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Les mœurs, les vices et les vertus

2.2. Analyse de la théorie sur les républiques : Discours sur la première décade de Tite-

2.2.6. Les mœurs, les vices et les vertus

Les qualités requises pour les dirigeants d'une république sont sensiblement les mêmes que celles requises pour un prince. Comme nous le mentionnions dans la section traitant des qualités nécessaires pour bien diriger une monarchie, il est impossible pour un dirigeant de posséder toutes les vertus imaginables, mais il doit tout de même pouvoir faire semblant de les posséder. La différence principale entre les monarchies et les républiques est que les dirigeants d'une république sont nombreux et qu'ils peuvent donc utiliser les qualités de chaque dirigeant lors des moments appropriés. Également, la nature des peuples est différente, ce qui fait en sorte que les dirigeants doivent agir de façon légèrement différente également.

L'ingratitude

Machiavel suggère que les mœurs d'un peuple, ses vices et ses vertus sont déterminés par le passé de celui-ci, du moins en grande partie. Entre autre, il parle de l'ingratitude des dirigeants d'une république envers les citoyens. Selon lui, si un peuple a vécu, au cours de son histoire, un épisode de trahison d'un citoyen envers la cité, il devient

plus méfiant et donc plus ingrat par la suite. C'est donc dire que si un peuple, dans son passé, a perdu sa liberté aux mains d'un de ses citoyens qui s'est fait tyran de la cité, il cherche à éviter à tout prix le renouvellement de cette situation. Il ne fait pas confiance à ses citoyens et châtie tous ceux qui sont susceptibles d'acquérir trop de puissance, une puissance et une réputation qui peuvent éventuellement nuire à la liberté générale du peuple. À l'opposé, un peuple n'ayant jamais subi de trahison interne n'a pas autant de raison de se méfier de ses citoyens et est donc moins intransigeant dans son comportement.

Lorsqu'un citoyen se comporte de façon telle qu'il apporte la gloire à sa cité ou bien qu'il mène l'armée à la victoire sur le champ de bataille, il mérite certains honneurs. La cité se doit de lui rendre hommage, de lui faire quelques cadeaux de remerciement. Dans ce genre de situation, un peuple ayant déjà été dupé par un des siens a plus tendance à refuser de rendre hommage à un tel homme. Le peuple, se remémorant la perte de sa liberté, se méfie nécessairement du citoyen en question, il ne veut pas le rendre puissant et réputé, de peur qu'il tente ensuite de s'emparer seul du pouvoir à cause de la démesure de ses ambitions. L'Homme étant, par nature, égoïste et ambitieux, le peuple a raison de se méfier de la puissance d'un individu. Un citoyen ayant la possibilité de s'emparer de la direction et du pouvoir d'un État n'hésite pas à le faire, du moins dans la grande majorité des cas. Le peuple qui a déjà vécu ce genre de situation connaît cette possibilité et, comme ce fut mentionné, désire l'éviter à tout prix, même au prix d'être ingrat envers un citoyen méritant les honneurs. Mieux vaut insulter une personne ayant procuré des bienfaits à la république que de perdre sa liberté aux mains de celui-ci en le rendant trop puissant. Machiavel affirme même que les citoyens, lorsque leur ingratitude est causée par la peur de la perte de liberté, « méritent quelque excuse.105 » Il faut toutefois préciser que si le peuple est

corrompu, pour des raisons que l'on verra ci-dessous, alors l'ingratitude est plus dangereuse et risque de mener à la tyrannie. En effet, un peuple corrompu offre plus de possibilités à un citoyen de s'emparer d'un pouvoir tyrannique.

Pour compléter sur cette notion d'ingratitude, Machiavel mentionne qu'il y a une deuxième cause qui peut pousser un peuple à non seulement refuser de récompenser un des siens s'étant comporté honorablement, mais même à l'insulter : l'avarice. Parfois, la nature d'un peuple fait en sorte qu'il est trop cupide pour accepter de donner une partie du trésor public, aussi minime soit-elle, à un individu. Cette cupidité est non seulement dangereuse, puisqu'elle procure à la personne en question une raison de chercher la vengeance, mais elle est aussi inexcusable et couvre le peuple « d'une éternelle infamie.106 » Encore une

