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Le tiers et la tiercéité sont cependant présents dès l‘origine de la discipline sociologique. En sociologie, depuis M. Weber, en anthropologie depuis M. Mauss, en psychologie sociale depuis G. Simmel et en sociolinguistique depuis W. Labov, on considère en effet généralement qu‘un et un font trois.

La formule, commodément réductrice, indique bien que le fait de voir de la société derrière n‘importe quelle relation interindividuelle est un penchant naturel des sciences humaines et du sociologue, et cet « allant de soi » sociologique sensibilise dès l‘origine de la discipline le chercheur à la tiercéité du monde social.

Au delà de l‘instance-tierce « société », à l‘arrière-plan des interactions, la question de la taille, de la forme et des propriétés des groupes humains traverse les sciences humaines, en particulier la sociologie. Si le sociologue s‘intéresse aux rapports entre le groupe et « la société », il s‘attache également à l‘ « en-groupe »126, aux formes du « multiple » et à ce qui s‘y passe, qu‘il s‘agisse de collectifs et d‘équipes, de bandes et de classes ou de foules et de masses.

Au cœur du projet interactionniste, enfin, l‘omniprésence d‘un « autrui généralisé », depuis G. H. Mead jusqu‘à E. Goffman, et le modèle d‘une triade basique « soi-autrui-le groupe » structurant le self et la manière de se comporter dans l‘interaction, introduisent finalement l‘idée d‘une tiercéité au fondement de l‘expérience sociale, mais, en quelque sorte, en tant qu‘organisation mentale.

126 Cf. Merton, par exemple : « l‘en-groupe est un type particulier de groupe d‘appartenance caractérisé par une cohésion interne et une hostilité externe relativement forte » 1953, Éléments de théorie et de

5.1. Médiation

Concernant les grandes références au tiers, à la triade et plus généralement à un

comptage des acteurs de l‘interaction, il faut citer en premier lieu G. Simmel, notamment dans Sociologie et épistémologie127 et dans Sociologie. Études sur les formes de la socialisation128 où il explique combien les formes de la vie sociale, y compris sur le plan quantitatif de la taille des groupes, ont des effets sur leurs possibilités d‘associations et d‘actions réciproques.

Pour G. Simmel :

« Les causes particulières et les fins, sans lesquelles naturellement il n‘y a pas d‘association, sont comme le corps, la matière du processus social ; que le résultat de ces causes, que la recherche de ces fins entraîne nécessairement une action réciproque, une association entre les individus, voilà la forme que revêtent les contenus. Séparer cette forme de ces contenus, au moyen de l‘abstraction scientifique, telle est l‘opération sur laquelle repose toute l‘existence d‘une science spéciale de la société. Car il apparaît tout de suite que la même forme, la même espèce d‘association peut s‘adapter aux matières, aux fins les plus différentes. » (Simmel, 1981, p. 165.)

G. Simmel aborde ainsi dès 1902129 trois figures du tiers extérieur à un duo fort préconstitué : le troisième larron, le médiateur et le despote (tertius Gaudens, juge impartial,

divide et impera). Il associe donc dans l‘analyse au juge impartial les figures du médiateur et

de l‘arbitre, et distingue ce groupe de deux autres figures sociales tierces : le tyran (divide et

impera) et le troisième larron (tertius gaudens).

Le tiers simmelien se situe généralement entre ou au-dessus d‘un duo qui forme un couple (éventuellement dialectique et en désaccord). Les relations restent donc deux à deux, comme les côtés d‘un triangle. Or, comme le montre notamment C. S. Peirce, la véritable

triade n‘est pas triangulaire (série de duos de la « triade duale »), mais pyramidale

(multiconnexions de chaque membre de la « triade peircienne »).

