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I. LE PROFESSIONNEL, INSTANCE TIERCE

5. DU TRI AU TRIAGE

6.2. Un cadre écologique

Autour de l‘interaction, l‘écologie, dans le cas de l‘hôpital livre des indices qui guident plus ou moins explicitement les protagonistes dans leur manière d‘interagir.

Nous allons voir que la problématique de la tiercéité contenue dans la prise en charge du secours et de l‘urgence, cette tension dialectique entre distance et proximité, privé et public, institutionnel et relationnel, s‘exprime dans l‘écologie hospitalière elle-même.

258 I. Joseph, Erving Goffman et la microsociologie, Paris, PUF, 1998.

259 Nous avons posé nos propres exemples sur les catégories d‘E. Goffman in Les cadres de

6.2.1. L’hôpital peu hospitalier

Du petit hôpital au grand CHU parisien, comme la Pitié-Salpêtrière, exemplaire d‘un complexe évoquant l‘urbanisme urbain – des rues, des impasses, des avenues, des bâtiments séparés, des espaces verts, un parking – et souvent décrit comme ville dans la ville, tout s‘organise autour d‘une activité médicale principale, consistant en principe à identifier des maux et à tenter de soigner des gens. Les en-dehors du soin et les prises pour les besoins primaires autres que médicaux sont rares et peu hospitalières au sens où les services d‘urgence n‘invitent pas à s‘en saisir, au contraire (éparpillement du public, salissures liées à la nourriture et aux gobelets de café…). Si une activité diversifiée est induite par la fonction de soin (alimentaire, pour achalander l‘hôpital et nourrir les gens ; de transport, pour amener et repartir chacun ; commerciale, pour proposer de la lecture et des cadeaux à amener aux patients ; de nettoyage et de blanchisserie, pour laver les lieux, les vêtements et les gens, etc.), l‘hôpital ne propose pas une offre de services particulièrement développée ; même si cafétéria et marchand de journaux, cadeaux et peluche sont présents dans l‘hôpital, leur existence est presque ignorée des professionnels ; ils les signalent rarement à des parents pourtant souvent affamés, assoiffés et désœuvrés, et sont plutôt considérés comme des lieux de dispersion du public qui se dissémine dans l‘hôpital n‘est plus maintenu ensemble dans la salle d‘attente.

Comme le rappelle l‘anthropologue M.-Ch. Pouchelle, qui relève le développement à l‘hôpital d‘une terminologie de l‘hospitalité, de l‘accueil et de la relation de service, il suffit d‘une remarque sur la qualité de l‘accueil pour s‘entendre répondre que précisément, ici, « on est à l‘hôpital et pas à l‘hôtel ».

Si l‘hôpital a pu évoquer la ville, d‘un point de vue architectural notamment, il ne se conçoit absolument pas comme tel, comme on le constate dans les échanges qui témoignent du cadrage de ce qu‘il est, et surtout, de ce qu‘il n‘est pas.

6.2.2. Des espaces catégoriels et catégorisant

L‘organisation spatiale mais surtout les usages qui en sont faits sont empreints de l‘entrelacement d‘un traitement du public à la fois collectif et individualisé, entre indifférenciation de la salle d‘attente et intimité, relative, de l‘entretien médical.

L‘écologie de la perception nous montre comment l‘environnement constitue un univers de sens (auquel nous donnons sens, et qui « fait sens », délivrant des messages) : l‘ergonome ou le concepteur d‘espaces sait comment déterminer des conduites à travers l‘organisation spatiale d‘un lieu : le sens des circulations dans le métro, la file d‘attente à la poste…

L‘environnement hospitalier, avec ses zones privées et publiques, de soin et d‘attente, ses pancartes, écriteaux et affichettes comme autant d‘injonctions à faire, ou ne pas faire, est « cadrant », indiquant visuellement et écologiquement son vademecum, il offre en même temps des prises260 pour l‘action.

Comme le montre L Mondada261, l‘espace est catégoriel pour celui qui l‘arpente. On le charge de catégorisations qui sont autant d‘éléments pris en compte pour l‘action :

« Les raisonnements catégoriels sont ceux qui nous permettent de donner un sens à un événement (la mort d'un manifestant comme un acte d'auto-défense du policier, une bavure ou un accident fortuit), à un lieu (comme étant un lieu dangereux, un lieu fréquentable, ou un lieu où prendre certaines précautions), à des passants dans un espace public (comme étant des promeneurs, des travailleurs pressés, des personnes en attente d'un rendez-vous, ou des trafiquants), etc. c'est-à-dire qui nous permettent d'élaborer la descriptibilité de l'événement, du contexte ou des personnes en la basant sur un tissu de pertinences localement adéquat »

260 Au sens d‘affordance, cf. par exemple I Joseph : « ce que l‘espace, mais aussi le mobilier urbain ou les équipements et objets techniques, peut offrir à un usager comme être agissant ou parlant, ce sont des

prises. Une prise, ou affordance, est une disponibilité pratique dans un contexte ou une activité donnée. C‘est,

par exemple, le cendrier pour le fumeur – il indique les endroits où l‘on peut fumer ou écraser sa cigarette – ou, pour l‘alpiniste, une prise dans une paroi ».

261 L. Mondada, « La ville n‘est pas peuplée que d‘êtes anonymes », Marges linguistiques - Numéro 3, Mai 2002.

Le public y repère le pôle médical et le pôle soignant, l‘espace du soin, celui de l‘attente ou de l‘admission, et les blouses comme autant de personnes ressources potentielles à mobiliser.