fois, c'est la pérennité du régime politique qui dicte la façon dont Machiavel envisage le vice en question. S'il est commis par avarice, alors il ne protège pas la république et est donc intolérable, tandis que s'il est commis par crainte de la perte de liberté, et par le fait même par crainte que la république tombe, il est acceptable. Machiavel ne va pas jusqu'à dire que l'ingratitude par crainte est une vertu, mais elle est à tout le moins un vice tolérable, profitable. Ce vice sert le maintien de la liberté et est aussi utile pour maintenir les ambitions des citoyens au plus bas niveau possible, puisque, voyant la réponse de la république envers les grands accomplissements de ses citoyens, un individu ne veut pas se placer dans cette position. Les récompenses encouragent l'ambition, et donc l'absence de récompense équivaut à une absence d'ambition. Comme on le sait, l'ambition d'un individu est vue par Machiavel comme une menace envers la liberté, ce qui lui fait vanter les mérites d'un comportement qui empêche les citoyens d'être ambitieux. Puisque les hommes sont facilement corruptibles et qu'un tout petit peu d'ambition ou simplement une opportunité est suffisant pour changer leur bonne nature, les législateurs et les dirigeants, tant de républiques que de monarchies, doivent « refréner les appétits des hommes et […] leur ôter toute espérance de pouvoir fauter impunément.107 »

Dans une république, le meilleur moyen de s'attirer les honneurs et de mériter des récompenses est de diriger les armées lors d'une guerre. Or, comme on vient de le voir, le gouvernement de la république a intérêt à éviter les excès d'honneurs et de récompenses. Pour ce faire, le moyen suggéré par Machiavel est de suivre l'exemple de Rome, encore une

106 Ibid., livre 1, chap.29, p.240. 107 Ibid., livre 1, chap. 42., p.263.

fois. Dans la Rome antique, tous les citoyens, tant le peuple que les grands, participaient à la guerre, ce qui avait pour effet de faire apparaître de nombreux hommes de talent qui acquéraient la renommée et la gloire grâce à leurs compétences guerrières et à leurs accomplissements sur le champ de bataille. Étant nombreux, ces gens se surveillaient entre eux et n'étaient donc pas source de crainte pour les autres. Leurs honneurs s'annulaient en quelque sorte, ils étaient trop nombreux pour qu'un seul d'entre eux puisse réussir à s'approprier le pouvoir. S'il y en avait un qui essayait, les autres l'en empêchaient. Une république doit donc éviter de confier la direction de l'armée à un seul général, elle doit plutôt diversifier le plus possible ses dirigeants. Ce faisant, elle n'a plus besoin d'être ingrate envers eux, pouvant se permettre de les récompenser sans craindre pour le maintien de la liberté de ses citoyens.

Des vices et des vertus d'un dirigeant

Machiavel a tendance à diviser les façons de gouverner, de diriger en deux classes opposées, soit la manière douce et aimable ainsi que la manière dure, stricte, voire cruelle. Comme chez un prince, ces deux attitudes différentes ont leurs bénéfices respectifs. Ce sont généralement les circonstances qui départagent l'opinion de l'auteur florentin. Plus précisément, le dirigeant doit adapter son style à la nature des dirigés. Les dirigeants d'une république ne doivent pas être trop cruels puisqu'il règne une certaine forme d'égalité dans ce système politique. Les gouvernés, qui possèdent tout de même une partie du pouvoir, n'acceptent pas de se faire maltraiter, de se faire diriger très sévèrement. Ils se révoltent et refusent de continuer à vivre dans un tel État. Par contre, le commandant de l'armée d'une république ne doit pas être trop aimable avec ses soldats. Comme nous l'avons mentionné, une trop bonne réputation paraît suspecte aux yeux des citoyens d'une république. Cela est encore plus vrai lorsque c'est le dirigeant d'une armée qui jouit de cette belle réputation auprès de ses soldats. Lorsqu'un simple citoyen acquiert une réputation enviable et se rend digne de recevoir des récompenses, il semble dangereux aux yeux de ses semblables. Si en plus cette personne a l'appui d'une armée entière, alors son pouvoir et son potentiel sont tout simplement trop importants pour être acceptés. Les citoyens prennent alors les

mesures nécessaires afin de s'assurer que le commandant ne s'empare pas du pouvoir, et ces mesures passent nécessairement par l'ingratitude et la cruauté. Pour éviter de devenir une menace pour ses concitoyens, le dirigeant de l'armée doit donc mener ses soldats de façon autoritaire. Il doit cependant faire attention de ne pas devenir cruel. Puisque les soldats sont des hommes libres et non des sujets, il n'est pas dans leur nature d'accepter d'être brutalisés, tout comme les autres citoyens de la république. Pour suivre les ordres, ils doivent avoir du respect pour la personne qui les donne. Or, la fermeté dans le commandement crée le respect tandis que la cruauté a l'effet contraire. Le commandant de l'armée d'une république ne doit donc pas être cruel afin d'être respecté et écouté par les soldats tout en demeurant sévère et en évitant d'être trop aimable. De cette façon, les soldats le respectent, mais ils ne l'aiment pas assez pour le suivre s'il essaie de s'approprier le pouvoir de la république, ce qui a pour effet de rassurer le peuple de la cité.

