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Si nous avons choisi de travailler sur des services d‘urgence, c‘est sous l‘angle de leur activité ordinaire que nous les abordons. Les échanges qui nous intéressent dans ces services sont les moins édifiants, les moins remarquables et les moins extraordinaires. Nous nous focalisons d‘ailleurs d‘abord sur les interactions de premier contact, c‘est-à-dire l‘appel ou la présentation au comptoir des admissions43, et non sur l‘intervention des pompiers ou l‘opération chirurgicale. Afin de nous en expliquer, voyons dans quel univers théorique nous

42 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, Paris, Minuit, 1991 ; sur la notion de « situation » : « La situation », in Les moments et leurs hommes, Paris, Minuit, 1988.

43 En réalité nous avons aussi observé ce qui se passait après les admissions, et nous mentionnerons parfois certaines scènes qui se déroulent en dehors du cadre des admissions ou des appels, mais le cadre principal est celui du premier contact et du démarrage d‘une situation de secours.

nous situons et en quoi il peut apporter sur ces sujets des points d‘entrée, des outils d‘analyse et une manière originale et heuristique sinon d‘apporter des réponses, du moins de poser des questions.

3.1. Un empiricisme

Notre démarche puise à un ensemble assez homogène d‘influences, qui se situent largement du côté de l‘École de Chicago, de l‘interactionnisme, du pragmatisme américain, de l‘ethnométhodologie et de la psychologie de G. Simmel. La méthode empirique qui s‘en dégage est liée à une pratique d‘observation de ce qui se passe, ce qui se dit ou, plus largement encore, s‘exprime (expressions non verbales, corporelles, ton, signes ayant une part essentielle dans l‘interaction de secours). Nous nous reconnaissons dans une manière de questionner les rapports sociaux au plus près des pratiques, et au sein de l‘interaction.

Cette approche est centrée sur les rapports interpersonnels, l‘observation directe, l‘espace sensible44

comme espace de signification commun et, dans une certaine mesure, l‘ordinaire. Elle puise « généalogiquement », si l‘on peut dire, à la source pragmatiste du début du XXe siècle, et notamment, pour ce que nous en retenons, dans le travail de W. James sur la croyance et l‘enquête45

. Il y prend en particulier le parti d‘une appréhension pratique des phénomènes, à travers ce qu‘ils font et la manière dont ils s‘expriment.

44 G Chelkoff, J.-P. Thibaud, « L‘espace public, modes sensibles : le regard sur la ville », Les Annales

de la recherche urbaine, n° 57-58, 1992. Les auteurs font ici référence aux cinq sens qui donnent du sens à des

espaces parcourus mais aussi expérimentés, observés et interprétés. On retrouve des remarques du même ordre notamment chez L. Mondada, « La ville n'est pas peuplée d'êtres anonymes : Processus de catégorisation et espace urbain », Marges linguistiques, n°3, 2002.

Il faut aussi mentionner parmi « nos influences originelles » les fondamentaux empiriques formulés par R. Park46. Celui-ci, sans être considéré comme un pragmatiste, introduit un rapport direct du chercheur à l‘objet, faisant du sociologue chicagolien du début du siècle dernier un enquêteur de terrain et un arpenteur urbain. Sa tutelle et son influence directe sur la recherche universitaire de l‘époque furent déterminants sur le rayonnement ultérieur des pragmatistes et l‘essor sociologique des chercheurs qu‘on rattache volontiers, et souvent malgré eux47, à l‘École de Chicago, et tenants d‘un empirisme « irréductible », selon la formule d‘O. Schwartz48. Bien-sur, d‘autres auteurs, ont également défendu l‘approche empirique, voire ethnographique en sociologie, de même que la sociologie de la vie quotidienne trouve des développements dans d‘autres traditions que celle de l‘école de Chicago (ou ce que l‘on désigne ainsi). Nous nous y sommes cependant moins référés qu‘à l‘héritage chicagolien et pragmatiste américains49 qui constitue donc notre arrière-plan théorique principal.

46 Y. Grafmeyer et I. Joseph, L'école de Chicago - naissance de l'écologie urbaine, Paris, Aubier, 1990.

47 Voir à ce sujet E. Freidson, « une conférence d'Eliot Freidson » Idées n° 116, juin 1999, et H. Becker, « La soi-disant école de Chicago », Colloque Université de Versailles Saint Quentin en Yvelines, 3 avril 1998, en ligne en anglais ‘‘The Chicago School, So-called‘‘ sur le site de l‘auteur :

http://home.earthlink.net/~hsbecker/articles/chicago.html

48 O. Schwartz, postface : « L‘empirisme irréductible », in N. Anderson, Le Hobo, Paris, Nathan, 1993, considéré comme une des enquêtes fondatrices de la démarche empiriste d‘une certaine sociologie américaine.

