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I. LE PROFESSIONNEL, INSTANCE TIERCE

2. LES EQUIPEMENTS DE L’INTERACTION

2.3. Aux SAU, dossiers et aides mémoires

Contrairement aux pompiers, qui n‘ont pas principalement à se souvenir des appels, les professionnels des urgences doivent distribuer leur concentration et leur mémoire sur plusieurs patients. Ceux-ci sont en effet examinés une première fois, les uns après les autres, par un infirmier, puis un médecin traite les dossiers à la fois en parallèle et en série. Il examine le patient une première fois puis, s‘il y a lieu de faire des examens, les prescrit au personnel soignant et prend un autre dossier « en attendant » le retour des examens, et ainsi de suite. Il peut ainsi se trouver à l‘instant T avec trois, quatre, voire cinq dossiers en même

208 Si l‘on revient à ce qu‘écrivait Goffman sur les dimensions civiles, commerciales et techniques de la relation de service, nous verrons que dans le cas des pompiers, la dimension technique, qui porte sur le même matériau que les civilité, à savoir le langage, est prédominante. Dans la mesure où il n‘y a pas de dimension commerciale, ni de choix entre différents service concurrents, cette relation de secours d‘urgence parait bien spécifique, et bien éloignée de la relation de service caractérisée par Goffman… quant à la dimension civile de l‘échange, elle ne sert pas au pompiers à réchauffer la relation ou à susciter la confiance, comme nous le verrons.

temps – auxquels correspondent autant de patients. Ce type d‘organisation s‘appuie sur une procédure et sur divers objets, équipements et habitudes d‘actions. Ils viennent organiser un traitement enchâssé des dossiers, une façon de garder le fil, de savoir grosso modo où ils en sont : il en va beaucoup moins ici de la mémoire, ou d‘un reminder obstinément importun, que d’objets-mémoire, recherchés, inventés et utilisés comme ressources.

Le premier d‘entre eux est le « dossier patient ». Avec un code de priorité, un post-it de couleur (par exemple, rouge, prioritaire, jaune, intermédiaire et vert non prioritaire), les constantes, ce qu‘on lui a fait, ce qu‘on a lancé comme examen, ceux qui sont revenus, etc. il est l‘objet-symbole du patient, en même temps que l‘archive et la matérialisation de son parcours de soin. Pour le professionnel, ce dossier est ce qui est véritablement traité, et ce à quoi on se reporte. Il représente la solution de continuité de la prise en charge, par-delà la saturation mémorielle et l’indifférenciation interactionnelle qui finalement guettent le professionnel.

Si pour les pompiers « c‘est sitôt raccroché, sitôt oublié », pour les urgentistes en effet, à moindre échelle (ils voient quand même les patients plus d‘une minute), la succession prévient le plus souvent une réelle mémorisation des patients et du détail de leur situation : « on fait de l‘abattage » ; « il n‘y a pas de relation, pas de suivi ». Médecins et infirmiers se plaignent d‘ailleurs du manque de temps consacré aux patients et n‘apprécient généralement guère le mode de travail en séquence : il empêche tout suivi personnalisé des patients, à moyen terme comme au sein même des urgences ; la prise en charge simultanée ne permet pas la mise en perspective des cas singuliers, l‘approfondissement de la pathologie, ou de la relation.

D‘un point de vue mnésique, les services développent à l‘échelle individuelle des techniques et des outils pour garder le fil, entre les différents dossiers anonymes et brièvement

consultés, de patients qu‘on examinera une ou deux fois et qu‘on ne reverra plus. Ainsi, un système astucieux d‘auto-étiquettes remplit un rôle d‘aide mémoire dans l‘un des services : ce sont des étiquettes d‘examen que les professionnels collent sur leur blouse tant qu‘ils n‘ont pas fini un dossier. Imprimées en plusieurs exemplaires, prédécoupées, ces étiquettes au nom du patient sont collées sur les pipettes et autres feuilles de soin, et sur les professionnels en charge du dossier, sortes de décorations quotidiennes éphémères signalant, pour soi, les examens en cours – et qu‘il ne faut pas oublier. Une étiquette représente un examen en cours accountable per se : prélèvement sanguin, d‘urine, radio, etc.

