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2.2. Analyse de la théorie sur les républiques : Discours sur la première décade de Tite-

2.2.5. Du peuple

Des troubles entre citoyens

En ce qui concerne le peuple, Machiavel avance une idée qui va à l'opposé de la conception commune. Toutefois, étant fidèle à lui-même, il la soutient avec une multitude d'exemples historiques. Contrairement à tous ceux qui croient que la paix sociale garantit le succès d'une société, Machiavel croit que les conflits et la désunion entre le peuple et les grands sont utiles et nécessaires pour la grandeur d'une république. Une république où tout est paisible, où il n'y a aucune mésentente et aucun choc d'ambitions peut être très stable et peut maintenir son régime politique pendant très longtemps, mais elle ne pourra le faire que sous le modèle spartiate et vénitien, c'est-à-dire sous la forme défensive de république. Une cité ayant des ambitions de grandeur et de conquêtes ne peut pas réussir sans certaines

confrontations entre les deux classes sociales principales, du moins selon Machiavel. En utilisant l'exemple de Rome, il affirme que :

ceux qui condamnent les troubles advenus entre les nobles et la plèbe blâment ce qui fut la cause première de la liberté de Rome : ils accordent plus d'importance aux rumeurs et aux cris que causaient de tels troubles qu'aux heureux effets que ceux-ci engendraient. Ils ne considèrent pas le fait que, dans tout État, il y a deux orientations différentes, celle du peuple et celle des grands, et que toutes les lois favorables à la liberté procèdent de leur opposition. […] On ne peut en aucune manière accuser raisonnablement de désordre une république où l'on voit tant d'exemples de vaillance. Les bons exemples proviennent de la bonne éducation, la bonne éducation des bonnes lois, les bonnes lois des troubles, qu'un grand nombre condamne souvent à tort. Quiconque, en effet, examine attentivement leur issue ne peut trouver qu'ils ont engendré des exils ou des violences préjudiciables au bien commun, mais au contraire des lois et des institutions utiles à la liberté publique.96

Lorsqu'un peuple libre est mécontent, il le démontre en créant des troubles dans la république. Il proteste, se rassemble pour crier son mécontentement, quitte la ville ou déserte l'armée. Toutes ces mesures sont nuisibles à la république et aux ambitions des grands. En effet, ces derniers ont besoin du peuple pour une multitude de tâches, comme cultiver les champs et peupler l'armée. Les grands se voient alors dans l'obligation d’obtempérer aux demandes du peuple, ce qui engendre des lois utiles à la liberté, comme le mentionne Machiavel. Pour reprendre l'exemple employé par le secrétaire florentin, la désunion entre le peuple romain et les grands a mené à la création des tribuns, un comité formé de gens du peuple et ayant une partie du pouvoir dans la république afin de s'opposer, ou plutôt de diminuer la domination et les ambitions du sénat contrôlé par les grands97. Ces oppositions ont donc contribué à amoindrir le pouvoir qu'avaient les grands

sur le peuple, à rétablir une certaine forme d'équilibre dans le pouvoir de la république.

Les dissensions sont nécessaires au sein d'une république afin de favoriser la grandeur de l'État, comme on vient de le voir. Toutefois, Machiavel n'encourage pas tous les styles de troubles, évidemment. À ses yeux, les querelles entre les différentes classes sociales sont utiles si elles sont bien utilisées, si elles permettent l'élaboration de lois bonnes pour les citoyens. Par contre, les troubles entre des individus particuliers sont plus souvent nuisibles qu'utiles. Pour cette raison, Machiavel suggère qu'une république doit établir un système permettant aux gens du peuple d'accuser publiquement un autre citoyen.

