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2.2. Analyse de la théorie sur les républiques : Discours sur la première décade de Tite-

2.2.7. De la corruption

La corruption s'installe inévitablement dans une cité avec le temps. Machiavel croit que la vie d'une cité est à l'image de la vie humaine, c'est-à-dire qu'elle naît, qu'elle grandit puis arrive à maturité tout en étant destinée à s'éteindre éventuellement. À la naissance d'une cité, le législateur impose les institutions et les lois qui sont nécessairement observées. Étant nouvelles, elles sont adaptées à la nature du peuple auquel elles sont destinées. Le peuple en est satisfait et personne n'a de raison de les transgresser. Lorsque le temps passe, les mœurs évoluent et, même si la nature du peuple demeure sensiblement la même, la nature profonde de tous les êtres humains refait surface. Si cette nature ambitieuse et égoïste n'est pas réprimée, elle prend le dessus, ce qui accélère son déclin. C'est donc dire qu'une république qui n'adapte pas ses lois avec le temps ouvre la porte à la corruption. Plus le temps passe, plus les personnes les plus ambitieuses s'enrichissent, ce qui augmente les inégalités dans la société. Pour Machiavel, « une telle corruption et ce peu d'aptitude pour la liberté proviennent d'une inégalité propre à cette cité.110 » La

corruption est effectivement inévitable dans une cité. Toutefois, il est possible de retarder son arrivée. Il en va de même pour la vie humaine. Elle ne peut tout simplement pas perdurer indéfiniment, mais lorsqu'on en prend soin, elle dure plus longtemps et dans de meilleures conditions. Malgré tous les efforts déployés, la corruption s'installe vers la fin de la vie de la cité et la mène à sa perte.

Prenant l'exemple de l'Europe de son époque, Machiavel affirme que la France et l'Espagne sont relativement corrompues, que l'Italie est totalement corrompue, mais que l'Allemagne ne l'est pas111. Il y a deux raisons principales à l'absence de corruption en

Allemagne. La première est que ce pays n'a pas beaucoup d'interaction avec ses voisins. N'étant pas en contact avec les pays où règne la corruption, les Allemands n'ont pas l'occasion d'assimiler la perversion des autres. L'autre raison est l'absence d'inégalités qui, comme on le mentionnait, est une des principales causes de corruption. Machiavel mentionne plus précisément l'absence de nobles en Allemagne. Ces nobles, qui vivent de leurs possessions, c'est-à-dire qu'ils n'ont pas besoin de travailler pour gagner leur vie, se contentant de récolter les profits du travail d'autrui, sont tout à fait nuisibles dans une république. Ils ont beaucoup de puissance et d'influence et, de ce fait, ils se croient au- dessus des lois et deviennent de plus en plus ambitieux et corrompus. Une forte présence de nobles est incompatible avec les républiques qui se veulent égalitaires : « Celui qui veut créer une république là où il y a beaucoup de nobles ne peut le faire s'il ne les détruit pas d'abord. Celui qui veut faire un royaume ou une principauté là où il y a une très grande égalité ne pourra jamais le faire s'il n'arrache pas à cette égalité un grand nombre d'hommes ambitieux et agités, et s'il ne les transforme pas en nobles de fait sinon de nom, en leur donnant des châteaux et des propriétés, des richesses et des sujets.112 » Pour éviter la

corruption dans une république, il faut donc éliminer la présence des nobles et installer la plus grande égalité possible. La richesse des nobles n'est pas ce qui est le plus problématique. C'est plutôt le mode de vie de ceux-ci qui encourage la corruption et l'inégalité des pouvoirs. À Venise, il y a beaucoup de nobles qui sont plutôt fortunés. Pourtant, l'auteur n'y voit pas une menace pour la république vénitienne113. Les nobles de

Venise sont des marchands, des commerçants. Bien que riches, ils ne possèdent pas de territoires ni de sujets. Ils travaillent pour leurs possessions et donc, ils contribuent à la société au même titre que les gens moins riches.

111 Ibid., livre 1, chap. 55, p.280. 112 Ibid., livre 1, chap. 55, p.281. 113 Ibid., livre 1, chap. 55, p.282.

La corruption provient donc généralement des inégalités dans une cité et ces inégalités sont incompatibles avec le système républicain. La présence d'une forte corruption est alors le signe de la décadence et de la fin de la république. En effet, lorsque les cités libres sont imprégnées de corruption, il n'y a plus grand chose à faire pour les sauver. La cité peut bien avoir de très bonnes lois, tout cela ne compte plus, puisque les citoyens ne respectent plus ces lois. Ce sont les individus les plus corrompus qui sont portés au pouvoir et qui ont le loisir de décider des lois et de leur application. Les lois ont beau encourager la liberté, elles n'ont concrètement plus beaucoup d'impact par rapport à l'autorité de certaines personnes. Machiavel dit que ni les lois ni les institutions ne peuvent arrêter la progression de la corruption lorsque celle-ci est devenue trop importante. Les lois ne sont respectées que lorsque les citoyens sont vertueux. Même lorsque certaines personnes non corrompues décident des lois et tentent de les adapter à la situation pour freiner le déclin, les institutions sont beaucoup plus complexes à faire évoluer. Les citoyens corrompus se servent alors des institutions pour contrecarrer les lois, ou plutôt pour étendre la corruption114.