D‘autres objets jouent un rôle similaire d‘aide mémoire : un tableau, ou une pochette ouverte transparente à son nom punaisée sur un panneau, dans laquelle le personnel soignant met les résultats d‘examens, les feuilles de soin et les autres diagrammes concernant les patients en cours. Un coup d‘œil au tableau ou sur sa pochette fait office de mise à jour ; le seul fait que la pochette ne soit pas vide est en soi l‘indicateur d‘un dossier en cours. Les soignants jouent aussi ce rôle en indiquant souvent au médecin que tel hôpital a un lit disponible ou que tel spécialiste est arrivé. Enfin, la pile des dossiers est elle-même un mode de classement des cas à voir ; elle indique l‘ordre dans lequel examiner les patients : le haut de la pile représente l‘urgent, ou l‘inverse, en fonction des services.

Les collègues, soignants et médicaux, interviennent également constamment dans l‘ordre d‘effectuation des activités et des séquences. « Vous devriez venir… », « tu peux venir voir s‘il te plait… », « elle est pas bien, donc… », etc., sont autant de manières d‘attirer l‘attention, précieuse, d‘un médecin toujours trop rare et occupé, mais aussi de lui signaler un changement dans l‘ordre des urgences, de lui indiquer qu‘il doit intercaler un nouveau cas dans l‘éventail de ceux qu‘il voit déjà. Les infirmiers d‘accueil sont, de ce point de vue, entre

l‘écorce et l‘arbre, obligés d‘affronter l‘impatience parfois jugée légitime des patients209, et l‘indisponibilité, parfois légitime elle aussi, des médecins.

Les accompagnants eux-mêmes font parfois office de reminder210 plus ou moins insistants, se rappelant au souvenir de professionnels qui vont et viennent sans jamais s‘arrêter dans la salle d‘attente ou dans le box : ils signalent que l‘enfant a déjà mangé, n‘a toujours pas bu, a vomi la veille, etc., allant et venant au comptoir d‘accueil en dernier recours, pour manifester avec insistance l‘absence de prise en charge.

Si les professionnels supportent assez bien leurs propres objets mémoire – leur système d‘auto-rappel, d‘auto-mobilisation, ou de pense-bête, dont ils usent et abusent, ils tolèrent moins le rappel insistant que les autres leur assènent, si ténu et précautionneux soit-il, tel celui d‘un parent signalant qu‘on n‘a pas examiné son enfant depuis trois heures. Les reminder personnels, et ceux du service plus largement, sont choisis et intégrés à un rythme décidé par soi ou du moins reconnu – celui de l‘organisation –, alors que les rappels de tiers non-professionnels sont subis et traités comme des facteurs de désordre, propres justement à faire « perdre le fil ». Si l‘infirmier d‘accueil, par définition, est exposé à devoir répondre aux parents impatients avec autant d‘amabilité que possible, les médecins sont moins conciliants. S‘observe ici une division stricte des tâches de contention de l‘impatience des usagers. Le personnel soignant peut éventuellement rappeler à un médecin telle ou telle priorité, mais le parent n‘est en aucun cas considéré par le médecin comme un reminder fiable dans la mesure où il ne maitrise notamment pas le compte des autres urgences et leur hiérarchie à l‘instant T.

209 Ces infirmiers sont pris dans un face-à-face qui les identifie comme ceux sur qui faire pression, et à qui faire connaître son mécontentement.

210 Nous pensons aux messages de rappel étudiés par C. Datchary et C. Licoppe in « La multi-activité et ses appuis: l'exemple de la "présence obstinée" des messages dans l'environnement de travail », @ctivités, vol. 4, n°1, 2007.

Il y a là une des caractéristiques de l‘expérience professionnelle des secours d‘urgence : le professionnel a toujours en tête non pas chaque cas en cours, mais l‘existence d‘une globalité des cas à traiter, et à venir.

Ces situations interrogent, en outre, le périmètre de ce que C. Licoppe211 appelle la

multiactivité – une problématique qui rencontre en effet l‘intensité et le feuilletage du travail des professionnels de secours au contact du public, déjà partiellement lisibles sous l‘angle de la multimodalité des moyens de communication.