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6. LE TIERS ABSENT REFERENT

7.1. Les terrains

Après avoir observé un service généraliste comme celui des pompiers, les services hospitaliers d‘urgences pédiatriques permettaient de systématiser les observations de tiers actifs (a priori, les parents auprès des enfants) tout en complétant les interactions téléphoniques par des échanges face-à-face.

Notre dispositif d‘enquête ne permet cependant pas de balayer toutes les interactions et les implications tierces dans les situations de secours : nous n‘avons pas vu de services d‘urgences pour adultes, d‘urgences psychiatriques, etc. et nous avons limité notre champ aux ouvertures : accueil, premiers échanges, tout premiers gestes. Même si nous avons observé

159 Les workplace studies initialement lancées par Lucy Suchman dans le cadre des recherches menées au Palo Alto Research Center intègrent le rôle du contexte spatial, matériel et technologique dans l‘organisation de l‘interaction dans des situations de travail complexes (contrôle aérien, L. Suchman, Constituting shared workspaces. In D. Middleton & Y. Engestrom (Eds.), Cognition and Communication at

Work. Cambridge, CUP, 1996 ; opération chirurgicale, L. Mondada, "Working with video: how surgeons

produce video records of their actions", Visual Studies, n°18, 2003,…). L‘expression, traditionnellement non traduite, a été récemment traduites par « études des lieux du travail », qui met l‘accent, nous semble–t-il, sur une dimension certes tout-à-fait présente mais plutôt périphérique de ces approches, la dimension écologique. Voir sur les workplace studies, l‘article de L. Mondada, « Interactions en situations professionnelles et institutionnelles : de l'analyse détaillée aux retombées pratiques », Revue Française de Linguistique Appliquée 2006/2, Vol. XI, p. 5-16].

l‘ensemble de la « carrière »160 des patients au sein des services hospitaliers d‘accueil d‘urgences (SAU), nous ne les avons pas suivis ensuite dans les services où ils étaient éventuellement hospitalisés. L‘installation dans la pathologie, et l‘accompagnement au long cours sont restés en dehors du champ d‘étude.

En outre, il ne s‘agit pas de comparer le 18 et le SAU mais de considérer un éventail de situations. Il aurait fallu sinon conduire une comparaison entre le 15 et le SAU, à la limite, ou entre les appels au 18 et les interventions réelle des équipages.

S‘il ne peut donc s‘agir de « tout décrire » de l‘urgence à partir de ces seuls terrains, ils permettent néanmoins, à leur échelle, de construire une définition de la situation de secours, de réaliser et de mettre en rapport une masse d‘observation, d‘en tirer quelques modèles au moins pour les deux types d‘urgences considérés et de dégager des pistes d‘élargissement.

C‘est en recueillant et en analysant des interactions impliquant un tiers que nous avons fait émerger de grands domaines d‘activité, d‘implication, ou d‘engagement des tiers dans les situations de secours, et qu‘une réflexion sur le rôle et la place du tiers dans ces situations a pu se déployer. Nous avons interrogé sous l‘angle de sa tiercéité l‘activité même des professionnels et leur manière de s‘inscrire dans l‘interaction. Nous avons procédé en partant de trois terrains dont l‘activité sera décrite dans la première partie consacrée à la figure du « professionnel ».

Le premier terrain s‘est déroulé au sein du centre de coordination des opérations et des transmissions (CCOT) de la brigade des sapeurs-pompiers de Paris (BSPP), qui assure le traitement des appels au 18/112.

160 Pour reprendre l‘intéressant travail de H. Becker traitant l‘itinéraire de différentes catégories de personnes dont les activités sont jugées déviantes comme des « carrières », des évolutions professionnelles. Cf. H. Becker, Outsiders, op. cit.

Les deux autres, au sein de deux grands services hospitaliers d‘urgences pédiatriques, ont été réalisés en observation non participante aux côtés des médecins, chirurgiens et infirmiers, dans le premier service d‘accueil d‘urgence (SAU 1), et en observation semi-participante dans le second (SAU 2).