Chez les Romains, les institutions faisaient en sorte que seuls ceux qui se présentaient pour des charges importantes, par exemple membre du consulat, pouvaient être élus. Au départ, seuls les gens aptes se présentaient et faisaient de leur mieux pour être élus, puisqu'un échec était honteux. Au fil du temps, alors que la cité était devenue corrompue, ce n'était plus les gens les plus compétents, mais bien les plus puissants qui se présentaient, car c'est eux qui détenaient le plus d'appuis et qui avaient le plus de chances d'être élus. C'était la même chose pour l'élaboration des lois. Tous les citoyens pouvaient en proposer, en débattre et voter leur adoption. Avec la corruption, seuls les puissants proposaient les lois et personne ne s'y opposait, par crainte de représailles. Les lois étaient alors déterminées par les puissants, au détriment du peuple et de sa liberté. Pour conserver la liberté, Machiavel dit que Rome aurait dû établir de nouvelles institutions, car les institutions faites pour un peuple bon, non corrompu, ne sont pas utiles pour les peuples corrompus, comme on vient de le voir. Les institutions, à l'origine, favorisaient la

compétence et la liberté, tandis qu'avec le temps, ces mêmes institutions ont fini par avantager les riches et puissants et nuire aux plus modestes et à la liberté générale du peuple.

On peut comprendre que le seul moyen de réellement prévenir et même de supprimer la corruption est d'adapter, de faire évoluer les institutions, pas seulement les lois. Pour ce faire, deux options s'offrent à celui qui veut entreprendre une telle procédure. Il peut soit adapter les institutions progressivement, soit tout d'un coup. Selon Machiavel, cela n'a aucune importance puisqu'il croit que nonobstant le choix qu'il fait, celui qui se lance dans ce genre d'entreprise échoue. « Pour les renouveler progressivement, il faut que la cause en soit un homme sage, qui ait décelé les défauts de loin et à leur naissance. Or il arrive très aisément que de tels hommes n'apparaissent jamais dans une cité ; quand bien même il en apparaîtrait un, il ne pourra jamais persuader les autres de ce qu'il a perçu.115 »

Pour ce qui est du changement complet des institutions, il faut être maître de la république pour pouvoir le faire. Or, il faut nécessairement recourir à des moyens extraordinaires pour se rendre maître d'une république, c'est-à-dire qu'il faut utiliser la violence et les armes. Pour utiliser ces moyens, il faut un homme méchant, tandis que pour bien utiliser le pouvoir et réformer les institutions pour le mieux, il faut un homme bon et vertueux. Donc, il faut soit qu'un homme bon et vertueux emploie de mauvais moyens pour prendre le pouvoir, soit qu'un homme méchant le fasse et utilise bien ce pouvoir, ce qui est très peu probable116. Si l'exception survient et qu'on parvient à maintenir ou à recréer la liberté dans

une cité corrompue, il faut alors installer un pouvoir presque monarchique, car une république est incapable de maintenir la liberté et le peuple retombe dans ses vieilles habitudes. Un réel changement de mœurs passe par l'obligation et non par le choix. D'ailleurs, Machiavel mentionne qu'un peuple corrompu, à la mort de son tyran ou de son prince, cherche un nouveau maître, il ne demeure pas libre. Il peut y avoir une exception si un homme vaillant fait en sorte de maintenir la cité dans la liberté. Toutefois, à la mort de cet homme, le peuple, étant toujours corrompu, retombe dans la servitude.

115 Ibid., livre 1, chap. 18, p.229. 116 Ibib., livre 1, chap. 18, p.229.

2.2.8.Des conspirations

La corruption n'est pas le seul vice menaçant la pérennité du pouvoir politique. Il y a aussi l'ambition, l'envie, la haine, bref, toutes ces facettes de la nature humaine qui poussent tant d'êtres humains à conspirer contre le pouvoir afin de s'en emparer. Les conspirations sont dirigées soit contre un prince, soit contre une patrie117, c'est-à-dire contre

le pouvoir politique d'une république. Dans Le Prince, Machiavel mentionne que les conspirations contre les princes sont souvent causées par la haine et le mépris que le prince en question inspire118. Les citoyens haïssent généralement leur prince lorsque celui-ci s'en

