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I. LE PROFESSIONNEL, INSTANCE TIERCE

4. RYTHMES CROISES DU PUBLIC ET DES PROFESSIONNELS

4.2. Ce qui mobilise, ce qui démobilise

Certains facteurs jouent sur la durée entre l‘arrivée et la sortie du service des urgences : la gravité du cas, d‘abord, va réduire ce délai jusqu‘à ce que le patient soit hors de danger immédiat, puis le temps pourra se dilater à nouveau. En cas de grande douleur, la délivrance d‘antalgiques pourra être rapide et prendre le pas sur le diagnostic, avant que le temps ne s‘étire à nouveau en fonction des moyens disponibles et des priorités du moment.

Le passage aux urgences, selon les maux du patient et la disponibilité des effectifs, s‘accompagne de rencontres médicales plus ou moins brèves et nombreuses, qui influencent assez largement le ressenti des patients et des accompagnants quant à leur « accueil » : perception de la qualité d‘accueil et temps d‘attente ressenti sont particulièrement liés235. Ainsi, à temps d‘attente équivalent, le temps perçu se dilate et l‘impression est plus négative si le personnel n‘est pas disponible et ne donne pas d‘indication du temps d‘attente à escompter. En somme, selon une série de variables, le patient fera l‘expérience d‘une prise en charge contractée ou dilatée dans le temps, et plus ou moins entouré par le personnel médical et soignant.

Certains soins et examens amènent le patient à attendre sans recevoir de visites médicales ou infirmières ; d‘autres, reposent entièrement sur l‘entourage 236; d‘autres encore, mobilisent pleinement un ou plusieurs professionnels. Ainsi, une crise d‘asthme peut faire alterner aérosols assistés par le parent mais sans présence du personnel médical, et séances de kinésithérapie, intégralement et longuement pratiquées par un professionnel. A l‘inverse, un

235 Voir DREES, Motifs et trajectoires de recours aux urgences hospitalières, n° 215, 2003 ; DREES,

Les usagers des urgences, premiers résultats d’une enquête nationale, n° 212, 2003 ; C. Taylor and J. R. Benger

« Patient satisfaction in emergency medicine, a review of 10 years studies in Europe and USA », EMJ, 7 mars 2003 ; Urgence Pratique, La satisfaction globale des patients aux urgences est-elle comparable à celles des

soignants ?, n° 90, 2008.

enfant souffrant d‘une fracture sans complication, et dont l‘accompagnant est reparti, attendra seul et sous analgésiques qu‘un brancard l‘emmène en service de radiologie. Quand aux nourrissons, ils sont souvent entourés, transportés, bercés, divertis, tant par les médecins que par les infirmiers. On s‘occupe plus d‘eux que des autres enfants. Leur « prise en charge » n‘est pas uniquement médicale.

Enfin, notons que certains cas ont tendance à attirer l‘attention de tous côtés si bien que ces patients sont en général traités plus tôt et selon une temporalité plus contractée que les autres. Il s‘agit de pathologies rares, graves, impressionnantes ou nécessitant des compétences particulières pour le diagnostic (troubles neurologiques soudains) et le traitement (certaines opérations chirurgicales).

C‘est tout le service qui peut se trouver « aimanté » à ces cas : les externes sont sommés de s‘y intéresser, les internes l‘examinent spontanément, les responsables, appelés pour les cas graves, prennent ces dossiers en priorité et requièrent immédiatement infirmiers et aides-soignants... Ainsi, le cas neurologique (risque vital et contagieux important) ou la molaire arrachée (geste chirurgical), sont pris en charge immédiatement, mobilisent beaucoup d‘acteurs, y compris en dehors du service et entrainent une contraction maximale de la durée de chaque séquence.

Le cas de la réimplantation dentaire est intéressant : il s‘agit d‘une urgence véritable, du point de vue de l‘acte technique, quoi que sans mise en danger de l‘enfant. L‘objectif est de parvenir à remettre la dent dans son emplacement très rapidement, pour que les tissus la ré-enchâssent sans avoir eu le temps de se tuméfier ou de cicatriser. Son succès dépend de trois conditions : la connaissance de cette opération, donc la disponibilité d‘un chirurgien spécialisé ; le temps écoulé depuis l‘arrachage (plus il est court plus les chances sont importantes) ; l‘état de la dent arrachée.

