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I. LE PROFESSIONNEL, INSTANCE TIERCE

5. DU TRI AU TRIAGE

5.1. Le travail de tri au 18

Les pompiers ont à réaliser, au risque sinon de bloquer le système d‘intervention, une activité de tri des demandes, et en général d‘éviction. Les quatre cinquièmes des appels traités ne se concluent par aucune intervention et, si l‘on veut, ne satisfont pas les attentes des appelants. Dans ce contexte, une forme de grève du zèle consiste même pour les stationnaires à envoyer systématiquement les « camions » pour toutes les demandes entrant dans la très riche nomenclature des motifs valables. Ceci aboutirait, nous explique un stationnaire du CCOT, à bloquer le système en vingt minutes.

5.1.1. Refuser l’intervention

Le tri fait partie des « objectifs organisationnels ». Il s‘agit de garantir le bon fonctionnement et la continuité du système d‘intervention. Il fait autant partie de la mission

des stationnaires de pallier les urgences que de refréner les départs en intervention. En cela, le CCOT est un service public qui, pour donner satisfaction, ne doit pas donner toujours satisfaction. Là réside une grande différence avec les urgences hospitalières, et le grand privilège qui reste aux pompiers : pouvoir refuser l‘intervention.

Les urgences hospitalières, même lorsqu‘elles laissent repartir les requérants sans ordonnance, ne peuvent, en principe, se soustraire à l‘obligation minimale d‘examiner toutes les personnes qui se présentent241 – même si cela ne les conduit pas pour autant à « donner

satisfaction ». Elles partagent toutefois avec les pompiers cette dimension de tri et de hiérarchisation des demandes, pour définir l‘ordre de classement dans la file d‘attente et le degré d‘urgence à traiter chacun. En forçant le trait, il s‘agit moins de satisfaire les attentes de l‘usager, que de prendre une urgence pour une urgence. Cette dimension du travail a des répercussions sur la nature de la « relation de service » et constitue dans les deux cas une facette majeure de la tiercéité des services de secours. Elle s‘entend non pas comme solution providentielle extérieure et désintéressée, mais comme instance de décision souveraine et indépendante, capable de résister aux pressions individuelles et collectives du public et de faire primer l‘intérêt du service et (ou au nom de) l‘intérêt général, sur celui du demandeur.

Le premier objectif du double mouvement de récolte et de vérification d‘informations est de décider s‘il y aura ou non envoi. Le travail du stationnaire consiste moins à satisfaire l‘appelant qu‘à effectuer un tri – pour ne pas risquer de gêner, voire de bloquer le système.

La liste de codage réunissant tous les cas de figures propres à l‘envoi des pompiers (avec des entrées à 3 chiffres par centaine : 100 = feux, 200 = accidents, 300 = secours à

241 Nous verrons toutefois que le doute plane, entre services, sur la réalité de l‘application de cette règle : « nous on refoule pas, c‘est pas comme à … », disait ainsi une infirmière, contrariée devant les temps d‘attente avant examen médical ce jour-là.

victimes,…) compte environ 150 motifs, soit une palette extrêmement large. Les stationnaires refusent souvent d‘envoyer les pompiers pour des cas figurant pourtant dans la nomenclature.

Envoyer ou non les camions : le travail auquel se livrent les stationnaires consiste avant tout à évaluer, à calibrer en langage pompier et à coder une demande de secours – et éventuellement, à y répondre favorablement. Son appréciation n‘est soutenue par aucun texte officiel mais s‘il se trompe, il sera responsable, et tout est consigné, les appels sont enregistrés, et les téléscriptages, conservés et ressortis en cas de plainte. On voit ainsi le stationnaire fabriquer ses propres méthodes pour procéder aux arbitrages, à la fois les moins bloquants pour le système et les moins dangereux pour lui. Chacun se débrouille, fort surtout de son expérience des sinistres et de quelques techniques empiriques, plus ou moins licites (une voix d‘enfant est suspecte, téléphoner d‘une cabine est suspect, on contrôle que la personne donne le bon numéro de téléphone pour vérifier sa sincérité, on prêche le faux pour savoir le vrai, etc.). Les stationnaires évaluent en permanence les cas de figures rencontrés, d‘autant plus attentivement que les décisions prises vont les engager personnellement et directement : l‘évaluation vise autant à prendre la décision qui convient, dans l‘esprit du système, qu‘à se protéger d‘éventuelles retombées, et à protéger les collègues contre des « daubes »242. Aussi, on constate in fine des décisions manifestement discriminantes.