prend à leurs biens, à leur honneur ou encore lorsqu'il menace sans cesse leur vie. Une personne qui est menacée de mort n'a plus rien à perdre et devient donc très dangereuse pour le dirigeant. Dans les Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel précise sa pensée et ajoute beaucoup d'informations sur les conspirations. En plus du désir de se venger, un prince qui suscite la haine et le mépris doit potentiellement se méfier des grands de la cité. Parmi ceux-ci, il y en a toujours certains qui n'approuvent pas les méthodes cruelles du prince, voire du tyran. Ces nobles vont parfois jusqu'à comploter afin de faire cesser l’oppression du dirigeant. À l'opposé, un prince trop bon suscite également la trahison, puisque les citoyens conspirent parfois par ambition. Un prince trop généreux crée l'ambition chez ses proches, qu'ils soient conseillers du prince ou nobles : « nombreux sont ceux qui ont comploté parce qu'ils étaient poussés par trop de bienfaits comme par trop d'injures. [...] Ils furent tous comblés par leur empereur de tant de richesses, d'honneurs et de charges, que seul l'empire semblait manquer à l'achèvement de leur puissance. Ne voulant pas que celui-ci leur manquât, ils se décidèrent à conspirer contre le prince.119 »

Les proches que le prince traite trop bien sont encore plus dangereux que les citoyens qu'il maltraite, puisque l'ambition l'emporte presque toujours sur la loyauté et que ces proches possèdent quelque chose que le peuple n'a pas : la proximité. Étant près du

117 Ibid., livre 3, chap. 6, p.378. 118 Le Prince, chap. 19, p.145-147.

prince, ayant accès à lui beaucoup plus facilement que le reste de la population, ces quelques personnes peuvent mettre une conspiration à exécution plus efficacement, plus rapidement et surtout plus subtilement. Machiavel ajoute aussi que le désir de dominer est toujours plus grand que le désir de vengeance, ce qui ajoute à la menace que posent les proches choyés du prince. En fait, selon Machiavel, « on remarque dans l'histoire que toutes les conjurations ont été fomentées par des grands ou des proches du prince. Les autres, en effet, à moins d'être totalement fous, ne peuvent conspirer.120 » Comme on l'a

mentionné, les gens du peuple ne peuvent pas avoir un accès facile au prince. Plus encore, un citoyen ordinaire n'a pas de partisans, donc il n'a pas non plus de gens en qui il peut avoir totalement confiance. S'il croit en avoir trouvé quelques-uns et qu'il leur dévoile ses ambitions, il y en a presque immanquablement un qui le trahit en rapportant le projet au prince dans l'espoir d'obtenir quelque récompense. S'il arrive qu'une conspiration de gens du peuple ne soit pas découverte avant l'exécution, Machiavel croit qu'elle est tout de même vouée à l'échec puisqu'il y a beaucoup trop de difficultés à surmonter121. Pour toutes

ces raisons, le prince n'a pas nécessairement à se méfier des conspirations provenant du peuple, mais il doit plutôt craindre les actions individuelles. Le peuple sait très bien qu'une conspiration est impensable, mais certains individus peuvent être assez motivés et courageux pour s'attaquer physiquement au prince lorsqu'une opportunité se présente. Machiavel mentionne plusieurs exemples historiques de ces attaques individuelles122.

Des dangers des conspirations

Les membres des hautes sphères de la société qui veulent s'en prendre au prince ou à l'État doivent logiquement réussir, puisque tout les favorise. Ils ont les ressources, la volonté ainsi que la possibilité, c'est-à-dire la proximité. Toutefois, ce qui leur manque la majorité du temps est ce qui les coule presque à tout coup : la sagesse. Ce qui pousse certains nobles à conspirer est aussi ce qui les empêche d'agir sagement : « le désir de domination qui aveugle les conjurés les aveugle aussi dans la préparation de leur

120 Ibid., livre 3, chap. 6, p.380. 121 Ibid., livre 3, chap. 6, p.381. 122 Ibid., livre 3, chap. 6, p.380.

entreprise. S'ils savaient réaliser leur ignominie avec sagesse, il leur serait impossible d'échouer.123 » La naïveté, la trop grande franchise, l'absence de la peur de se faire prendre,

l'excès de confiance et la précipitation viennent tous avec le manque de sagesse et font en sorte que les conspirateurs sont en péril lorsqu'ils planifient leur crime. Pour Machiavel, il y a deux causes qui peuvent faire en sorte que la conspiration échoue avant sa mise en œuvre, soit la dénonciation et la conjecture. Un conjuré naïf ou trop honnête révèle souvent ses plans ou inclut dans ceux-ci des personnes envers qui il n'a pas une confiance absolue. Ces personnes finissent par le trahir dans l'espoir d'obtenir une rétribution, exactement comme ce qui arrive pour les gens du peuple. Quant à la conjecture, elle s'applique plutôt aux comploteurs téméraires et trop confiants. N'ayant pas suffisamment peur des conséquences de la découverte de leur volonté, ces gens laissent des preuves et des indices, oublient que leurs discussions peuvent être entendues par des oreilles indésirables ou même dévoilent leurs plans à des proches, femmes ou enfants124, ce qui

permet aux dirigeants ou aux proches de ceux-ci de découvrir le complot.