49 Tels que rassemblés et décrits en particulier par D. Cefai et I. Joseph in L’héritage du pragmatisme,

3.2. Pragmatisme

Concernant l‘héritage pragmatiste, l‘approche empiriciste que nous privilégions doit beaucoup à un héritage sociologique influencé par C. S. Peirce, et plus particulièrement, ses

quatre incapacités50, qui situent la connaissance dans un rapport expérientiel au monde.

C. S. Peirce, dès 1868, fournit en effet en quelques lignes tout un paradigme pour penser l‘expérience individuelle lorsqu‘il formule ses quatre incapacités humaines51 :

1) Nous n‘avons aucun pouvoir d‘introspection, mais toute notre connaissance du monde intérieur est dérivée par un raisonnement hypothétique de notre connaissance des faits extérieurs.

2) Nous n‘avons aucun pouvoir d‘intuition, mais toute connaissance est logiquement déterminée par des connaissances antérieures.

3) Nous n‘avons pas le pouvoir de penser sans signes.

4) Nous n‘avons pas de conception de l‘absolument inconnaissable.

On peut y voir le manifeste fondateur d‘une démarche radicalement pratique, et empirique, donc nécessairement temporelle et située. La vision développée par E. Goffman du rapport au monde des acteurs, et les concepts clés qui en découlent, en particulier ceux de situation, rôle et cadrage, y renvoient directement, et il ne dit pas autre chose quand il écrit que dans l‘ordre de l‘interaction :

« L‘individu capte par les sens des stimuli externes qu‘il interprète alors en fonction de ce qu‘il ressent et de ce qu’il sait déjà ».

Cette perception à la fois batesonienne52 – et de là, quasi bergsonienne – et indexicale

du rapport au monde n‘est pas sans poser la question de l‘universalité des énoncés sociologiques, autrement dit, des limites de la généralisation toujours espérée. Les contributions convergentes visant la prise en compte d‘un monde, de situations et même de

50 C. S. Peirce. Pragmatisme et pragmaticisme, « Quelques conséquences de quatre incapacités », Paris, Cerf, 2002.

51 Ibid.

self53 localisés, situés, vulnérables et surtout changeants nous encouragent en effet à

l‘humilité s‘agissant des possibles universaux d‘observations spécifiques.

Cet enchaînement conduit à une remarque classique mais essentielle s‘agissant de notre positionnement de chercheur, sur la relation de l‘interactionniste à son terrain54. Le sociologue y fait d‘une manière systématique, et avec des visées analytiques, l‘expérience néanmoins ordinaire de la perception sensible de ce que perçoivent, explorent, interprètent et utilisent ceux sur et avec lesquels il s‘est proposé de travailler. Ce qui est à la fois la technique et l‘objet du sociologue qui regarde l‘individu agissant. Autrement dit, l‘enquête elle-même consiste à repérer et à analyser les choses que les enquêtés perçoivent et analysent eux-mêmes au cours de leur activité. Par une approche sensible55 – l‘observation – le sociologue accède à l‘expérience interactionnelle, elle-même fondée sur la perception mutuelle, en particulier la vue et la parole56.

On pourrait rassembler divers courants sous la bannière de ce qui est peut-être en train de devenir un « renouveau pragmatiste »57 dans les sciences humaines, à la manière d‘un

53 C‘est la thèse d‘A. Ogien sur la notion de self chez Goffman, in A. Ogien, « Le remède de Goffman ou comment se débarrasser de la notion de self », Séminaire Cesames, le mental, le vivant, le social, 20 janvier 2005, accessible sur :

http://cesames.org/seminaires.htm

54 La notion d‘autoscopie de P. Bouvier va sans doute plus loin sur la question du rapport, individuel, personnel, du chercheur à son objet et la nécessité d‘en faire l‘analyse, et de la rendre disputable, cf. P. Bouvier,

La socio-anthropologie, Paris, Armand Colin, 2000.