Mentionnons rapidement que pour une monarchie, Machiavel suggère le comportement contraire. Puisque la manière de diriger dépend de la nature du peuple et que le peuple d'un royaume a une nature contraire à celle d'une république, c'est-à-dire qu'il est servile et également très loin d'avoir une quelconque forme de pouvoir dans la société, le dirigeant de l'armée d'une monarchie doit diriger ses soldats en adoptant l'attitude inverse du commandant d'une armée républicaine. Le dirigeant de l'armée, idéalement le prince lui-même comme le suggère Machiavel, doit être non seulement respecté, mais également apprécié par ses soldats. Les personnes qui défendent un royaume par les armes n'ont pas leur liberté à défendre, ce qui fait qu'ils sont nécessairement moins vaillants au combat. Pour compenser cette faiblesse, le prince, ou du moins le dirigeant d'une armée monarchique, doit pouvoir motiver ses troupes grâce à l'amour qu'elles lui portent. Lorsque les soldats respectent leur dirigeant sans toutefois l'apprécier particulièrement, ils n'ont pas beaucoup de rigueur au combat.

Pour confirmer sa théorie selon laquelle les deux attitudes possibles d'un dirigeant peuvent mener à la grandeur et au pouvoir, Machiavel utilise l'exemple de deux grands généraux de l'antiquité : Hannibal, général carthaginois, et Scipion l'Africain, général

romain. Hannibal était réputé pour être très strict et dur envers ses soldats tandis que Scipion était plutôt doux et bon. Malgré leurs caractères opposés, les deux généraux ont réussi à se faire respecter de leurs armées et à passer à l'histoire grâce à leurs entreprises militaires respectives. Cela fait dire à Machiavel que « les hommes sont poussés par deux choses principales : l'amour et la crainte. De sorte que celui qui se fait aimer les commande aussi bien que celui qui se fait craindre. Le plus souvent, celui qui se fait craindre est plus suivi et obéi que celui qui se fait aimer.108 » Le plus important est alors de

ne pas tomber dans l'excès, ni d'un côté ni de l'autre, et de compléter le caractère du dirigeant avec de la vaillance. En effet, il n'y a pas d'attitude parfaite à adopter puisque les deux attitudes principales ont des défauts comme des qualités. Il faut alors que le commandant ajoute une « vaillance extraordinaire109 » pour s'assurer de bien diriger et

d'être suivi par chacun de ses soldats.

Lorsqu'un dirigeant, autant d'une armée que d'une cité, croit nécessaire de changer de comportement, de passer d'une attitude à une autre, par exemple d'ami du peuple à ennemi du peuple, il doit le faire lentement, graduellement, de façon à se gagner de nouveaux appuis avant de perdre ses anciens. Il peut arriver qu'un tel changement d'attitude soit nécessaire, que ce soit en raison d'une évolution de la nature profonde du peuple ou simplement d'un constat d'échec de l'ancienne attitude, de l'ancienne façon de diriger. Le dirigeant doit alors effectuer ce changement, sans toutefois que cela ne paraisse. Si le changement est trop rapide, tout le monde se rend compte du mensonge, de la fourberie, et tout s'écroule, le dirigeant perd toute sa crédibilité et, par le fait même, son pouvoir. Machiavel utilise des exemples qui sont tous semblables, c'est-à-dire qu'il suggère la prudence à qui veut passer d'une attitude bonne et aimable à une attitude stricte et sévère. On peut imaginer que le changement inverse aurait moins d'effet sur la population, du moins ce changement ne susciterait pas autant de doute et de crainte. Par contre, il est fort probable que Machiavel suggérerait tout de même la prudence à celui qui voudrait opérer cette transformation, puisque, les hommes étant méfiants, certaines gens du peuple

108 Ibid., livre 3, chap. 21, p.418-419. 109 Ibid., livre 3, chap. 21, p.420.

pourraient trouver louche que le dirigeant devienne aimable aussi soudainement. Pour se garder de tous soupçons, mieux vaut passer d'une attitude à une autre avec lenteur et précaution. Ce commentaire s'applique davantage aux princes qu'aux républiques, puisqu'un seul homme est plus susceptible de changer d'attitude qu'un groupe de dirigeants. Toutefois, il n'est pas exclu que les gens au pouvoir dans une république décident de changer leur façon de gouverner. Dans ce cas, ils doivent recourir aux mêmes précautions qu'un prince ou qu'un dirigeant d'armée.