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Des monarchies nouvelles/ Des princes nouveaux

2.1. Analyse de la théorie sur les monarchies : Le Prince

2.1.3. Des monarchies nouvelles/ Des princes nouveaux

Dans la classification des monarchies de Machiavel, il y a les monarchies héréditaires, les monarchies mixtes, c'est-à-dire les nouveaux territoires s'ajoutant à ceux déjà possédés par un prince, et aussi les monarchies totalement nouvelles. Ces dernières sont des États qui passent aux mains d'un prince nouveau, d'un prince qui avait auparavant le statut d'homme privé, de citoyen. Plusieurs possibilités s'offrent à un homme privé souhaitant s'élever au statut de prince. Certaines possibilités sont plus efficaces que d'autres, soit au niveau de la prise du pouvoir, soit pour ce qui est du maintien au pouvoir. En fait, il y a des méthodes faciles et des méthodes difficiles pour prendre le pouvoir et, puisque chez Machiavel, la facilité d'acquisition n'est jamais un gage de succès pour le maintien au pouvoir, les méthodes faciles comportent de grands dangers tandis que les méthodes ardues permettent au prince de demeurer plus aisément au pouvoir.

Il y a trois grandes catégories de moyens d'acquisition d'une cité. Ces moyens peuvent être mis en relation avec une des idées principales de Machiavel, c'est-à-dire la relation entre la virtù et la fortune, dont nous reparlerons plus en profondeur éventuellement. Mentionnons simplement que la virtù symbolise l'ensemble des qualités,

des forces et des talents d'une personne ou même d'une société. La fortune, quant à elle, représente le déroulement naturel des choses. La fortune n'est pas synonyme de chance ou de hasard. Chez Machiavel comme chez ses contemporains, la fortune possède pratiquement sa propre volonté et elle peut être partiellement contrôlée grâce à la virtù. Le premier moyen d'acquisition d'une cité est celui qui passe par autrui ou par la bonne fortune de l'acquéreur. Cette catégorie regroupe toutes les acquisitions qui sont rendues possibles grâce au pouvoir ou à la gentillesse de quelqu'un d'autre, ainsi que tout ce qui a rapport à la chance de l'acquéreur. Ensuite, il est aussi possible de passer du statut d'homme privé à celui de prince grâce aux talents, aux habiletés, à la force et à la ruse de l'homme en question. Finalement, il y a les moyens qui ne sont ni purement de la chance, ni purement du talent. Cette dernière catégorie inclut les princes portés au pouvoir par la faveur des citoyens de l'État en question ainsi que les princes qui, par cruauté et autres gestes disgracieux, se faufilent jusqu'au sommet de la hiérarchie.

Celui qui veut utiliser ses talents pour s'élever à la tête d'un État s'engage dans une entreprise périlleuse. Il faut d'abord spécifier qu'il ne pourra jamais y arriver sans une certaine dose de fortune, qui se présente sous la forme d'une occasion. En effet, bien qu'un homme soit très vertueux et possède toutes les capacités nécessaires pour bien gouverner un État, il doit se porter acquéreur d'une cité au bon moment. Ses talents lui permettent alors de saisir l'occasion lorsque celle-ci se présente, mais ce n'est tout de même pas une chose facile que d'acquérir un État lorsque l'on n'est pas déjà un prince, même avec tous les talents nécessaires. Dans la majorité des cas, un homme privé qui désire acquérir un État le fait dans un État qui n'est pas déjà dirigé par un prince. Dans ce cas, il faut imposer de nouvelles institutions qui permettent à un prince de gouverner, ce qui ne vient jamais sans un grand danger. Celui qui tente de changer les institutions d'un État se fait beaucoup d'ennemis sans toutefois gagner d'alliés. En effet, tous ceux à qui les institutions étaient profitables s'opposent farouchement à tout changement. À l'opposé, ceux à qui les institutions n'étaient pas profitables n'apportent pas nécessairement de soutien au changement, soit par peur, soit par lâcheté. Machiavel croit qu'il est très difficile de changer les institutions d'un État, car la nature des hommes les pousse à s'opposer au

changement s'ils n'ont pas l'assurance que celui-ci apportera des gains. Un homme privé voulant acquérir un État doit donc pouvoir se fier à ses propres armes pour obliger le peuple à accepter les changements qu'il veut effectuer. S'il ne possède pas d'armée ou s'il doit emprunter celle de quelqu'un d'autre, il est voué à l'échec. Il doit contraindre le peuple sur une longue période de temps avant que celui-ci ne reconnaisse et n'accepte les changements et améliorations. Il y a de multiples difficultés à acquérir le pouvoir par ses talents et ses propres armes. Lorsque l'entreprise est réussie, le nouveau prince est bien installé et il a beaucoup de facilité à s'y maintenir. Les dangers sont présents pendant le long processus d'acquisition, mais s'amenuisent avec le temps, si bien qu'un homme qui réussit à prendre le pouvoir de cette façon est presque assuré de conserver ses États.

