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2.2. Analyse de la théorie sur les républiques : Discours sur la première décade de Tite-

2.2.10. Du retour aux origines

Comme le dit Machiavel en ouverture du troisième livre des Discours sur la

première décade de Tite-Live, « Il est très vrai que toutes les choses de ce monde ont un

terme à leur existence.136 » Cette affirmation s'applique tant aux religions qu'aux

républiques et aux sociétés en général. Toutefois, il y a un moyen de prolonger l'existence, de repousser l'inévitable expiration des religions et des républiques. À leur origine, les républiques bien organisées sont dotées de lois permettant le bon fonctionnement de la vie en société puisque ces lois sont établies en fonction de la nature du peuple auquel elles s'appliquent. Ce n'est qu'avec le temps que la pertinence de ces lois diminue. Ce phénomène survient en concordance avec l'évolution, plus souvent une dégradation qu'une

135 Ibid., livre 1, chap. 11, p.214. 136 Ibid., livre 3, chap. 1, p.370.

amélioration, des mœurs du peuple. Plus les mœurs se dégradent, plus les citoyens ignorent les lois. Celles-ci peuvent même devenir complètement caduques avec le temps. S'il n'y a aucune réaction face à un tel changement, la république se corrompt et le moment de son effondrement est devancé. Pour éviter un tel sort, Machiavel croit que les républiques, comme les religions, doivent fréquemment revenir à ce qui permettait leur bon fonctionnement originel. Il faut donc, d'une façon ou d'une autre, ramener les lois et les mœurs à leur état initial. Cela ne se fait pas facilement, mais il est possible de réussir un exploit de ce genre de deux manières différentes. L'idéal est lorsque les institutions sont organisées de façon à permettre un retour aux origines. Lorsque ce n'est pas le cas, il faut alors s'en remettre à un accident, un événement imprévu qui force cette réorganisation.

Un exemple de ces événements fortuits est l'envahissement de Rome par les Gaulois en 390 avant Jésus-Christ137. À cette époque, Rome devenait de plus en plus corrompue. Il

y a plusieurs preuves de ce fait. Les Gaulois, établis aux alentours de Milan, dans le nord de l'Italie, s'en prirent aux Clusiens pour leur prendre leurs terres. Rome envoya alors des ambassadeurs, les trois Fabius, qui, contre la volonté des Romains et contre le « droit des gens 138 », attaquèrent les Gaulois. Pourtant, non seulement ils ne furent pas punis pour

leurs fautes, mais ils furent récompensés en étant nommés tribuns139. De plus, durant tout

ce processus, de l'envoi des ambassadeurs à la création de nouveaux tribuns pour faire face aux Gaulois, les Romains ne se servirent d'aucun rituel religieux140, ce qui était évidemment

contraire à la coutume. Les Gaulois se mirent donc en route vers Rome, écrasèrent une armée romaine en chemin, puis mirent le feu à la ville pendant que l'élite romaine se réfugiait dans le Capitole. S'ensuivit le siège du Capitole, mais les Gaulois, ayant brûlé les vivres, tel le blé, dans l'incendie, ne purent pas maintenir le siège bien longtemps141. Les

Romains ont été chanceux, ils auraient très bien pu perdre leur ville aux mains des barbares gaulois. Heureusement pour eux, ils en retinrent une leçon importante. Après coup, ils

137 Tite-Live, Histoire Romaine, V, 37, http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LIV/V.html#5-35, consulté le 31 Juillet 2015. 138 Ibid., V, 36.

139 Discours sur la première décade de Tite-Live, livre 3, chap. 1, p.371. 140 Ibid., livre 3, chap. 1, p.371.

141 Tite-Live, Histoire Romaine, V, 37- 43, http://bcs.fltr.ucl.ac.be/LIV/V.html#5-35, consulté le 31 Juillet 2015.

réorganisèrent leur religion pour la faire revenir à sa rigueur originelle et recommencèrent à respecter les lois, notamment en punissant les trois Fabius pour leurs actions lors de leur ambassade auprès des Gaulois142.