127 Simmel G. Sociologie et épistémologie. Paris, PUF, 1981.

128 Simmel G. Sociologie. Études sur les formes de la socialisation. Paris, PUF, 1999.

129 G. Simmel, "The Number of Members as Determining the Sociological Form of the Group."

Triade "duale” Triade "Peircienne"

En d‘autre terme, le tiers de Simmel est généralement soit pris dans des interactions avec l‘un et l‘autre des membres du trio, soit posé en référence (le « tiers invisible » simmelien, précurseur de « l‘autrui généralisé » ou plus simplement référent-société) transcendant le duo130.La configuration réellement triadique, où l‘on est lié simultanément avec les deux autres et où chacun influence tous et est influencé en retour, cette configuration là est plus rarement regardée131.

É. Volckirck, qui a beaucoup travaillé sur les formes de la négociation, évoque, en lien avec le tiers invisible de Simmel, le tiers « généralisé », principe abstrait commun qui impose normes, règle, voire conduite aux acteurs.

Existent aussi dans le même ordre d‘idée chez É. Volckirck des configurations où le troisième est incarné (tiers médiateur, comme on l‘a vu). Elle parle alors de « tiers empirique » pour désigner les personnes portant physiquement, dans l‘interaction, la négociation autour de normes admises pour l‘occasion dans le cadre de ce qu‘elle appelle des

130 Cf. G. Simmel et son tiers invisible, voir G. Lits, « Tiers et objectivité sociale chez Georg Simmel… » op. cit.

131 Elisabeth Volckirck - UCLouvain, Laboratoire LASCO. Voir récemment « Les usages du tiers dans la négociation », Négociations, n°12, 2009. Elle parle pour décrire ce type de formes de « tiers généralisé ».

« configurations ajustées ». Ce type de configurations n‘est pas sans lien avec les notions d‘entente ou d‘arrangement local132.

N. Elias133 parle également de « configurations », mais dans une acception différente,

désignant les cas où l‘appartenance à un groupe ou à un ensemble plus vaste s‘articule à l‘étroitesse des interdépendances entre les individus.

« Lorsqu‘on étudie les hommes, on peut concentrer les feux des projecteurs tantôt sur les individus, tantôt sur les configurations que forment entre eux plusieurs hommes. Le terme de configuration sert à créer un outil conceptuel maniable à l‘aide duquel on peut desserrer la contrainte sociale qui nous oblige à penser et à parler même si l‘individu et la société étaient deux figures différentes et de surcroit antagonistes. […] Le concept de configuration attire notre attention sur les interdépendances humaines. Il s‘agit de savoir quel facteur relie les hommes en configurations » (p. 155 et suivantes).

Il y met ainsi en évidence un type particulier de relations dialectiques associant singularité ou opposition, et appartenance, telle celle de l‘enfant avec la famille, de l‘homme avec la société, etc. La désignation de ce rapport parfois paradoxal, nous aidera notamment à mieux comprendre l‘ambivalence des rapports entre les professionnels et leurs « publics », d‘un côté, entre le patient et sa famille de l‘autre.

5.2. Coalitions

Ce sont ensuite les recherches sur les réseaux sociaux qui font le plus directement référence à la tiercéité et au fonctionnement de triades interactionnelles. On peut citer plus particulièrement, à l‘origine, les travaux du sociologue T. Caplow sur la triade comme

132 Selon l‘expression de F. Dubet, Le déclin de l’institution. L’expérience du travail sur autrui, Paris, Seuil, 2002. « Moins les institutions sont portées par des principes centraux homogènes, plus les acteurs sont mis en demeure de trancher entre des principes de justice inconciliables. […] Les équipes et professionnels sont tenus de réaliser des arrangements locaux entre des normes contradictoires ».

« système social comprenant trois éléments, liés entre eux par une relation durable », travaux sur lesquels nous reviendrons134.

Caplow, principal développeur d‘une « géométrie sociale » formelle des groupes issue des travaux de G. Simmel, et G. Simmel lui-même, traitent ainsi des trios « égalitaires » où, a

priori, chacun interagit avec les deux autres, et où l‘on a grosso modo soit des coalitions

(deux contre un135), soit des ententes permises par le tiers.