À l'opposé, une personne qui est portée au pouvoir grâce à sa fortune ou à la fortune et aux armes des autres n'a pas beaucoup de difficulté à le faire. Elle a toutefois plus de difficulté à s'y maintenir. Cette personne doit démontrer de grands talents et beaucoup d'intelligence pour ne pas perdre l'État qu'elle a acquis. Si elle n'a pas les capacités d'un bon dirigeant, l'occasion qui s'est présentée à elle est inutile, car la personne en question perdra le pouvoir. Pour démontrer comment un individu normal, en quelque sorte, un citoyen régulier doit s'y prendre pour conserver un pouvoir qu'il acquiert par fortune, Machiavel donne l'exemple de César Borgia qui fut porté au pouvoir grâce à son père, le pape Alexandre VI. César Borgia réussit à se maintenir au pouvoir en effectuant une série d'actions difficiles, mais nécessaires. Celui qui veut se maintenir au pouvoir d'un État qu'il a acquis par les armes d'un autre ou par sa bonne fortune doit, comme César Borgia, réussir à :

s'assurer de ses ennemis, se gagner des amis, vaincre ou par force ou par ruse, se faire aimer et craindre du peuple, suivre et respecter des soldats, supprimer ceux qui vous peuvent ou doivent nuire, rénover par de nouveaux usages les institutions anciennes, être sévère et bienveillant, magnanime et libéral, détruire une milice infidèle, en créer une nouvelle, entretenir l'amitié des rois et des princes de sorte qu'ils aient ou plaisir à vous être utiles ou inquiétude à vous nuire [...]59.

Aux yeux de Machiavel, César Borgia est un gouvernant tout à fait excellent, et ce n'est qu'à cause d'un mauvais coup du destin qu'il fut privé du pouvoir60. Un citoyen qui devient

59 Ibid., chap 7, p.97. 60 Ibid., chap.7, p.92.

prince par un autre moyen que par ses armes doit donc suivre son exemple. Faute d'avoir pu instaurer les fondations requises à son maintien au pouvoir avant d'avoir acquis ce même pouvoir, César Borgia instaura ces fondations très efficacement après avoir pris possession de ses États. S'il n'avait pas réussi à le faire grâce à sa sagesse et à ses talents, il n'aurait pas pu garder le pouvoir comme il l'a fait.

La dernière catégorie de moyens d'accéder à la principauté est en quelque sorte un mélange entre les deux premières catégories, c'est-à-dire qu'elle inclut des moyens qui ne passent ni uniquement par les talents, ni uniquement par la chance de l'acquéreur. Dans cette catégorie, il y a deux moyens principaux, un étant plus près de la fortune, l'autre du talent. Le moyen qui s'apparente davantage à la fortune est ce que Machiavel nomme la monarchie civile. Il s'agit d'une république qui, suite à un conflit grandissant entre les grands et le peuple, porte un des citoyens de la cité au pouvoir. Le nouveau prince n'obtient pas son statut grâce à ses capacités à gouverner, quoiqu'il possède nécessairement quelques qualités, puisqu'il est choisi parmi tous les citoyens de la cité. Le prince d'une monarchie civile peut provenir de la classe supérieure de la société et être mis au pouvoir par les grands, mais il peut également provenir du peuple et être choisi par celui-ci. Dans les deux cas, la classe sociale en question décide de faire prince un des siens lorsque le pouvoir de l'autre classe devient trop grand.

Il n'est pas vraiment difficile d'acquérir le pouvoir dans ce genre de situation. Dans ce cas, il est nécessairement plus compliqué de s'y maintenir, spécialement lorsque c'est grâce aux grands que le citoyen obtient le pouvoir. En effet, les grands sont plus réticents à reconnaître la supériorité du nouveau gouvernant et se voient comme les égaux du prince. Ce dernier a alors beaucoup de difficulté à se faire respecter par la classe dominante de la société. Au contraire, si le nouveau prince provient du peuple, il peut plus facilement gouverner sans que les citoyens de son ancienne classe sociale ne s'en offusquent. Toutefois, peu importe de quelle classe sociale provient le prince, il doit s'assurer d'avoir une bonne réputation auprès des gens du peuple. Ceux-ci étant en beaucoup plus grand nombre, leur appui est plus crucial. De plus, le peuple ne change pas, mais les grands

peuvent changer. Le prince a toujours la possibilité d'élever un citoyen en lui donnant des possessions et des richesses, il peut donc pratiquement choisir les grands de sa société, ce qu'il ne peut pas faire avec le peuple. Machiavel affirme toutefois que le prince ne doit pas perdre de vue le fait que les grands peuvent lui être beaucoup plus nuisibles que le peuple. Il ne doit pas négliger cette classe sociale, sans quoi il s'expose à de grands dangers.

Finalement, Machiavel mentionne également les princes qui s'élèvent à cette position suite à de viles actions. Pour exposer ces moyens, il a recours à deux exemples précis. Le premier exemple est celui d'Agathocle de Sicile qui, après être monté en grade dans l'armée de Syracuse, rassembla tous les citoyens les plus riches ainsi que les dirigeants de cette république, les fit assassiner et se proclama prince. Agathocle réussit par la suite à se maintenir au pouvoir plutôt facilement. L'autre exemple est celui de Liverotto de Fermo. Ce dernier, tout comme Agathocle, réussit à acquérir une position enviable au sein de l'armée de sa patrie pour finalement faire exécuter, lui aussi, les grands hommes de sa cité afin de pouvoir s'attribuer le statut de prince de Fermo61. Ces deux exemples

démontrent que, contrairement aux princes d'une monarchie civile, les princes ayant utilisé la cruauté pour obtenir leur statut sont généralement plus talentueux que fortunés. En effet, c'est grâce à leurs prouesses physiques et intellectuelles que ces hommes peuvent gravir les échelons de l'armée et ensuite s'offrir la possibilité de commettre leurs crimes. Pourtant, Machiavel ne se résigne pas à dire qu'ils sont talentueux, car l'inhumanité de leurs actions leur empêche d'obtenir quelque mérite que ce soit. Il affirme même que ces princes, bien qu'ils puissent demeurer longtemps à la tête de leurs États, ne peuvent jamais obtenir la gloire au même titre qu'un prince réellement talentueux62.