55 C‘est-à-dire, ici, des cinq sens, cf. J.-P. Thibaud G Chelkoff, « L‘espace public, modes … » op. cit. 56 « La vue joue un rôle particulièrement important. En effet, ce qui est entendu, senti ou ressenti attire l‘œil. C‘est en voyant la source de nos stimuli que nous pouvons rapidement identifier et définir — cadrer — la scène en question. » E. Goffman 1991, op. cit.

57 R. Pudal « La sociologie française est-elle pragmatist compatible ? » Tracés, Pragmatismes, n°15, décembre 2008.

paradigme en émergence. La parution de nombreux ouvrages58, traductions et articles

pragmatistes ou consacrés au pragmatisme en France depuis vingt ans dans de nombreux champs disciplinaires des sciences humaines, portés en particulier par la collection Raisons

Pratiques d‘un côté, par le laboratoire de sociologie des sciences de B. Latour, de l‘autre,

pose la question de l‘émergence possible d‘une sorte de nouveau paradigme. Et de se demander avec R. Pudal59 :

« Le recours au pragmatisme constitue-t-il le symptôme d‘une crise paradigmatique globale ? Est-ce un simple phénomène de mode ? Peut-on dès à présent parler d‘un nouveau « paradigme pragmatique » dans les sciences sociales et quels en seraient les éléments définitionnels ? ».

Le courant pragmatiste, pluridisciplinaire – mais pas nécessairement transdisciplinaire – porte en effet, selon la formule de C. Lavergne et T. Mondémé « un héritage fait de médiations »60, où par exemple, la pragmatique linguistique côtoie le pragmatisme de L.

Boltanski et L. Thévenot sans s‘être jamais vraiment fréquentés61. Il est indubitable qu‘au-delà d‘une méthode ou d‘une théorie constituées, les « médiations » du pragmatisme, du pragmaticisme peircien62, de la sociologie formelle simmelienne et de l‘interactionnisme d‘un côté, de la phénoménologie et de l‘ethnométhodologie de l‘autre forment aujourd‘hui un socle paradigmatique de plus en plus consistant.

58 Citons parmi de nombreuses références importantes, D. Cefai et I. Joseph, L’héritage du

pragmatisme, Paris, Aube, 2002.

59 R. Pudal « La sociologie française … » Op. cit.

60 C. Lavergne et T. Mondémé, « Editorial », Tracés, Pragmatismes, n°15, 2008, p. 8.

61 C. Lavergne et T. Mondémé « Pragmatismes : vers une politique de l'action située », Tracés,

Pragmatismes, op. cit.

62 C. S. Peirce ayant trouvé ce barbarisme pour différencier son système de celui des autres pragmatistes.

3.3. Interaction

« Pour Burke toute étude des relations entre hommes en termes d‘action (qu‘il s‘agisse de transaction, d‘échange, de coopération ou de compétition) peut être dite dramatique dès lors qu‘elle a pour fonction de répondre aux questions classiques depuis la scholastique : qui ? Quoi ? Où ? Quand ? Par quels moyens ? Pourquoi ? De quelle manière ? Ces questions entendent établir un rapport entre un acte et son agent, la scène sur laquelle il se déploie, les moyens qu‘il utilise ou les buts qu‘il se donne […] Le drame, dit Burke, est la forme qui permet de comprendre la réalité de l‘action et le fait que le langage ne soit qu‘une espèce de l‘action. Dramatiser une situation, c‘est la transformer en histoire racontable et en la rejouant selon la grammaire et le vocabulaire des motifs, en donner une représentation 63».

Cette citation peut paraître décalée dans la mesure où, pour l‘interaction et sa dramaturgie64, c‘est E. Goffman qui, en général, s‘impose. C‘est en outre à E. Goffman, et non à K. Burke, que nous nous référerons souvent au cours de la recherche, pour approcher et comprendre les interactions en jeu. C‘est enfin à lui que nous empruntons les notions essentielles (cadre, situation, rôle, pour indiquer les trois principales) qui nous ont aidées à construire une grille d‘analyse de nos observations de terrain. Dans cette citation de Burke, c‘est pourtant tout le projet d‘une microsociologie de l‘action qui nous semble trouver déjà l‘une de ses formulations précoces les plus claires65. Si c‘est bien E. Goffman qui l‘a le plus précisée et, surtout, mise en œuvre, la constellation de pensée et la généalogie qui entoure son travail a profondément influencé nos manières d‘envisager l‘observation et l‘analyse des interactions et des activités.