Les accidents ou événements imprévisibles qui permettent à une république de retrouver ses origines sont, comme on peut le constater, remplis de chance et de hasard. Il est donc impossible de s'y fier, de compter sur un tel événement pour améliorer la situation de la société. C'est pourquoi il est important d'avoir, au sein de la société, les moyens de réorganiser les lois et la religion sans être obligé de se fier sur la chance. Une république bien organisée a donc des institutions lui permettant de le faire, et ces institutions et les lois qui y sont rattachées contribuent à faire naître de grands hommes capables de prendre en main la réorganisation.

Les institutions qui ramenèrent la République romaine à ses origines furent les tribuns de la plèbe, les censeurs et toutes les autres dispositions qui s'opposaient à l'ambition et à la violence des hommes. Ces dispositions ont besoin d'être vivifiées par l'énergie d'un citoyen qui contribue courageusement à les faire exécuter contre la puissance de ceux qui les transgressent. Avant la venue des Gaulois à Rome, les dispositions les plus remarquables furent la mort des fils de Brutus, la mort des décemvirs, celle de Spurius Melius. […] Chaque fois qu'advint l'un de ces événements remarquables et exceptionnels, il fut cause que l'on revint aux origines. Quand ils commencèrent à se faire plus rares, on laissa plus de place à la corruption des hommes, avec plus de dangers et de désordre. Car, entre l'une et l'autre de ces mesures, il ne devait pas se passer plus de dix années. Ce laps de temps étant passé, les hommes commencent à changer de comportement et à transgresser les lois. Si rien n'arrive qui leur rappelle les peines encourues et renouvelle la peur dans leur cœur, il apparaît alors tant de délinquants qu'on ne peut plus les punir sans danger.143

La notion la plus importante dans cette description, tout comme dans l'exemple de l'attaque des Gaulois, est la peur. Lorsque les citoyens ne craignent plus les répercussions de leurs mauvaises actions, alors la corruption s'installe et la république dépérit. Il est important de maintenir une certaine forme de crainte dans l'esprit des gens afin de les maintenir dans le droit chemin. Encore une fois, cette notion machiavélienne vient de la vision qu'a l'auteur de la nature humaine. Puisque pour lui l'homme est naturellement égoïste et ambitieux, il ne s'empêche pas de mal agir s'il ne craint pas les conséquences. Le seul moyen de maintenir l'ordre est la peur, soit la peur des lois et des répercussions liées à leur

142 Discours sur la première décade de Tite-Live, livre 3, chap. 1, p.371. 143 Ibid., livre 3, chap. 1, p.371-372.

transgression, soit la peur de l'envahissement et, possiblement, de la mort ou de l'esclavage qui s'ensuit.

Le retour aux origines n'est pas le seul procédé permettant de prolonger la vie des religions, des monarchies et des républiques. Il y a aussi l'adaptation, tout simplement. Il y a des moments dans l'Histoire où des découvertes, des inventions ou simplement des événements importants viennent complètement bouleverser les modes de vie traditionnels. Ce bouleversement peut être temporaire, mais il peut également être permanent. Dans ces cas particuliers, un simple retour à la rigueur originelle n'est pas suffisant pour que la société se maintienne. Il doit nécessairement y avoir une adaptation majeure, un avancement dans les façons de faire afin que le pouvoir politique demeure pertinent. Dans le langage de Machiavel, l'adaptation du comportement est « la cause de la bonne ou de la mauvaise fortune.144 » Lorsque le pouvoir, qu'il soit détenu par un prince, un sénat ou une

assemblée, réussit à adapter ses méthodes afin de réagir adéquatement aux événements, la fortune, notion sur laquelle nous élaborerons davantage ci-dessous, est favorable. À l'inverse, lorsque le ou les représentants du pouvoir conservent leurs méthodes habituelles en s'occupant de situations inhabituelles, alors ils ont moins de chance et la fortune leur fait payer leur incapacité à modifier leurs façons de faire.

