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I. LE PROFESSIONNEL, INSTANCE TIERCE

3. FACE A LA MULTITUDE, LA MULTI-ACTIVITE

3.1. Une multi-activité organisationnelle

Le niveau organisationnel est le plus attendu quand on associe urgences et multi-activité : les urgences font face par définition à une pluralité de demande simultanées, et en continu, à répartir sur un effectif fixe et parfois en pénurie. Typiquement, plusieurs personnes appellent (dans le cas des pompiers) ou se présentent (dans un service d‘urgence), dont on doit traiter le cas en réévaluant constamment l‘urgence et le rang de traitement en fonction des autres cas.

La multi-activité est « organisationnelle » dans la mesure où l‘organisation de ces services est en partie définie autour de cette situation de sollicitations multiples, non programmées et non connues. Cette « affluence » donne lieu à deux modes de traitement différents de la multi-sollicitation. Pour utiliser l‘analogie d‘un circuit électrique, au CCOT chaque stationnaire pratique un traitement des appels « en série », prenant un appel à la fois, l‘un à la suite de l‘autre, dans un contexte d‘appels s‘enchainant presque sans transition et

214 C. Datchary et C. Licoppe, « La multi-activité et ses appuis… » op. cit.

215 Nous verrons en conclusion que l‘on peut dégager un troisième niveau, « situationnel », avec des conséquences importantes en termes de « situation de secours » et de « prise en charge ».

sans fin. Les SAU procèdent plutôt à un traitement « en parallèle » : le médecin peut avoir plusieurs « dossiers sous le bras », dont il organise le traitement morcelé, donc globalement simultané (à l‘échelle de la prise en charge entière de l‘entrée du patient à sa sortie), en découpant des séquences auprès des différents patients à différents moments d‘une prise en charge globale du cas, elle-même nécessairement fragmentée et segmentée.

Dans les deux cas, il s‘agit de gérer à la fois des flux et des stocks, à écouler le plus vite possible, pour des raisons de santé et de risque autant que d‘engorgement et de saturation du service. Se dessine ainsi une triple fonction de la multi-activité : de santé publique, individuelle et organisationnelle. La perspective des professionnels sur les requérants et les usagers est collective. Pompiers et urgentistes doivent faire face à des personnes, dont il faut organiser l‘écoulement et la sortie la plus rapide du système (« raccrocher » pour le stationnaire et « replier »216 pour le pompier, « faire sortir » pour le médecin) afin de faire

place aux nouveaux arrivants. « L'usager est à la fois un particulier et membre de séries »217.

Cette activité de négociation de places ramène le singulier à son niveau de légitimité et d‘urgence par rapport aux autres cas, qui ne cessent d‘arriver et de remettre en cause le classement.

Traitement d‘une multitude de dossiers ou multiples tâches au sein d‘une même séquence d‘activité : dans les deux cas, on désigne différents éléments d‘une situation de « profusion » ou, du moins, de multiplicités d‘actions, parmi lesquelles de nombreuses

interactions, à différents niveaux, en poupées russes. Travailler aux urgences, au 18 comme

en SAU, c‘est, chaque jour, traiter « beaucoup » : de dossiers, de cas, d‘appels. La dimension

216 Replier signifiant replier le matériel, et en particulier, les lances d‘incendie. cf. D. Boullier, S. Chevrier, Les sapeurs-pompiers… op. cit.

simplement quantitative est nécessaire pour rendre compte de cette particularité au regard d‘autres activités.

On peut nous objecter qu‘il y a toujours plusieurs gestes dans une action, plusieurs choses à faire dans une activité, et plusieurs activités dans un service218. On parle d‘ailleurs parfois de « feuilletage » de l‘activité, comme C. Licoppe du feuilletage interactionnel des échanges par e-mail219. La succession des tâches, réalisées une par une, ne doit cependant pas

masquer la dimension quantitative de l‘activité d‘urgence, dont la spécificité, en particulier dans les mégapoles, est d‘attirer un très haut niveau de sollicitations et de cas à traiter, à organiser au risque de la saturation. Or on ne s‘organise pas de la même façon de demandes au compte-gouttes et de demandes nombreuses et rapprochées appelant leurs propres techniques et leurs risques spécifiques. De même, interagir avec dix personnes, cinquante (urgentiste), deux-cent (infirmier d‘accueil), voire mille par jour (stationnaires), ne peut s‘envisager comme un simple démultiplicateur. En témoigne la littérature qui s‘est développée depuis vingt-cinq ans sur la relation de service et les effets de l‘exposition au public des métiers du public et du front-office. On trouve bien sûr une pluralité de gestes, d‘activités, de tâches de premier-plan et de préoccupations dans l‘ordinaire de chacun, mais la dimension quantitative, sous l‘angle du foisonnement, du surgissement et de l‘afflux constant de nouveaux cas, est une donnée structurante des services d‘urgence220.

218 Voir le travail définitionnel et théorique sur les nouvelles catégories du travail de A. Bidet, A. Borzeix, T. Pillon, G. Rot, et F. Vatin (coordinateurs) Sociologie du travail et activité, Toulouse, Octarès, 2006.

219 C. Licoppe « Le traitement des courriers électroniques dans les centres d‘appels », Sociologie du

travail, Vol. 44, n°3, 2002.

220 Il serait intéressant de faire un parallèle avec les répondants des call-centres, ou les hôtesses d‘accueil de grands complexes hôteliers internationaux par exemple, pour reprendre les perspectives « par incongruité » chères à E. Goffman et I. Joseph. On pourrait en effet y observer également une succession de personnes et de problèmes à traiter, en termes d‘expérience professionnelle de l‘exposition de soi et de l‘extrême sollicitation, ainsi que la façon d‘y réagir en professionnel.

En s‘attachant à la multiplicité des usagers, nous prenons acte de l‘organisation d‘un foisonnement quantitatif de tâches et d‘interactions.