On ne peut d‘ailleurs parler s‘agissant de l‘œuvre de Goffman d‘une théorie constituée, ce que l‘auteur lui-même reconnaissait, et ne considérait pas comme un défaut… E. Freidson disait d‘ailleurs d‘E. Goffman :

63 I. Joseph, Erving Goffman et la micosociologie. Paris, PUF, 1998, p. 30. 64 Cf. E. Goffman, Mise en scène de la vie quotidienne, op. cit.

65 I. Joseph présente lui-même K. Burke comme « un philosophe et critique méconnu en France et dont l‘influence a été décisive dans la formation d‘Erving Goffman, mais aussi de la phénoménologie sociale de Harold Garfinkel ou de l‘ethnographie de communication de Dell Hymes ». Ibid, p. 29.

« Son travail ne présente aucun lien systématique avec une théorie abstraite académique et n‘invite jamais à esquisser une telle théorie »66.

E. Goffman eut cependant à se défendre notamment contre deux critiques, l‘une sur l‘absence d‘une formulation théorique générale de son travail et l‘autre sur les possibilités de circulation entre les niveaux micro et macrosociologiques. Il choisit dans les deux cas de réagir d‘une manière qui put être comprise comme équivoque et toute en second degré. Il revendique ainsi l‘étude d‘un genre mineur :

« Je donne personnellement une priorité à la société et considère les engagements d‘un individu comme secondaires ; ce travail ne traite donc que de ce qui est secondaire»67 Quant à la portée de son travail, il ne s‘agirait pas pour Goffman d‘étudier « comment réveiller les gens » – il y aurait « fort à faire car le sommeil est profond » – mais seulement « d‘entrer sur la pointe des pieds et d‘observer comment ils ronflent68». Comment l‘interpréter ? I. Joseph, introducteur69 en France de la pensée et des ouvrages d‘E. Goffman, guère convaincu par cette défense, y voit plus une ironie qu‘un aveu :

« Rien ne nous oblige pourtant à nous laisser convaincre immédiatement par la déclaration d‘incompétence d‘un auteur (…) dont les concepts ont renouvelé, au-delà de

66 E. Freidson, ―Celebrating Erving Goffman‖, Contemporary Sociology, vol. 12, n°4, 1983, cité en français in J. Peneff, L’hôpital en urgences, Paris, Métailié, 1992.

67 E. Goffman, Les Cadres de l’expérience, op. cit. Notre propre intérêt pour les « personnages secondaires » du secours d‘urgence que seraient les tiers n‘est pas sans rapport avec ce positionnement ou plutôt à un sens du décalage et de l‘incongruité qui puise ses racine chez E. Goffman et I. Joseph.

68 Ibid.

69 Parmi d‘autres, citons notamment P. Bourdieu, qui lui a ouvert la collection « le sens commun » des éditions de Minuit, J. M. Chapoulie pour E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. Tome l : La

Présentation de soi. Y. Winkin pour Les moments et leurs hommes, Paris, Minuit 1988 ou encore très

récemment D. Céfai pour la traduction originale, l‘introduction et l‘édition de l‘ouvrage d‘E. Goffman, Comment

se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris, Économica, à

paraître [Behavior in Public Places : Notes on the Social Organization of Gatherings, New York, Free Press of Glencoe, 1963].

leur domaine d‘origine, la recherche contemporaine en anthropologie sociale et en anthropologie urbaine, en sociologie du travail et des institutions… »70.

Lorsque E. Goffman écrit encore « Je ne m‘occupe pas de la structure de la vie sociale mais de la structure de l‘expérience individuelle de la vie sociale71

», il exprime clairement un positionnement analytique cherchant à accéder à l‘expérience individuelle de la chose et non à la chose elle-même. L‘expérience est d‘ailleurs au moins autant que l‘interaction au cœur de certains de ses travaux72. L‘expérience en tant que manière dont chacun perçoit, comprend et

surtout, réagit à une situation nous offre une grille de lecture particulièrement structurante. Ce point de vue « expérientiel » nous permet pour nos propres questionnements de fixer notre attention non sur les propriétés du secours, ni d‘ailleurs sur ses motivations, mais sur la manière d‘y prendre pied, manière observable puisqu‘elle nait de l‘observabilité mutuelle des acteurs, principe de base de l‘interaction.