Machiavel exemplifie sa pensée en employant le cas de Pier Soderini, Gonfalonier de justice de Florence après la chute du dictateur dominicain Jérôme Savonarole. Selon le secrétaire florentin, Soderini était toujours patient et bienveillant, ce qui fut profitable à sa patrie, du moins jusqu'à ce que les circonstances lui commandent d'abandonner sa patience et sa bienveillance. Malheureusement pour lui, il ne fut pas en mesure de le faire et cela provoqua sa chute ainsi que celle de sa patrie145. Il y a deux facteurs principaux qui

empêchent les humains d'évoluer en même temps que les circonstances. D'abord, la nature nous a créés d'une certaine façon, avec un caractère et des valeurs bien définis. Même lorsque les événements nous pressent de laisser tomber nos valeurs et notre caractère, il est

144 Ibid., livre 3, chap. 9, p.397. 145 Ibid., livre 3, chap. 9, p.398.

très difficile, voire même impossible de le faire. La deuxième raison est l'habitude. Quand une personne réussit tout ce qu'elle entreprend en employant certaines méthodes, rien ne peut la convaincre de changer ces méthodes. Après quelques réussites, la personne en question se met à croire que sa méthode est infaillible et il est dorénavant complètement futile de lui suggérer d'abandonner cette méthode. L'incapacité à évoluer, ou du moins la grande improbabilité de changement dans les méthodes d'une personne, fait en sorte que les républiques s'adaptent mieux aux circonstances, en comparaison avec les monarchies, puisqu'elles sont menées et conseillées par plusieurs citoyens ayant des caractères différents. La diversité des natures les rend donc plus aptes à s'adapter aux différentes circonstances. Les monarchies, elles, sont dirigées par un seul et même prince dans toutes les circonstances. Le prince, ne pouvant pas changer sa nature, a plus de difficulté à s'adapter aux différentes situations, « Car un homme qui est accoutumé à procéder d'une certaine façon ne change jamais, comme il a été dit. Aussi faut-il que, quand les circonstances changent, il s'écroule.146 »

3.L'unité des théories politiques de Machiavel

Machiavel est, depuis plusieurs siècles, un auteur très influent dans le monde politique et philosophique. Sa grande portée fait en sorte qu'il y a une littérature secondaire extrêmement riche à son sujet, le nombre de commentateurs étant simplement incalculable. Certains débats au sujet de l'interprétation de la pensée machiavélienne se poursuivent depuis la publication de ses textes il y a environ un demi-millénaire. Dans l'optique où le but général de cette section finale est d'unifier les théories politiques élaborées par Machiavel dans ses deux textes majeurs, il y a un questionnement qui nous semble particulièrement intéressant. Celui-ci concerne justement la cohérence, l'unité de la pensée de Machiavel. Les idées qu'il avance dans Le Prince sont-elles réconciliables avec celles des Discours? L'interprétation généralement admise est que les influences et le style d'écriture sont différents, mais que l'esprit général demeure le même dans tous les textes. Le débat n'est pas si simple à résoudre puisque Machiavel n'est pas un philosophe de formation ni même de métier. Ses intentions, en écrivant ses textes, ne sont pas de former un système cohérent et complet. Il est plutôt animé par un ardent désir de retrouver ses anciennes occupations au sein de l'administration de la cité toscane. Le débat mentionné tourne donc autour de la question suivante : Machiavel change-t-il d'opinion ou sont-ce simplement les circonstances politiques à Florence qui le poussent à s'intéresser à deux systèmes politiques opposés? « Or, une large part de l'argumentation des uns et des autres repose sur les rapports chronologiques existant entre l'une et l'autre des œuvres : contemporanéité (les Discours étant interrompus un instant au bénéfice du Prince) ou distance?147 »

Pendant très longtemps, les spécialistes de Machiavel sont convaincus que la chronologie de l'écriture des textes va comme suit : l'auteur débute l'écriture des Discours

sur la première décade de Tite-Live au début de l'année 1513, soit immédiatement après

qu'il se soit vu obligé de s'exiler de Florence. Quelques mois plus tard, il arrête d'écrire ce

texte, se tournant plutôt vers Le Prince puisque les circonstances, avec l'arrivée probable des Médicis à la tête d'une monarchie florentine, favorisent un traité sur les principautés. Après avoir rédigé Le Prince en quelques mois à la fin de l'année 1513, Machiavel se remet à l'écriture des Discours qu'il complète quelques années plus tard. Toutefois, vers les années 1950, cette hypothèse est questionnée par quelques spécialistes comme Gennaro Sasso148, Hans Baron et Félix Gilbert149. Baron avance l'idée que l'écriture des Discours

s'est déroulée entièrement après celle du Prince, tandis que les deux autres adhèrent plutôt à la thèse suggérant que la partie des Discours composée avant Le Prince est en fait une partie d'un autre texte disparu. Sasso et Gilbert croient que Machiavel a ensuite restructuré ses écrits afin d'inclure plusieurs chapitres de ce texte au début des Discours et possiblement quelques chapitres épars dans l'ouvrage.

