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4. VERS UNE « INTERACTION DE SECOURS » ?

4.4. Vers la place du tiers dans l’interaction de secours

Si une partie de notre interrogation porte sur le rapport du professionnel au patient, une autre partie, distincte, concerne quant à elle la part prise par des non-professionnels dans le processus de secours et de prise en charge en urgence. Cette part, peu étudiée, met en évidence plus largement la faible prise en compte des tiers, satellites et auxiliaires de toutes sortes d‘activités. L‘enjeu de leur existence dépasse le seul cas particulier des services de secours et interpelle plus largement l‘indifférence, notamment sociologique, à l‘égard des

seconds rôles de la scène sociale.

Nous souhaitons contribuer à faire porter l'éclairage de la sociologie, et tout particulièrement de la microanalyse, sur la tiercéité et la configuration interactionnelle ternaire d'un certain nombre de situations assimilées à des duos, telles la relation entre professionnel des secours et patient, et dont la structure ternaire et ses conséquences n‘ont pas été spécifiquement relevées.

S‘agissant de la relation médicale, les sciences sociales traitent en effet encore essentiellement la relation médecin-patient, d‘un côté, les associations de familles de malades

et le travail domestique de prise en charge, de l‘autre. Quoique ces duos méritent à l‘évidence intérêt, le cadre d‘analyse reste dual, ce qui tend à exclure la potentialité d‘un tiers influençant ou devant, lui-aussi, être pris en compte dans la relation, la prise en charge, le soin.

Un domaine de la sociologie médicale fait notablement exception. On trouve en effet des réflexions et des analyses d‘un grand intérêt pratique et théorique dans la littérature consacrée aux soins aux personnes dépendantes, et aux soins palliatifs, qui traite à plein les relations entre malade, entourage et soignants115. Elles sont cependant difficilement mobilisables dans le cadre de cette recherche, car essentiellement centrées sur une contribution quotidienne, matérielle, relationnelle et technique, ou sur les limites, les marges et les aménagements de ce type d‘accompagnement. Le contexte est durable, chronique, équipé, au contraire de contacts dont on a déjà dit combien ils sont éphémères et non suivis.

Sans entrer dans la terminologie de la tiercéité, la sociologie s‘est tout de même penchée parfois sur des interactions médicales impliquant trois catégories d‘acteurs. Citons à nouveau C. Heath116, A. Cicourel117, J. Peneff118 et surtout N. Dodier. Ce dernier a par deux fois

115 Voir, parmi beaucoup d‘autres, B. G. Glaser & A. Strauss Awareness of Dying, Chicago Aldine, 1965. D. Sudnow, Passing on : the Social Organisation of Dying, E. Bogalska-Martin « La souffrance comme expérience partagée, L‘accompagnement de patients en soins palliatifs » Socio-Anthropologie, Santé et sociétés n°21, 2007. Et en littérature grise : M.-S. Richard, Soigner la relation. Malade-famille-soignants, Villejuif, CREFAV, 2002. G. Laval, « Unité Mobile de Soins Palliatifs en Hématologie et Oncologie : quelle place auprès des malades, des familles et des soignants ? » Actes du 1er Congrès de Soins Palliatifs en Hématologie et

Oncologie, Tours, mars 2002.

On aimerait mentionner en outre l‘article très interpellant de P. Molinier « Quel est le bon témoin du

care ? » in P. Molinier, S. Laugier, P. Paperman, Qu’est-ce que le Care ?, Paris, Payot, 2009, sur différents

niveaux de tiercéité entremêlés lors d‘une enquête en service de gériatrie – la sociologue, les aides-soignantes, leur hiérarchie, le patient, la famille.

116 C. Heath, Body movement and speech in medical interaction, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

117 A. Cicourel, Le raisonnement médical, Paris, Seuil, 2002.

118 Dont L’hôpital en urgence op. cit. et Les malades des urgences, op. cit. avaient marqué à l‘époque la littérature française en tant qu‘étude par observation participante du milieu des urgences d‘inspiration interactionniste.

traité directement de situations spécifiquement triadiques en santé. Ces études aident à saisir certaines dimensions de deux des positions de tiers dans la relation médicale : celle du médecin lui-même vis-à-vis de son patient et celle du « groupe du patient »119 vis-à-vis et du

patient et de l‘institution médicale.