L‘opération elle-même est délicate, complexe, impressionnante et très technique. Il faut notamment que le chirurgien crée à même la gencive une sorte d‘appareil dentaire de fortune maintenant la dent dans son emplacement le temps que la mâchoire l‘intègre à nouveau et que la gencive se reconstitue. L‘opération est très attractive du point de vue technique (l‘apprentissage sur le tas en assistant et participant à de nouvelles opérations est l‘un des modes principaux de formation des médecins). Elle a attiré dans le box jusqu‘à une dizaine de personnes, passant à un titre ou un autre et en profitant pour « voir ce qui se passe ».

La venue du spécialiste est généralement soigneusement soupesée et préparée : le « faire descendre 237» trop tôt (la salle n‘est pas prête) ou pour rien (on pouvait s‘en sortir sans lui) pose des difficultés d‘ordre essentiellement protocolaires. Le problème n‘est pas que l‘on perde un peu de temps, ou que l‘on n‘optimise pas complètement la séquence, mais que l‘on ait abusé de son temps. Il incarne une ressource précieuse à laquelle il faut pouvoir recourir à nouveau en cas de besoin. Sa mobilisation par les urgences s‘accompagne d‘une forme de révérence, même si de fait, c‘est bien un dispositif de mobilisation des ressources hospitalières locales qui est à l‘œuvre : l‘interactionnel et les rapports de statut traversent les procédures. On pense d‘ailleurs à ce passage de « la distance au rôle en salle d‘opération, de Goffman, qui correspond presque parfaitement à ce que nous avons observé :

« S‘il existe une situation dans notre société où les acteurs sont pleinement conscients du poids et de la dignité de leur action, c‘est bien celle-ci [l‘opération chirurgicale]. Une représentation hollywoodienne s‘engage : le chirurgien en chef, tout de blanc vêtu, s‘engouffre dans la salle d‘opération, une fois que ses assistants ont anesthésié et ouvert le patient. Le cercle autour de la table s‘ouvre automatiquement pour lui laisser la place. Il marmonne quelques phrases qu‘il ne termine pas, puis, sans hésiter, presque silencieusement, se met au travail, sérieux, sévère, se hissant avec compétence jusqu‘à l‘image que lui et son équipe ont de lui. »

237 Lorsqu‘il appartient à l‘un des services de l‘hôpital, situés dans les étages alors que les urgences sont en rez-de-chaussée, comme ici.

La part relationnelle – E. Goffman l‘aborde sous l‘angle de la mise en scène de soi et des révérences et différents rituels faits à chacun selon sa place – apparaît comme une dimension importante de la performance globale du service.

E. Goffman souligne d‘ailleurs dans un autre texte les effets et les conséquences de la valeur de certains acteurs sur l‘organisation d‘une institution :

« (…) A partir du moment où une organisation complexe tend à dépendre de personnes particulières, le déroulement habituel des situations de la vie du travail et hors du travail – soit le train-train quotidien – produit, dans la mesure où ces personnes peuvent être blessées physiquement ou enlevées, des situations qui peuvent causer des préjudices à leur organisation. (...) Il ne s'agit de rien d'autre que de risques238. »

Il nous engage ainsi à considérer l‘impact de certains acteurs sur l‘organisation générale du service. Il existe effectivement, tant pour les pompiers (capitaine, puis préfet et partenaires divers en cas de besoin) que pour les urgences hospitalières (spécialistes), une économie des personnes ressources qui s‘accompagne de modes particuliers de leur mobilisation. En l‘occurrence, le risque est surtout qu‘ils ne veuillent plus « descendre aux urgences », se fassent prier, ou attendre… sortes de tiers parmi les professionnels, rares et ponctuellement recherchés, ils font partie du système de secours en tant que ressource et potentialité mais ne participent pas à l‘activité ordinaire. Leur apparition est ainsi un indicateur de l‘activité du service (qui se concentre donc autour de la performance de la personne ressource) et de la particularité du cas concerné (qui sort de la filière de traitement normale).