96 Ibid., livre 1, chap.4, p.196-197. 97 Ibid., livre 1, chap.4, p.197.

S'il n'y a pas de système de justice publique à l'intérieur de la république, on encourage indirectement la loi du talion, la vengeance personnelle. En effet, un citoyen ayant maille à partir avec un autre individu lui ayant causé du tort désire qu'il y ait une forme de justice, que les torts soient réparés et que celui qui a commis une injustice paie pour ses fautes. Si l'État ne le permet pas, s'il n'y a aucun moyen, pour un citoyen, d'accuser celui qu'il juge coupable d'un crime, le citoyen en question a alors de fortes chances de prendre la justice entre ses propres mains. Cette possibilité est extrêmement nuisible, selon Machiavel : « Lorsque ces ferments n'ont pas d'issue normale, ils recourent à des procédés extraordinaires qui sont la ruine de la république tout entière. Il n'est donc rien qui rende une république plus stable et assurée que de l'organiser de façon telle que l'altération des ferments qui l'agitent ait une voie où s'épancher, prévue par la loi.98 » Pour l'auteur, la

justice doit nécessairement passer par l'État, par la loi, sans quoi la république est vouée à sa perte. Si les citoyens commencent à se rendre justice à eux-mêmes, les lois ne servent plus à rien et l’anarchie s'installe. Pour Machiavel, la violence faite à un citoyen par un autre citoyen, contrairement à la violence faite à un citoyen par l'État, provoque la perte de la cité. En traitant d'un citoyen romain qui s'est fait accuser par la loi de la cité, il écrit : « À ce propos, il n'y a qu'à considérer quels malheurs aurait pu entraîner pour la république romaine son assassinat dans une émeute. Il en serait advenu une violence entre particuliers, qui engendre la crainte, laquelle pousse à chercher une défense : pour se défendre on se procure des partisans, d'où naissent des partis et, de ceux-ci, la ruine de la cité.99 » Machiavel se base probablement sur les troubles qui sont survenus dans la cité de

Florence pour émettre cette opinion. Quoi qu'il en soit, il croit qu'il faut empêcher les citoyens de se faire justice à eux-mêmes afin d'éviter qu'il n'y ait de guerres entre des grands partis dans la cité. Il semble logique qu'une cité aux prises avec une guerre interne ne puisse pas maintenir son statut de république bien longtemps, soit en raison de l'attaque des cités voisines désirant profiter du désordre, soit parce que le clan vainqueur de la guerre se pose en maître de la cité, ou encore pour bien d'autres raisons.

98 Ibid., livre 1, chap.7, p.204. 99 Ibid., livre 1, chap.7, p.204.

Pour se maintenir, l'État doit donc empêcher les citoyens de se rendre justice à eux- mêmes. D'ailleurs, la possibilité d'accuser un concitoyen devant la loi a une autre utilité quant à la pérennité du pouvoir politique de la république : la dissuasion. Machiavel indique que les citoyens sont beaucoup plus réticents à entamer des actions vicieuses contre l'État s'ils vivent dans la crainte d'être accusés formellement. Si les citoyens n'ont aucun moyen officiel de dénoncer un plan pour renverser le pouvoir, ils ne le font pas, tandis que si la loi leur permet d'accuser un des leurs, ils n'hésitent pas à le faire. Donc, un ou plusieurs citoyens voulant se rebeller hésitent davantage s'ils sont sous la menace d'être accusés par un des leurs. L'idée est sensiblement la même pour ce qui est des crimes commis envers des citoyens trop ambitieux. L'ambition d'un individu peut lui attirer des ennemis à l'intérieur même de la cité. Certains individus n'aiment pas l'idée de voir une personne quelconque devenir riche ou puissante. Sans la dissuasion qu'apporte la possibilité d'accusation, ces individus peuvent vouloir mettre un frein aux ambitions de la personne en question par le crime, tandis que s'ils craignent d'être accusés, ils sont plus réticents à commettre un crime. D'ailleurs, Machiavel indique que les procès ayant lieu pour juger des accusations doivent se faire devant un grand nombre de juges. En effet, à la lumière des événements ayant eu lieu à Florence pendant le règne de Jérôme Savonarole entre 1494 et 1498, où il n'y avait que huit juges, Machiavel conclut que la justice peut trop facilement être manipulée s'il n'y a que quelques juges100. Si l'accusé est un citoyen faisant

partie de la masse, du peuple, il n'y a pas réellement de problème. Par contre, lorsqu'il s'agit d'un des grands de la cité, alors les juges peuvent être influencés dans leurs décisions. L'importance de l'accusé dans la société trahit l'impartialité des juges s'ils sont peu nombreux. Il est facile de soudoyer quelques juges, ou même de les menacer de représailles. Si les juges sont très nombreux, il devient presque impossible pour l'accusé et ses proches de s'assurer du dénouement du procès. Les êtres humains ne sont courageux que lorsqu'ils sont groupés. Seuls, ils perdent facilement leur courage.