Pour échapper aux dangers qui se présentent avant l'exécution de la conspiration, il vaut mieux n'informer personne. La meilleure façon de faire est d'exposer les autres au fait accompli, c'est-à-dire de leur dévoiler le plan au moment de son exécution. Plus encore, il peut être très efficace d'offrir aux autres le choix entre l'exécution immédiate du projet, donc la mise à mort du dirigeant, et la délation. Bien qu'ils n'aient pas participé activement à l'élaboration du plan, les personnes présentes sont présentes pour une des deux raisons suivantes : leur haine du prince et de la tyrannie ou leur désir de domination. Ces valeurs ou désirs sont généralement connus des autres, ce qui a pour effet de les rendre coupables avant même le début d'un éventuel procès pour conspiration. Même s'ils ne sont pas coupables, ils n'ont que très peu de chance de s'en sortir et ils préfèrent presque à tout coup participer au projet.

123 Ibid., livre 3, chap. 6, p.381. 124 Ibid., livre 3, chap. 6, p.383.

S'il faut absolument mettre quelqu'un au courant du projet avant l'exécution de celui-ci, mieux vaut en informer le plus petit nombre de personnes possible. Moins il y a de conjurés, moins il y a de chance de délation. Idéalement, il ne faut pas avoir plus d'un associé. La raison est fort simple : si jamais l'autre conjuré dévoile les plans, il est toujours possible de nier les allégations. Dans ce cas, la parole de l'un est directement confrontée à la parole de l'autre. Lorsque plusieurs personnes donnent la même version du plan, alors il n'y a plus de doute, tandis que lorsqu'une seule personne en parle, il est plus raisonnable de croire au mensonge. Pour conserver cette possibilité de plaider le mensonge, il faut à tout prix éviter de transmettre des messages et informations par écrit. Une lettre n'est jamais assurée de terminer sa course entre les mains de la bonne personne, elle peut être interceptée à tout moment et elle demeure la preuve indéniable que la conspiration est réelle.

Les dangers liés à une conspiration ne résident pas uniquement dans l'étape de la fomentation. Ils sont également présents au moment de l'exécution du plan, tout comme après coup. C'est d'ailleurs l'omniprésence des dangers à chaque étape du complot qui fait dire à Machiavel qu'une conspiration a, en général, bien peu de chance de réussir125. Les

dangers qui se présentent au moment de l'exécution du projet sont de quatre types : les changements de procédures de dernier instant, les imprévus, l'échec d'un des conjurés et la mauvaise planification. Pour Machiavel, « il n'est rien qui dérange autant ou empêche les actions des hommes que de devoir changer en un instant, sans prendre le temps, ses dispositions, et de les détourner de ce que l'on avait prévu antérieurement.126 » Cela est

vrai dans toutes les entreprises de grande envergure nécessitant de la préparation, comme les conspirations et la guerre. S'il survient un événement impromptu, la voie de la sagesse indique de ne pas se détourner de ses plans originaux, même si cela signifie de devoir accepter un inconvénient. Autrement, essayer de colmater les brèches créées par un imprévu risque de dégénérer en une série d'inconvénients qui mène directement à l'échec de l'entreprise. Justement, les événements imprévus sont souvent la cause de l'échec d'une

125 Ibid., livre 3, chap. 6, p.382. 126 Ibid., livre 3, chap. 6, p.386.

conspiration. Les plans des conjurés sont généralement très précis et ne laissent aucune marge d'erreur. Lorsque quelque chose qui n'est pas inclus dans le plan survient lors de son exécution, il se peut que cela contrecarre complètement le bon déroulement du plan. Les imprévus sont aussi de nature à déstabiliser les humains les plus nerveux. Ceux qui ont une moins grande capacité d'adaptation risquent de ne pas être capables de mener leur tâche à terme.

Le troisième grand danger menaçant les conspirateurs au moment de l'exécution de leur plan réside dans la faiblesse humaine. L'être humain est loin d'être infaillible, il peut échouer même s'il avait planifié les moindres détails de son plan. Parfois, la peur s'empare de celui qui doit commettre l'assassinat, parfois il manque la cible. Machiavel évoque aussi la possibilité que le statut, la prestance et l'importance de la personne à assassiner intimident son assaillant, l'empêchant d'agir malgré sa volonté127. Finalement, le dernier