Nous avons passé huit semaines auprès des sapeurs-pompiers de Paris et les enquêtes au sein des deux services d‘urgences pédiatriques ont duré environ douze semaines chacune. A chaque fois, nos périodes de présence sur les lieux équivalaient à des gardes161, afin de suivre le rythme à la fois singulier et « normal » ou « insider » des professionnels de ces services. De cette façon, nous pouvions faire des observations réitérées à toute heure du jour et de la nuit, en semaine et le week-end, et dans des équipes différentes. Les périodes (entre octobre et décembre au CCOT, entre mars et décembre aux SAU) ont comporté des vacances, des journées et des nuits plus et moins chargées, et des périodes d‘épidémies (bronchiolites et gastroentérites), ce qui a permis de saisir les rythmes saisonniers, hebdomadaires et journaliers des services.

Concernant les services d‘urgences hospitaliers, le choix s‘est porté, pour des raisons à la fois pratiques et heuristiques, sur de grands services très sollicités. Ces services reçoivent en moyenne 160 à 200 personnes par 24 heures, c‘est-à-dire un nombre de prise en charge et d‘échanges particulièrement important : il s‘y passe toujours plusieurs choses en même temps et les observations possibles, très nombreuses, sont aussi très variées. Symétriquement, ce sont des services qui font travailler des équipes soignantes et médicales nombreuses, avec une partie de formation des élèves, et toute la palette des statuts (externe, interne, faisant fonction d‘interne, senior ; élève infirmier, élève aide soignantes, infirmier, aide-soignante, infirmière

161 Les gardes duraient 14h pour les stationnaires au CCOT, et nous nous calions sur les gardes de jour et de nuit des internes dans les SAU.

chef, cadre infirmier, pratiquant aussi en dehors des urgences ou non, etc.). Il s‘agit de grands pôles avec de gros services d‘urgence, de grands hôpitaux dans de très grandes villes, avec tous les moyens, toutes les interactions avec les autres services, et toute la complexité propres à ces établissements. Cela permet également d‘observer, dans un contexte où le bassin potentiel de patients est important, des situations limites d‘accueil, d‘attente, de saturation et d‘engorgement des services et leurs conséquences interactionnelles.

Concernant la manière dont nous avons organisé nos observations, nous avions, au CCOT l‘autorisation d‘enregistrer les échanges téléphoniques entre stationnaires et appelants, ce qui a donné lieu à un corpus d‘enregistrement dont nous avons retranscrit intégralement une partie162. Nous avons également réalisé quelques entretiens approfondis sur le « sens de

l‘activité » et assez souvent, des « discussions informelles », retour immédiat sur le dernier appel reçu, ou explicitation des réactions ou situations rencontrées. Enfin nous tenions un journal de bord dans lequel nous décrivions notamment l‘activité de la salle 18 et certaines scènes particulières, les cas mobilisant d‘autres acteurs, notamment la régulation médicale, etc. nous avons extrait de ces documents les descriptions du CCOT qui jalonnent ce travail.

Au sein des services hospitaliers d‘urgences pédiatriques, l‘organisation a été différente. Nous n‘avions pas l‘autorisation d‘enregistrer, de photographier ou de filmer. Nous tenions donc au jour le jour et le plus souvent dans les interstices de nos séquences d‘observation un journal de terrain où nous avons autant que possible, et plusieurs fois par jours, décrit les scènes, reproduit de mémoire les échanges et fixé l‘évolution de nos questions et observations. Nous avons repris le principe des discussions informelles autour de ce qui venait de se passer, ou pour expliciter telle pratique, telle réaction, etc. dans le premier service, nous avons suivi au jour le jour les différents professionnels, et surtout, les infirmiers

d‘accueil, les médecins, les chirurgiens et les infirmiers. Nous avons passé moins de temps avec les aides-soignants et les brancardiers. En outre dans le second service, nous avons dû négocier davantage et accepté que notre présence soit encadrée par une infirmière. Le terrain au sein du SAU 2 a ainsi pris la forme originale d‘un « stage d‘observation infirmier » où nous accompagnions des infirmiers durant leur garde et réalisions pour eux toutes sortes de petites tâches163. Ce contexte nous a permis d‘entrer de plain pied dans les situations de contact entre public et infirmières et de comprendre la matière de l‘activité ordinaire du personnel soignant et une part de l‘ambivalence des rapports avec les patients et leurs parents164.

D‘une façon générale on trouvera dans ce travail deux types de matériaux, des retranscriptions d‘enregistrement réalisés au CCOT et des descriptions de sayettes et transcriptions libres de dialogue issues du journal de terrain, pour les SAU.

Au fil du texte, nous serons amenés à reproduire ces transcriptions, et parfois, à les réutiliser, généralement alors sous la forme d‘extraits, lorsqu‘elles permettent d‘éclairer des questions différentes.