On a vu, jusqu'à présent, deux utilités aux accusations dans une république, soit de donner une voie pour venger des méfaits, autre que la vendetta, et de dissuader les citoyens

de comploter contre l'État ou contre d'autres citoyens. Il y a encore une dernière utilité à ajouter à cela. Les accusations permettent de remplacer les calomnies. Parfois, les citoyens mécontents ne désirent pas nécessairement prendre la chance d'utiliser les armes pour ruiner les ambitions ou la puissance d'un individu. Dans ce cas, ils ont souvent recours aux calomnies. Contrairement aux accusations en bonne et due forme, les calomnies ne requièrent pas de sources, de fondements. Il est donc très facile de répandre des mensonges et des insultes au sujet d'un citoyen afin de gagner l'opinion populaire et de la tourner en défaveur de l'accusé, du calomnié, d'autant plus que celui qui calomnie n'a pas à se présenter devant les juges et mettre sa réputation en jeu. Lors d'un procès, l'accusateur doit présenter des preuves de ce qu'il avance s'il ne veut pas être poursuivi à son tour pour avoir accusé sans fondements. Quelqu'un qui calomnie n'a pas cette préoccupation. Donc, les citoyens se calomnient s'ils ne peuvent pas s'accuser et la calomnie est très nuisible, contrairement aux accusations :

La calomnie est plus fréquente là où l'on fait le moins usage de l'accusation, et dans les cités les moins préparées à la recevoir. Aussi, le législateur d'une république doit-il faire en sorte que l'on puisse accuser tout citoyen sans crainte ni respect aucun. Ceci étant fait et soigneusement pratiqué, on doit punir sévèrement les calomniateurs. Ceux-ci ne peuvent se plaindre s'ils sont punis, puisqu'il existe des endroits où accuser ceux qu'ils ont calomniés sur les places. Là où ce problème est mal résolu, il se produit toujours de grands désordres, parce que les calomnies irritent et ne châtient pas les citoyens. Ceux qui sont irrités pensent à se venger, car ils éprouvent plus de haine que de crainte à l'endroit de ce que l'on dit d'eux.101

On peut donc en conclure que les citoyens vivant dans une république ont besoin de pouvoir s'accuser. Ces accusations n'apportent que des bienfaits et évitent plusieurs sources d'instabilité. Machiavel croit qu'il y a nécessairement des troubles dans une grande république et que cela est utile et nécessaire, mais ces troubles doivent absolument trouver une issue politique et juridique. Si la seule issue est la vengeance et la violence, les citoyens n'hésitent pas à embarquer dans cette voie et, de ce fait, entraînent leur système politique vers sa ruine.

Des fonctions des citoyens

Comme on le sait, Machiavel voue une très grande admiration envers l'ancienne république romaine. Il en offre une autre raison lorsqu'il discute des fonctions occupées par les citoyens dans la société. Les citoyens des républiques de son époque qu'il a pu observer, tels les citoyens de Venise, méprisent certaines fonctions, certains rôles dans la société lorsqu'ils en ont déjà occupé de plus hauts. Par exemple, un citoyen ayant occupé le poste de général de l'armée ne veut plus, par la suite, être un simple conseiller stratégique. D'ailleurs, la république de Venise permet à ses citoyens de refuser les fonctions plus basses que les précédentes qu'ils ont occupées. À l'inverse, les citoyens romains n'avaient aucun problème à s'occuper de n'importe quelle tâche, peu importe leurs occupations antérieures. Machiavel voit dans la façon de faire romaine un avantage pour la république, car les citoyens les plus compétents peuvent mettre leurs connaissances et leur expérience au profit des autres citoyens et de la république en général. « Une république doit, en effet, mettre plus d'espoir et de confiance en un citoyen qui descend d'une haute charge pour en occuper une plus basse, qu'en celui qui s'élève d'une plus basse vers une plus haute. Elle ne peut faire raisonnablement confiance à celui-ci, s'il n'est pas entouré d'hommes d'assez d'autorité ou de valeur pour que son inexpérience soit tempérée par leurs conseils et leur autorité.102 » Cette pensée de Machiavel est très logique. Un citoyen élu à