Pour I. Joseph l‘apport intellectuel de l‘interactionnisme se déploie, au-delà de l‘expérience, dans un rapport quasi éthologique (cf. Bateson73) aux comportements des hommes :

« Le primat accordé à l‘observation et à la description, la volonté de rendre compte de l‘ordre social en le rapportant aux actions réciproques et aux relations ordinaires entre les gens plutôt que de les subsumer sous les rapports entre institutions, l‘attention au savoir de sens commun et aux manières de procéder dans la vie courante quelle que soit leur validité. »

L‘interactionnisme et son outil privilégié, la microanalyse, s‘attachent ainsi avant tout à ce qui s‘observe : des topographies et des modes de déplacement, des actes, des faits, des

70 I. Joseph, L. Quéré, « L‘organisation sociale de l‘expérience », op. cit. 71 E. Goffman, Les cadres de l‘expérience, op. cit.

72 L‘expérience est en particulier traitée dans ses ouvrages sur les cadres : Les cadres de l’expérience

op. cit. mais aussi d‘une certaine manière Façons de parler, Paris, Minuit, 1981.

gestes, des paroles. La notion de « système d‘activité située74 » qu‘il propose désigne ainsi

l‘activité non pas dans ses motifs et son élaboration subjective, mais dans le jeu d‘interactions verbales et non verbales qui constituent ses ressources.

L‘idée75 est encore que tout ce qui s‘observe lorsqu‘il y a coprésence, non seulement les comportements et les attributs individuels mais le site, les objets, la disposition des lieux et des personnes, leurs manières de se déplacer, tout cela est langage, émission et réception de sens réciproquement déchiffrés, interprétés et intégrés à l‘action.

Il y a aurait ainsi des situations, repérables par des indices, et leurs acteurs : des

moments et leurs hommes76.

Par-delà la diversité des terrains et des mondes sociaux, nous nous sommes centrée non sur une réalité objective, dictant éventuellement ses lois, mais sur la façon dont les êtres perçoivent et donnent sens à ce dont ils font l‘expérience77 à l‘échelle la plus élémentaire, celle des relations interindividuelles à deux et, éventuellement, à trois.

D‘autres auteurs ayant contribué à une pensée de l‘expérience apte à dialoguer avec celle d‘E. Goffman viennent encore compléter l‘arrière-plan théorique de cette recherche pour son versant situé et matériel, parmi lesquels, l‘écologie de la perception, en lien avec l‘inter-observabilité. I. Joseph dira à ce sujet 78 que la vision est « enchâssée » dans l‘action et que

74 E. Goffman, Asiles, Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Minuit, 1979.

75 Voir notamment E. Goffman, « L‘ordre de l‘interaction », Les moments et leurs hommes, op. cit., et l‘article d‘A. Ogien, « Le remède de Goffman… » op. cit.

76 Il s‘agit d‘une formule d‘E. Goffman reprise en titre de l‘excellent ouvrage de recueil introduit par Y. Winkin : Les moments et leurs hommes, op. cit.

77 On pense à nouveau aux « quatre incapacités » structurantes de Peirce, op. cit.

78 Pour reprendre une définition existante, « L‘écologie de la perception est une théorie psychologique de la perception qui s‘intéresse à la relation qu‘entretient l‘individu avec le milieu dans lequel il évolue. Elle

nos sens ne sont pas des « canaux », mais des détecteurs d‘affordance (où l‘on rejoint temporairement le champ voisin de l‘ethnométhodologie79) :

« On comprend donc que l‘écologie de la perception est tout à la fois réaliste et pragmatiste (…) Le concept d‘ « affordance » est donc le concept central d‘une théorie unifiée qui aurait pour objet le comportement finalisé d‘une créature vivant dans un environnement significatif. L‘apprentissage est alors le processus par lequel on distingue peu à peu les traits d‘un donné déjà riche et non la manière dont on enrichit les données nues et dépourvues de signification»80.

Cette notion d‘affordance, ou de ressource dans l‘environnement, s‘entend à la fois comme attribut présent dans l‘environnement, et capacité de l‘acteur à le repérer et à s‘en saisir – à le détourner, éventuellement – pour ses propres fins. C‘est là une idée qui nous sera utile au moment d‘analyser le rapport de mobilisation, de coopération ou de co-activité qui a cours lors d‘une situation de secours : autrui comme prise pour l‘action, ressource pour le secours, affordance.

3.4. L’ordinaire

L‘héritage pragmatiste de l‘interactionnisme, et son lien avec la phénoménologie, la praxéologie et l‘ethnométhodologie, vont bien au-delà de ceux indiqués s‘agissant de nos