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6. LE TIERS ABSENT REFERENT

6.3. Vers une sociologie de la tiercéité

Dans les services publics d‘urgence que nous avons observés, des tiers rendent possible le secours et la prise en charge urgente : en particulier, le professionnel extérieur à la vie du patient, le quidam signalant en passant aux pompiers la détresse d‘un inconnu et le parent accompagnant son enfant malade aux urgences. Notre propos, en les abordant en tant que

tiers, doit rendre justice à l‘épaisseur de leur participation. Elle engage la notion même de

secours : en quoi constituent-ils des pôles ou des figures de la main secourable sur l‘existence de laquelle repose la notion même de secours ?

Quelle est la place du professionnel des secours dans une telle analyse, sinon celle d‘un « troisième tiers », institutionnel et expert, au côté des acteurs du secours ordinaire que seraient le passant, l‘entourage?

Le tiers pensé comme force agissante, existant hors de la situation et ferment de sa transformation, celui par qui le changement arrive, interpelle et met à l‘épreuve les cadres, les habitudes et les règles des situations où il intervient. En élaborant la notion de tiercéité, nous souhaitons ainsi contribuer à redéfinir ce qu‘est le secours dans notre société à partir du cas du secours d‘urgence et en l‘abordant à travers deux études de cas croisées, portant l‘une sur les appels au 18, et l‘autre sur les services d‘urgence pédiatrique. La sociologie interactionniste et pragmatiste va nous aider à penser le tiers à la fois dans sa valeur conceptuelle d’extériorité

influente, et dans l‘épaisseur des situations triadiques où un tiers permet que quelque chose se fasse entre deux autres.

Nous verrons qu‘il y a maintes façon d‘être tiers, et que le terme est relatif à une dynamique collective si bien que selon le point de vue, chacun peut être un tiers pour l‘autre. Nous tenterons de traiter systématiquement « en tiers » les trois acteurs du secours d‘urgence que constituent le professionnel, le passant donneur d‘alerte et le parent accompagnant, au cours de la trajectoire qui va de l‘alerte au parcours de soin. Cette démarche nous conduira à identifier différentes formes de tiercéité, à faire évoluer nos définitions du tiers et à en souligner les limites, questionnements, problèmes.

7. METHODOLOGIE

Pour entrer dans l‘analyse de la tiercéité des situations de secours et d‘urgence, nous nous focaliserons sur trois personnages dont nous verrons comment ils font le secours, au sens pragmatique et performatif d‘une approche de l‘activité par ce qu‘elle fait et donne à voir. Ces personnages sont le professionnel, le donneur l‘alerte et l‘accompagnant, en particulier le parent. La démarche est ainsi résolument inductive et microsociologique.

S‘intéresser à la relation de secours telle qu‘elle se passe en situation entre protagonistes, empiriquement, c‘est alors pouvoir mettre au jour les processus, les régularités, sinon les règles, énoncées ou implicites, qui cadrent ces échanges et permettent de les désigner comme interactions de secours. Il s‘agit d‘aborder l‘activité au plus près des pratiques, et des trois dimensions « techniques (comment faire), contractuelles (qui fait quoi) et civiles (qui est qui)153 » de ce qui est ressemble à première vue à une interaction de service.

Nous allons ainsi nous pencher sur ces trois dimensions :

1. Comment chacun (professionnel, donneur d‘alerte, parent) prend place dans l‘échange, ce qu‘il met en avant et comment il indique son rôle et pose un cadrage à travers le dialogue. Il s‘agit ici de reposer la question « qui parle » et d‘en montrer les enjeux en termes de force illocutoire154, de pouvoir, et de conséquences. On regarde comment le récit est

amené et cadré du point de vue du self155, du motif et des attentes.

2. Ce que chacun mobilise en termes de ressources (technique, procédure, guide pour l‘action, persuasion et rhétorique…) – en particulier, la manière dont le professionnel encadre et dirige ou négocie l‘échange et complète sa propre grille, métaphorique et réelle, d‘analyse de la situation et de ce qui est bon pour agir.

3. Ce que chacun fait, réellement, en terme de secours et, plus précisément, de cure et de care. Autrement dit, quelle est de facto la matière du secours d‘urgence, et qui y fait quoi ?

Enracinée dans les traditions mêlées du pragmatisme et de

l‘interactionnisme (microsociologie, observation et enregistrement audio, discussions et entretiens), cette appréhension des terrains adopte le point de vue straussien :

« Un regard qui part d‘en bas, vient du dehors, appartient au destinataire, pour interroger le haut, le dedans, le prestataire et le produit. Un regard qui s‘intéresse autant à la réception qu‘à l‘émission156

154 Selon les termes de J. L. Austin in Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991.

155 Voir E ; Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, La présentation de soi, op. cit. pour Ogien op. cit, « s‘il était possible d‘isoler une entité qui aurait les allures de l‘identité d‘un individu - un self ou un sujet - elle devrait être envisagée comme la totalité des engagements qui s‘accumulent et se stratifient au long d‘une existence, sans s‘exclure ni s‘annuler jamais. ». Voir aussi, E. Gardela, « Le self comme interprétation chez E. Goffman », Tracés, l’interprétation, n°4, 2003.

156 A. Strauss, La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L'Harmattan, 1992.

Regarder avec la perspective interactionniste comment se passe l‘échange entre tiers-public et tiers-professionnel, c‘est se placer entre les individus, au niveau de l‘échange et envisager performance, compétence, engagement, face-work de façon a priori parfaitement symétrique. La symétrie est posée comme principe d‘observation, et non en termes de résultat, ce qui nous permet d‘envisager que l‘appelant puise, comme le professionnel, à diverses ressources – non les mêmes – et mette en œuvre lui aussi des compétences lorsqu‘il construit le récit de ce qui l‘amène à appeler et répond aux questions du professionnel.

L‘intérêt de la démarche est, dans la continuité d‘autres auteurs, de décentrer un regard qui se focalise encore volontiers sur les compétences et la performance des professionnels face à des usagers présumés relativement incompétents au sein de couples dialectiques, tels profane-expert, professionnel-usager, médecin-patient.

L‘approche s‘est d‘ailleurs largement renouvelée, s‘agissant notamment de la relation médicale. Concernant les rapports entre usagers et professionnels, les travaux sur la relation de service ont su, ces vingt dernières années, mettre en avant la réciprocité des perspectives et des savoirs, les compétences profanes de l‘usager157 et les compétences communicationnelles et informelles des métiers du public (Janneot & Joseph158), nous montrant ainsi combien

usagers et professionnels co-construisent la relation, en étant guidés et contraints par la structure et par l‘expert. Les dimensions techniques, contractuelles et civiles se combinent dans l‘interaction de secours comme dans les autres interactions de service. Pour les appréhender, nous nous sommes intéressés aux techniques d‘observation rapprochée mais

157 A. Borzeix, « Relation de service et sociologie du travail - L'usager, une figure qui nous dérange ? », Cahiers du Genre, n° 28, 2000 ; A. Borzeix et B. Fraenkel, Langage et travail. Communication,

cognition, action, Paris, CNRS Éditions, 2001.

aussi à l‘armature théorique qui supporte les workplace studies159 : les missions d‘accueil

téléphonique (18) ou en face-à-face (SAUP) des services d‘urgence sont envisagées ici notamment comme des centres de coordination, intégrant des coordinations internes mais aussi extérieures, et profanes.