Ces schémas intègrent d‘ailleurs les relations intrafamiliales : ainsi des coalitions père-enfant versus mère, mère-père-enfant versus père, père-mère versus père-enfant, père et mère plus proches grâce à l‘arrivée de l‘enfant, père et mère s‘éloignant à cause de l‘arrivée de l‘enfant... ces dynamiques intrafamiliales décrites par Simmel avec un certain systématisme, ou symétrie, se retrouvent sur nos terrains, et dans le cadre du court « moment » du secours, se compliquent de l‘introduction d‘un nouveau « tiers » très agissant, le professionnel.

5.3. Interactions triadiques

E. Goffman aborde les triades au moins de trois façons.

Dans Calmer le jobard136, il étudie différents trios structuraux des situations d‘adaptation à l‘échec (le pigeon, le larron et le compère dans l‘arnaque au poker ; le patron, l‘employé, le collègue dans le cas d‘un licenciement…). Le tiers y est celui qui aidera la victime à prendre l‘offense qui lui est faite – son échec – le mieux possible. Idéalement, il ne doit pas être lui-même partie prenante à l‘échec (ce ne peut être ni celui qui « plume » le

134 T. Caplow, Deux contre un, op. cit. 135 Ibid.

pigeon, ni celui qui renvoie l‘employé, mais précisément un « tiers » auprès de qui l‘offensé pourra restaurer son image, réécrire l‘histoire de sa mésaventure ou s‘en prendre à l‘offenseur, dans un cadre contenu, et sans répercussion grave...). Les cas présentés par Goffman compliquent les modèles de la coalition sans pour autant s‘en démarquer radicalement (cf. larron et compère versus pigeon, qui tient tout à fait de la coalition à deux contre un de T. Caplow).

Dans Asiles137, il aborde une autre situation triadique, paradoxale, en filant la métaphore de la réparation de l‘objet-patient (avec un client, un réparateur et un objet-corps du patient). Le patient « déposé » chez le réparateur ou dans un service hospitalier – l‘asile – il est soumis à l‘épreuve de l‘objet, et le médecin, à celle du marchand. En traitant la situation de prise en charge médicale comme une réparation de voiture, Goffman met en évidence à la fois les points sur lesquels la prise en charge est bien du même ordre que la réparation, et la relation médicale, que la relation marchande avec un réparateur – contrat, confiance, dépôt, etc. – , et ceux où elle est radicalement distinctive. Il montre également comment le corps peut être, dans ces situations, objectivé par le client-propriétaire du corps lui-même, qui négocie la manière dont il va finalement « le laisser en dépôt » entre les mains du professionnel. Nous questionnerons cette approche pour analyser la position assez particulière dans laquelle se trouve le bénéficiaire des secours face aux intervenants, en particulier lorsqu‘il est accompagné ou représenté par un tiers

Dans Façons de parler138 enfin, il détaille les formes de conversation à plus de deux et amorce une typologie des places possibles qu‘on peut occuper autour d‘un échange. Tiers ratifié (a-t-il le droit de prendre la parole dans la conversation en cours ?) et adressé ou non, auditeur passif (overearer) ou actif (bystander)? Destinataire ? Locuteur principal ou

137 E. Goffman, Asiles, op. cit.

secondaire ? Autant d‘étiquettes et de catégories utiles pour cerner les places de chacun dans la conversation, en particulier celles, souvent secondaires, qu‘occupe le patient lorsqu‘un tiers est présent.

On verra néanmoins que si E. Goffman a abordé des trios, et si la boite à outils interactionniste nous aide à étudier les interactions de secours, il n‘aborde pas la tiercéité comme forme spécifique d‘interaction, à côté du duo par exemple, comme si au-delà du duo, il y avait des « plus de deux » sans plus de précision.

Mais l‘analyse sociologique des formes linguistiques dans l‘activité ne tient pas qu‘à Goffman ou à l‘interactionnisme. En France, nous avons puisé essentiellement à la source de la sociologie du langage (réseau Langage et Travail139, essentiellement) et de la

communication. Ces courants de sociologie du travail et des activités en s‘emparant de la question du langage, ont développé pour l‘aborder un cadre d‘analyse et des outils qui sans être systématiquement linguistiques permettent néanmoins une analyse fine du matériau verbal.