Faire ces évaluations243 nécessite un mode opératoire applicable et efficace pour

l’ensemble des appels, un traitement qui s‘il est ajusté n‘est par définition pas personnalisé

pour autant. Comme dans la plupart des évaluations systématiques, les stationnaires cherchent des indices précis et tendent à leur faire correspondre une action déterminée. Autrement dit,

242 Voir : « Les mauvais appels et les ‗daubes‘ ».

243 Sur l‘évaluation par le stationnaire, peu de choses existent en dehors de Dartevelle M., De l’appel

Au 17 A L’intervention D’un Equipage : Perspectives de Recherche et Etudes Du Travail en Salle de Trafic et de Commandement A Lyon, Lyon, Université de Lyon II et I.H.E.S.I. 1993, mais sur l‘évaluation de l‘appel dans

d‘autres centres d‘appels, on peut lire par exemple G. Fele, « La communication dans l‘urgence. Les appels au secours téléphoniques », Revue française de linguistique appliquée, 2006/2.

ils n‘improvisent pas une réponse, mais recherchent des éléments types. Ainsi, peuvent-ils prendre vite et, sans hésitation, une décision face à l‘infinie variété des cas particuliers. Les indices utiles sont repérés dans le discours préliminaire à l‘échange, puis recherchés systématiquement via un éventail de questions. Il s‘agit moins de déterminer les modalités de l‘envoi, que l‘opportunité même d‘envoyer. Et les critères peuvent être ici différents des critères officiels. Un appel de Neuilly par exemple pose le problème du suivi de l‘affaire car les neuilléens ont la réputation de déposer plainte ; il faut donc être prudent. Un appel du 93 pose le problème d‘une intervention dans un milieu considéré comme hostile (caillassages, insultes). Le stationnaire, ancien pompier, peut être tenté d‘épargner aux collègues un tel déplacement, sachant que ce refus sera par ailleurs le plus souvent sans conséquence pour lui-même. Les critères de l‘envoi n‘ont alors que peu de rapport avec le besoin que l‘appelant à des pompiers, sauf cas grave.

Cependant les grandes constantes d‘envoi prévalent toujours. Un risque provoque systématiquement l‘envoi, même de très mauvaise grâce ; certaines « détresse sociale » ou « urgences sociales » provoque beaucoup d‘énervement, mais donne le plus souvent lieu à intervention, même si le problème ne devrait pas concerner les pompiers. Surtout, les appels d‘adultes, parisiens, passent en général par le filtre officiel, et la décision prise ne dépend que d‘éléments prévus et attendus par le système pompier : le stationnaire détermine si cela dépend des pompiers ou pas, si l‘appel nécessite une intervention, ou non, dans un strict respect des « règles écrites ». Là, il ne change pas les règles officielles pour ses propres règles.

Ce travail de tri fait toute la différence avec les services d‘urgence hospitaliers, qui doivent « voir tout le monde ». Ce tri signifie, pour l‘appelant, un risque de ne pas obtenir d‘intervention, risque qu‘il peut soit anticiper, soit découvrir en situation. Cette dimension, de la performativité de l‘appel – sous l‘angle de sa réussite à provoquer l‘intervention ou non –

est donc contenue dans l‘échange. Un appel au 18/112 comporte le risque d‘un refus et voit ainsi parfois se développer des formes de négociation, de persuasion et d‘intimidation.