Dans son enquête sur les collectifs et leur incidence dans la relation médecin-patient120, il travaille spécifiquement le rôle et le poids de collectifs et de familles organisés en association – et en voie d‘institutionnalisation- sur la prise en charge du sida tant en santé publique qu‘au niveau des conditions d‘accueil et de soin des patients. Il en montre deux facettes, l‘une lobbyiste, visant la défense des patients et assumant des rapports de force institutionnels, l‘autre tournée vers le soutien de patients à la fois destinataires et acteurs de l‘action de ces collectifs. Ces collectifs endossent à la fois le rôle de défenseur, porte-parole, représentant et comité de soutien.

Dans un autre ouvrage, sur L’Expertise médicale121, il s‘attache au trio invisible

employeur-patient-médecin du travail qui se révèle – s‘actualise – lors des visites de médecine du travail. La particularité, et toute la difficulté de la place de tiers occupée par le médecin du travail y est décrite à travers plusieurs situations où ses relations à la fois au patient et à l‘employeur mettent à l‘épreuve sa crédibilité, sa capacité d‘action, et son interaction concrète avec le patient.

La prise au sérieux de l‘impact de tiers dans les relations de service conduit à renouveler

119 Selon notre expression, plus juste que « la famille » ou « l‘entourage », que par facilité nous utilisons cependant le plus souvent.

120 J. Barbot et N. Dodier, « L'émergence d'un tiers public dans le rapport malade-médecin : l'exemple de l'épidémie à VIH » Sciences Sociales et Santé, 18-1, 2000.

121 N. Dodier, L‘expertise médicale. Essai de sociologie sur l'exercice du jugement. Paris, Métailié, 1993.

les modèles fortement « dyadiques » d‘analyse des interactions avec les services publics122. Malgré l‘existence de quelques pistes de recherche sur la tiercéité des rapports sociaux, la littérature reste éparse sur ce sujet. Parmi les questions qui touchent à la tiercéité, celle de triades coprésentes et des conséquences interactionnelles de cette configuration est rarement approfondie. Comme l‘écrit le sociologue québécois L. Racine123:

« On se limite en effet le plus souvent à l‘étude des relations et des interactions à deux, des rapports dyadiques, et on s‘emploie à montrer comment et dans quelle mesure la conduite de A face à B détermine la conduite de B face à A, et réciproquement. La personne ou le sujet individuel est pris comme centre d‘un réseau de relations dyadiques avec les membres de sa famille, ses voisins, ses amis, ses compagnons de travail et des représentants de diverses institutions comme l‘école, l‘administration, l‘Église (Elias, 1991, p. 8-9). L‘individu est le point de convergence de multiples relations égocentrées, que l‘on étudie chacune pour elle-même, sans se préoccuper des influences que ces relations exercent les unes sur les autres. »

La triade pratique et concrète de trois personnes en présence immédiate les unes des autres, et ses variantes téléphoniques et désormais numériques, ne sont que peu abordées en propre par la sociologie depuis E. Goffman124, à l‘exception toutefois de certaines recherches sur le langage et la communication, qui abordent clairement les formes du dialogue et les situations de polylogue125.

122 Le constat d‘une carence globale dans l‘analyse sociologique est notamment posé par Charaudeau et Plantin et Orecchioni, cf. P. Charaudeau et R. Montes (dir.), La voix cachée du Tiers. Des non-dits du

discours, Paris, L'Harmattan, 2004 et C. Orecchioni & C. Plantin (éds), Le Trilogue, Lyon, PUL. 1995

123 L. Racine, «Les formes élémentaires de la réciprocité», Sociologie et sociétés, vol. 31, n° 1, 1999, p. 77-92. Luc Racine a notamment beaucoup travaillé sur le don. L‘article cité porte plus spécifiquement sur le tiers chez Simmel.

124 Il faut néanmoins citer au moins M. Lacoste, « parole plurielle et prise de décision », in Le parler

frais d’Erving Goffman, Paris, Minuit, 1989.

125 Plantin et Orecchioni, op. cit. B. Conein, M. De Fornel L. Quéré (dir.), 1987. Les formes de la