un poste supérieur à ce qu'il accomplissait auparavant n'a pas d'expérience, c'est indéniable. Il peut avoir observé et conseillé celui qui occupait le poste avant lui, mais il ne l'a jamais occupé lui-même. Il a alors besoin des conseils des anciens, des plus expérimentés. Si ceux-ci refusent systématiquement de redescendre au poste de simple conseiller, leur expérience et leur savoir-faire se perdent. La république a besoin de la transmission du savoir afin d'évoluer, de créer des personnes de plus en plus compétentes. Sans cette transmission, les mêmes erreurs peuvent être répétées indéfiniment, ce qui ne peut qu'être nuisible pour la grandeur et la pérennité de la république.

Ces hommes expérimentés peuvent également mettre leur sagesse au service de la cité d'une autre façon. Ils peuvent guider le peuple, l'éclairer et lui faire voir ses erreurs. Un peuple ne désire jamais sa perte volontairement, mais parfois, ce qui lui apparaît profitable est en réalité très nuisible. Dans ces situations, les hommes les plus sages sont en mesure de voir l'erreur que leurs concitoyens s'apprêtent à commettre. Il est alors de leur devoir d'éduquer le peuple. Ils doivent démasquer les apparences pour que le peuple puisse voir la réalité de ce qu'il s'apprête à choisir. Un peuple peut être tellement convaincu de la pertinence d'une décision qu'il désire la mettre à exécution même si le sénat s'y oppose. La sagesse provenant d'un citoyen peut alors être plus utile que celle du sénat. Lorsque l'opposant à la majorité est un citoyen ordinaire et qu'il est respecté par le peuple, il a plus de facilité à convaincre ses semblables que lorsque l'opposition provient des décideurs. De la même façon, ces citoyens sages et respectés peuvent avoir un impact très positif face à une émeute potentielle. Lorsque les citoyens sont mécontents et qu'ils s'apprêtent à sortir dans les rues pour faire sentir leur mécontentement, ils peuvent mettre en péril la pérennité de la république. Les hommes respectés doivent alors raisonner le peuple. Machiavel suggère que leur simple présence peut avoir un effet dissuasif et calmant, et que leurs sages paroles peuvent faire en sorte d'éviter la catastrophe103.

Des citoyens réputés

La réputation d'un citoyen peut être dangereuse pour une république. Il faut toutefois préciser que la réputation n'est pas toujours nuisible dans la pensée de Machiavel. Le secrétaire florentin va même jusqu'à dire qu'une cité sans citoyens réputés ne peut perdurer : « une république dépourvue de citoyens réputés ne peut durer ni être bien gouvernée. D'autre part, la réputation des citoyens entraîne la tyrannie dans les républiques. Si l'on veut réglementer cette chose, il faut prendre des mesures pour que la réputation des citoyens soit utile et non pas nuisible à la cité et à sa liberté.104 » Comment

fait-on pour départager les réputations utiles des nuisibles? Il faut regarder d'où elles

103 Ibid., livre 1, chap.54, p.279. 104 Ibid., livre 3, chap. 28, p.431.

proviennent, la façon dont elles ont été acquises. Il y a deux voies pour acquérir la renommée dans une république : la voie publique et la voie privée. Lorsqu'un citoyen procure de l'aide à la république, par exemple en donnant de bons conseils, alors sa réputation est obtenue publiquement et elle est favorable à la cité. Par contre, lorsque quelqu'un procure des avantages quelconques à des individus et non à l'ensemble de la société et que, par le fait même, il se crée une base d'amis qui le tiennent en haute estime, alors la réputation est obtenue par la voie privée. Une telle personne peut très bien avoir le bien public à cœur, mais sa réputation est tout de même dangereuse. Comme on le disait, les êtres humains sont facilement corruptibles, ce qui fait en sorte que les dirigeants d'une république ne doivent permettre à aucun citoyen d'acquérir une réputation privée, pas même le meilleur et le plus vertueux des hommes.