Après la chute de Soderini, les Médicis font leur retour à Florence, mais personne n'est encore certain de leurs intentions. Selon Larivaille, c'est à ce moment que Machiavel entamerait le ''Livre des Républiques'', le texte qui aurait depuis été perdu et duquel proviendraient les premiers chapitres des Discours, dans l'espoir que les Médicis se placent à la tête d'un État républicain. Machiavel a d'ailleurs encore bon espoir de conserver son emploi. Toutefois, au début de l'année 1513, une conjuration contre les Médicis achoppe et Machiavel est accusé d'y avoir participé. De plus, le cardinal Jean de Médicis est élu pape sous le nom de Léon X. Ce dernier étant le chef de la famille Médicis, toutes les décisions concernant Florence sont désormais prises à Rome par le pape. La tendance récente veut que les papes placent leurs proches à la tête de certains États italiens, comme l'ont fait Calixte III, Pie II, Sixte IV, Innocent VIII, Jules II et Alexandre VI pour ses fils Juan de Gandie et César Borgia150. Machiavel n'a plus aucun espoir de conserver un quelconque

rôle dans l'administration de la république de Florence. L'existence même de la république est mise en doute puisque la présence d'un Médicis à la tête de l'Église permet à cette

148 Sasso, Gennaro, Intorno alla composizione dei Discorsi di Niccolo Machiavelli,

http://search.proquest.com/pao/docview/1310292192/7F86C87D8078486EPQ/9?accountid=12008, consulté le 31 mars 2016.

149 Larivaille, Paul, La pensée politique de Machiavel : Les Discours sur la première décade de Tite-Live, p.11-15.

grande famille de concevoir la possibilité d'instaurer une monarchie à Florence. Les Médicis ayant affirmé, après leur retour à Florence, qu'ils désirent recevoir des conseils sur les manières de diriger puisqu'ils sentent que des troubles se pointent rapidement en Italie151, Machiavel écrit donc ''Le livre des Républiques'' à leur intention puis, après les

changements de circonstances que l'on vient d'énumérer, il leur dédie Le Prince. La situation des Médicis est tellement semblable à celle des Borgia, une dizaine d'années plus tôt, que la similitude a peut-être poussé Machiavel à redorer l'image du duc de Valentinois pour faire de lui le héros de son Prince, en voulant faire entendre aux Médicis que si les Borgia y sont arrivés, ils le peuvent également. Après avoir terminé Le Prince, Machiavel peut se remettre à son œuvre principale, les Discours, sur lesquels il travaille pendant de nombreuses années.

Il n'y a aucun moyen de départager les deux visions de la chronologie avec certitude, mais « Entre le début du premier livre [des Discours] et le reste de l'ouvrage apparaissent bien […] des différences globales, tant dans la position des problèmes que dans les solutions proposées, qui constituent des indices certains d'écarts chronologiques.152 » De nos jours, il est presque impossible de soutenir une thèse opposée à

celle de Larivaille, une thèse séparant radicalement les deux textes principaux de l'auteur. En accord avec Larivaille, ces textes sont plutôt vus comme deux moments, d'inspiration différente, de la même pensée. « Que, de ce fait, les Discours et le Prince ne puissent plus être considérés comme les deux ouvrages contradictoires d'un arriviste sans scrupules, prêt à vendre ses services au plus offrant, mais bien comme les produits on ne peut plus austères d'une même médiation politique, constitue sans doute un des acquis les plus irréversibles de la critique contemporaine.153 » Pour bien comprendre cette unité théorique, nous verrons

d'abord dans quel état esprit se situe Machiavel, tant au cours de l'ensemble de sa vie que dans les moments plus précis de l'écriture des textes. Nous traiterons également des points principaux et globaux de sa pensée politique, c'est-à-dire des éléments qui soutiennent

151 Bec, Christian, Machiavel, p.168.

152 Larivaille, Paul, La pensée politique de Machiavel : Les Discours sur la première décade de Tite-Live, p.13.

l'ensemble de son œuvre. Finalement, nous verrons pourquoi l'ensemble de l’œuvre du secrétaire peut se résumer en un principe bien simple : la recherche de pérennité.