Dans une autre mesure, la salle d‘attente, à l‘écart de la zone des boxes, est quant à elle catégorielle pour le service : clairement conçue pour séparer le public en attente de premier examen des patients en cours de prise en charge. Dans l‘un des SAU, elle est suffisamment en retrait pour qu‘il n‘y ait quasiment aucun contact visuel avec le service. Elle fonctionne comme une remise, pièce à l‘écart où sont installés des gens dont la présence se fait oublier – au point que chaque jour, des gens, craignant d‘avoir été oubliés quand l‘attente se prolonge, ressortent et font des incursions vers le comptoir des admissions pour se rappeler au souvenir de l‘infirmier…

Chacun, patients, parent et professionnels, utilise ou déchiffre l‘espace sous l‘angle de ses ressources, notamment dans l‘interaction, pour renforcer sa position, ou se retirer262.

6.2.3. Tripartition des espaces, répartition du public

La division des espaces au sein des SAU correspond à des zones marquées par des spécialisations, des usages et des accès différenciés et spécifiques. Le principe commun aux services étudiés est celui d‘une séparation entre un espace d‘attente (salle d‘attente), un espace de soin (boxes) et un espace d‘examen (autres services, séparés des urgences quoique situé à proximité immédiate).

Chaque service trouve toutefois son propre mode d‘organisation des espaces et de répartition des dossiers à traiter. Dans l‘un des services, les dossiers constitués aux admissions sont déposés dans une salle fermée, inaccessible au public, où les médecins les passent en

revue et se les répartissent, par priorité, par spécialité et par aptitude (les externes en médecine ne peuvent traiter tous les cas ; les chirurgiens et les médecins se répartissent les deux familles de cas). Dans l‘autre service, les dossiers sont déposés sur un comptoir accessible à tous. Le fait qu‘une partie des actions, des interactions, des échanges, bref du spectacle, se passe en quelque sorte devant témoins importe à la fois pour prendre acte des dispositifs d‘exposition, des adaptations à l‘exposition, de l‘indifférence à l‘exposition et de son cortège d‘embarras, d‘effroi, d‘alarme ou de déni.

Une partie de l‘activité des urgences se passe ainsi sous le regard d‘un public, sorte d‘autrui généralisé qui est aussi une forme de tiercéité (de G. H. Mead à G. Simmel), tandis qu‘une autre est interindividuelle, à l‘intérieur des boxes ou, le cas échéant, hors de vue des familles263.

6.2.4. Les ressources écologiques à l’appui des stratégies interactionnelles

Trois espaces complémentaires s‘imbriquent donc : celui, public, des espaces communs, celui, privé, de la consultation et celui, réservé aux professionnels, des coulisses des urgences. Cette tripartition permet de changer de scène selon les circonstances. Elle constitue à la fois des contraintes et des prises pour des stratégies dans lesquelles la publicité ou la discrétion présentent un intérêt… L‘organisation spatiale des services fournit ainsi aux professionnels, familiers des lieux et de leurs ressources, des possibilités de jouer sur les cadres en changeant d‘espace.

Les médecins peuvent ainsi se servir des espaces sous le regard pour orchestrer une mise en scène apte à calmer le public, le faire patienter, ou le dissuader de manifester son

263 La création d‘espaces fermés pour préserver la confidentialité des consultations a fait partie des entreprises d‘amélioration des services d‘urgences, remplaçant progressivement les boxes à rideaux ou collectifs par des boxes individuels construits en dur.

impatience, surtout lorsque le service est très chargé. Les accompagnants également peuvent y circuler ou y séjourner pour se signaler, attirer l‘attention d‘un professionnel, profiter du spectacle durant les moments d‘attente, etc. Inversement, il peut arriver que les professionnels, pratiquant le space switching, emmènent discrètement une famille à l‘écart de cette scène pour lui communiquer certaines choses ou pour lui faire une faveur sans que les autres ne perçoivent une iniquité. Les professionnels et le public jouent ainsi avec les ressources contenues dans l‘organisation spatiale de cet environnement mixte, professionnel et public. Les propriétés écologiques sont, en dehors de leur conception initiale, des prises pour mettre en scène ou développer des stratégies interactionnelles. Le professionnel y traite le public de la salle d‘attente en tant que groupe devant lequel il passe et repasse en prenant soin de ne regarder personne en particulier. Tel patient ou accompagnant tendant au contraire ostensiblement l‘orientation de son corps de son visage, de son regard264 vers les « blouses blanches » cherche à capter l‘attention de l‘un de ces « professionnels occupés ».

Le ballet du médecin prenant l‘air absorbé, pressé et occupé pour éviter l‘interpellation, et jouant sur l‘opacité des règles de répartition des rôles pour justifier d‘être là, rappelle celui des garçons de café décrit par Goffman265 pour parler de l‘évitement en public. Cette économie des regards, est une véritable mise en scène de la disponibilité ou de l‘occupation dans un environnement de sollicitations excessives où la primauté est donnée à la hiérarchisation des tâches et des cas.

Ce type de scènes montre que le rapport entre patient et professionnel est d‘abord, c'est-à-dire dans un premier temps, un rapport de groupe à groupe ; il n‘est pas individualisé ou

264 C. Heath, Body movement and speech in medical interaction, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

265 E. Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, 1. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1975. Il y décrit notamment leur aptitude experte à ne jamais regarder dans la direction des tables non servies ou des zones relevant de leurs collègues lorsqu‘ils ont autre chose à faire, malgré la forêt de mains levées et de visages tournés vers eux des clients en attente de serveur…