans certains cas, ils doivent faire semblant d'agir par bonté ou par piété alors qu'ils agissent par intérêt ou par nécessité. Dans d'autres cas, ils se voient obligés d'être intransigeants pour satisfaire les pulsions du peuple. Peu importe le caractère réel des dirigeants, celui-ci ne doit pas transparaître, du moins pas au mauvais moment. Les dirigeants doivent toujours adapter leur personnalité à la nécessité du moment.

Pour Machiavel, chaque situation rencontrée par un État ou ses dirigeants est unique. Certes, certaines situations montrent des similitudes, mais elles ne sont jamais identiques. Les dirigeants doivent être capables de bien analyser la situation qui se présente à eux afin d'en relever les singularités et de réagir de la façon appropriée. Plus un dirigeant est vertueux, ou ''virtùeux'', plus les décisions qu'il prend lui permettent de bien s'adapter à ce que la fortune lui présente. L'enjeu revient encore au combat entre la virtù et la fortune, ainsi qu'à la décision et à l'action. La virtù permet de prendre la bonne décision et d'être en mesure de l'appliquer correctement, c'est-à-dire de pouvoir arborer le masque nécessaire, montrer la qualité nécessaire au bon moment. Les dirigeants doivent justement posséder tous les masques existants et être capables de les interchanger sans se faire démasquer.

3.2.5.L'intérieur

Les moyens du gouvernement et les qualités des dirigeants s'appliquent aux deux grands volets de la politique, les relations intérieures et les relations extérieures. Les relations intérieures sont celles qui prennent place au sein même d'un État ou d'une cité. Elles concernent les interactions entre les dirigeants et le peuple ainsi qu'entre les groupes de citoyens. Les relations intérieures définissent également le rôle politique du peuple, son

accès aux postes décisionnels. D'ailleurs, la différence principale entre les monarchies et les républiques, dans l’œuvre de Machiavel, se trouve au niveau des relations intérieures. Il s'agit du rôle du citoyen au sein de l'État, de son rôle politique. Dans Le Prince, donc pour ce qui touche aux monarchies, le citoyen n'a pas un grand rôle politique. Sa fonction principale est d'adhérer au régime, de soutenir le dirigeant et de lui apporter son appui au meilleur de ses capacités, souvent en répondant aux demandes du prince. Cela peut passer par une contribution accrue au trésor national, lorsque les fonds sont insuffisants pour répondre aux besoins, ou encore par un enrôlement dans l'armée du pays. Il peut également dénoncer des conspirations s'il en a la possibilité. Certains citoyens se voient offrir des postes de conseillers, mais en général, les citoyens ne participent pas à la décision politique. Dans les Discours et donc dans la théorie machiavélienne sur les républiques, le citoyen a un rôle prédominant. En plus de devoir remplir le même rôle que les sujets des principautés, il détient également, avec ses concitoyens, le pouvoir politique, il est responsable de la prise de décisions. En quelque sorte, le citoyen d'une république joue à la fois le rôle du prince et du sujet.

Des dirigeants

La relation entre le peuple et les dirigeants est un sujet qui préoccupe grandement Machiavel. Tant dans Le Prince que dans les Discours, il s'attarde à décrire ce type de relation. Il se questionne à savoir si les dirigeants doivent être craints ou être aimés du peuple, ainsi que sur les moyens à prendre pour arriver à établir la relation envisagée. Les conclusions qu'il tire par rapport aux relations internes dans une monarchie sont très semblables à celles auxquelles il en vient concernant les républiques. Dans tous les cas, l'idéal, pour un dirigeant, est de rechercher à être à la fois craint et apprécié par le peuple. Un dirigeant qui n'est qu'aimé ne se fait pas assez respecter pour repousser les ambitieux. Les citoyens et les sujets désirant s'emparer du pouvoir n'hésitent pas devant la générosité, la bonté ou la grandeur d'âme du détenteur du pouvoir. Au contraire, un excès de pitié et de gentillesse est perçu comme une faiblesse facilement exploitable. Un dirigeant qui n'est que craint peut se maintenir plus longtemps, mais il manque parfois de soutien de la part du

peuple. S'il n'est pas du tout apprécié, il peut éventuellement susciter la haine chez son peuple, ce qui est tout à fait à éviter. La haine est causée par plusieurs types d'actions. Principalement, la cruauté est particulièrement efficace pour engendrer la haine des citoyens, surtout si elle se répète fréquemment. Les sujets d'une monarchie veulent se libérer de l'oppression du tyran, tandis que les citoyens d'une république, se voyant pratiquement sur un pied d'égalité avec le dirigeant, n'acceptent pas la cruauté et se rebellent. Comme on le disait, l'idéal est d'être apprécié et craint à la fois, ce qui s'obtient en évitant les excès, tant de bonté que de cruauté. Pour ne pas paraître excessif lorsqu'il est nécessaire de l'être, le dirigeant doit faire preuve de subtilité. On se rappellera l'exemple de César Borgia qui, pour nettoyer son nouvel État, décida de désigner un gouvernant qui n'eut d'autre choix que de se forger une réputation de tyran, pour ensuite lui retirer le pouvoir et le reprendre triomphalement. Les excès sont également à proscrire lorsque vient le temps de punir ou de récompenser un sujet ou un citoyen. Dans les punitions, la cruauté n'est pas meilleure que dans les autres aspects de la vie publique. Il faut toutefois éviter de faire preuve de trop de compassion afin de ne pas encourager la criminalité. Le dirigeant doit donner l'image d'une personne juste, qui punit par obligation et non par plaisir, mais qui ne laisse pas passer une infraction. Les récompenses doivent envoyer le même message au public. Les citoyens doivent être encouragés à accomplir des actions aidant la société à s'épanouir, mais les récompenses ne doivent pas créer des attentes chez ceux qui les reçoivent. Elles ne doivent pas faire en sorte qu'un citoyen se croit au-dessus des autres et se pense assez important pour mériter une puissance néfaste pour la liberté générale.

Du peuple

Comme nous l'avons vu dans la section sur les républiques, Machiavel ne croit pas que tous les troubles entre les citoyens sont nuisibles à une république. En fait, ils contribuent à la création de lois utiles à la liberté et au partage équitable du pouvoir. Il en va de même dans une monarchie. Le prince a tout intérêt à ne perdre le respect d'aucune des deux grandes classes sociales, le peuple et les grands, les riches. Les querelles entre ces classes de sujets lui montrent s'il y a une domination de l'une sur l'autre, ce qui lui permet

d'y remédier rapidement. Dans l'Histoire de Florence, Machiavel pointe la différence entre une bonne et une mauvaise querelle, entre une dissension et une faction179. Les dissensions

sont du domaine public, comme les querelles entre les classes sociales pour le pouvoir et la