5.1.2. La crédibilité de l’appel

Un autre registre est celui des appels douteux. Quand le stationnaire refoule systématiquement les appels d‘enfants, il ne se protège pas, il épargne aux collègues un déplacement probablement inutile. Dans ce cas-là, il prend en fait un risque personnel : si l‘enfant appelle pour un problème grave et qu‘on ne le croit pas, le stationnaire est coupable d‘avoir manqué à son obligation de moyens et des suites malheureuses de son refus de traiter l‘appel. Les stationnaires, quand on les interroge sur les dangers d‘une telle discrimination, pour l‘appelant et pour eux-mêmes, répondent que si c‘est grave, l‘enfant rappellera. Or il a une chance sur cinq d‘avoir le même stationnaire au bout du fil. Le plus souvent, cette règle étant partagée par à peu près tous, il sera donc rejeté à nouveau. L‘idée est qu‘en tendance, on évite ainsi beaucoup de fausses alertes, qu‘on décourage bien des canulars et des blagues, et que le prix – rater de vraies alertes, obliger l‘enfant à insister – reste raisonnable.

Outre les canulars, les pompiers ont à se protéger contre les opérations abusives, où l‘on fait déplacer pour un faux motif (exagération de la gravité ou du niveau de danger, pour obtenir qu‘ils interviennent dans une situation qui ne relève pas de leurs attributions).

Ces phénomènes se repèrent dans les demandes qui sont à la limite du champ d‘intervention des pompiers, en particulier les « ouvertures de porte », légitimes si un enfant

ou une personne à risque est enfermée, mais en dehors de leur compétence sinon, comme nous l‘avons vu244.

Le stationnaire mène en fait deux mouvements en parallèle : collecter l‘information utile, et vérifier la crédibilité de l‘appel. Les questions et les épreuves de crédibilité s‘entrelacent complètement avec la structure du questionnaire de SYNTIA : crédibilité et information ne se traitent pas successivement, mais ensemble. Il reste que l‘enquête du stationnaire commence, dès qu‘il décroche le téléphone, avec ce doute : me dit-on ce que je dois savoir, me dit-on la vérité ? Il se poursuit tout au long du court échange. Le doute ne sera d‘ailleurs pas nécessairement levé à l‘issu de l‘échange, car l‘action prime. Des phrases comme « si ça se trouve, c‘est un faux » ou « si c‘est vrai, ils rappelleront » disent tout à la fois ce contexte d‘incertitude et les prises mobilisées par le stationnaire : quel est le risque à envoyer, à ne pas envoyer, compte tenu de ce qu‘il sait du quartier, de l‘état des moyens disponibles, d‘indices plus ou moins concordants en faveur de la crédibilité ou de la duplicité du requérant, etc.

Aux urgences pédiatriques, cette question de la crédibilité se pose aussi, quoique d‘une façon moins aigue. D‘une part, l‘infirmier peut constater les symptômes de ses propres yeux, dans un grand nombre cas ; de l‘autre, l‘obligation faite aux services de « voir tout le monde » réduit l‘enjeu d‘un mensonge aux quelques cas où l‘on cherche à obtenir un arrêt de travail ou un certificat de coups et blessures. Ce qui est très courant en revanche, bien plus que chez les pompiers, est une différence notable d‘appréciation quant à la gravité du problème et, dès lors, l‘utilité d‘en passer par les urgences. Enfin comme nous l‘avons vu en début de chapitre, aux urgences, à la suspicion d‘abuser des urgences que les médecins peuvent faire peser sur le

244 Pour illustration, voir en particulier les appels n°7, 8 et 17, qu‘il serait redondant de représenter ici et qui se trouvent en annexe.

public répond une suspicion courante du public sur l‘égalité de traitement auquel il estime avoir droit, que le professionnel pourrait léser et qu‘il fait donc défendre.

L‘existence d‘un rapport de défiance des stationnaire envers les requérants au 18, et d‘un jugement d’incompétence diagnostique ou d’abus du service de la part des médecins ans les SAU nous semble ainsi caractériser une facette de la tiercéité des professionnels. Ce rapport suspicieux envers une partie des requérants rencontre en outre le sentiment des requérants d‘être mal ou injustement traités.