• Aucun résultat trouvé

Vers une critique dialectique de la phénoménologie ?

Évidemment, l’ensemble des critiques que Heidegger adresse à Platon, à Hegel et aux dialecticiens n’ont de sens que si elles sont mises en contraste avec l’ « intuition originaire » promise. Mais comment celle-ci, en tant qu’accès immédiat à l’être, est-elle seulement possible ? Déjà chez Aristote, la chose ne semble pas aller sans difficulté puisque le noàj, tel que Heidegger l’interprète, « n’est pas en tant que tel une possibilité pour l’homme », qui se voit confiné, du fait de la nature langagière de son rapport quotidien à l’étant, à l’usage du dianoe‹n plutôt qu’à celui du pur noe‹n, réservé au divin. (GA 19, 196/188) En outre, il convient de noter que ce n’est qu’en dégageant une modalité discursive inédite, soit celle d’un lÒgoj kaq' aØtÕ, qu’Aristote parvient à éviter le piège d’une autonomisation du discours dialectique et à exposer le contenu positif des catégories de l’être. Mais cette « nouvelle idée du lÒgoj » est-elle à son tour entièrement à l’abri des tendances déchéantes qui guettent le lÒgoj en général82 ? (GA 19, 206/197) Dans tous les cas, il semble que

81 Nous nous permettons d’emprunter cette traduction à Denise SOUCHE-DAGUES (Recherches hégéliennes :

Infini et dialectique, p. 115).

82 Au sujet des tensions, voire des contradictions que contient la critique heideggérienne de la dialectique

platonicienne, se rapporter à Fransisco GONZALEZ,Dialectic as "Philosophical Embarrassment": Heidegger's Critique of Plato's Method, p. 371-378. Pour notre part, nous ne nous attarderons pas davantage à une analyse

de la lecture heideggérienne d’Aristote, mais transposerons plutôt les difficultés ici rencontrées au sein d’une analyse d’un second type de lÒgoj kaq' aØtÕ, soit le discours phénoménologique.

Heidegger ait puisé, au contact des recherches logiques husserliennes, l’espoir, notamment longtemps dissimulé par les recouvrements dialectiques, de réactivater un tel lÒgoj kaq' aØtÕ. Seul Husserl aurait en effet, à l’aide de son concept d’intuition catégoriale, « redécouvert la question du sens des déterminations ontologiques formelles ». (GA 19, 223- 224/213)

S’il est une dette que Heidegger n’a cessé de reconnaître à l’endroit de Husserl, c’est bien celle de la découverte d’une présence intuitive du catégorial à même l’expérience concrète, « tour de force » dont il dira plus tard qu’il lui a fourni pour la première fois « le sol : ‘ être ’ ». (GA 15, 378/466) Ainsi, loin de devoir être réduites à un statut d’acte psychique ou de se voir imposées à une matière informe par la seule activité judicative d’une conscience souveraine, les catégories de l’être seraient présentes, à même l’objet donné corporellement, tel un surplus non réel et non sensible, mais néanmoins nécessaire à la cohésion de toute expérience signifiante. Le concept et le jugement auraient ainsi pour corrélat de véritables états de choses, donnés intuitivement, et ils seraient de ce fait susceptibles d’être légitimés par remplissement. De tout cela, Heidegger retient que l’expressivité du contenu de l’intuition trouve son fondement dans la significativité (Bedeutsamkeit) intrinsèque du phénomène, qui se présente toujours déjà à la lumière de certaines articulations catégoriales. Or si la question du rapport entre intuition et expression présente tant de difficultés, c’est précisément parce que ces deux modes d’accès sont dans les faits tellement intimement intriqués, dès le premier moment de la donation, qu’ils se laissent parfois difficilement départager. Heidegger l’illustre bien : « Primairement et originairement, nous ne voyons pas tant les objets et les choses mais nous en parlons d’abord, plus exactement nous n’exprimons pas ce que nous voyons, mais à l’inverse nous voyons ce qu’on dit au sujet de la chose en cause. » (GA 20, 75/92) C’est précisément là où le bât blesse, puisque du fait même que l’objet nous est donné de manière sensée, c’est-à-dire exprimable, découle également le risque qu’un discours préconstruit et non légitimé recouvre le contenu authentiquement intuitif de sa donation. C’est bien là l’erreur que Heidegger

attribue à la dialectique et que la phénoménologie nous intimerait de surmonter à l’aide de sa théorie du remplissement.

Or si cela vaut en principe, est-ce également avéré par la pratique phénoménologique ? Il semblerait que non, si l’on s’en fie à la critique, désormais célèbre, que Heidegger adresse à son maître et à la conduite qu’adopte la phénoménologie de son époque. (GA 20, 14-182/33-195) En effet, Husserl omettrait de s’enquérir de l’être de l’intentionnel et, simultanément, du sens de l’être lui-même. La double réduction qu’il opère afin de dégager l’objet propre de sa phénoménologie, soit la conscience pure et ses vécus, le mènerait d’emblée à éluder toute thématisation de l’existence factice, lieu à partir duquel seul quelque chose comme un véritable projet phénoménologique pourrait pourtant prendre racine. S’il ne convient pas de nous attarder davantage à une présentation exhaustive du contenu de cette critique, il y a toutefois lieu de souligner que, tout bien considéré, la dialectique hégélienne et la phénoménologie husserlienne puisent la cause de leurs erreurs à une seule et même source, soit celle du lÒgoj et des déformations potentielles qui lui sont inhérentes. C’est que, comble d’ironie, Heidegger accuse à son tour Husserl de ne pas avoir été assez phénoménologue, c’est-à-dire d’avoir perdu de vue les choses mêmes en les abordant par le biais d’un discours méthodique préconstruit et inadéquat. De manière non critique, Husserl aurait en effet hérité de tout un ensemble de préjugés traditionnels, qui l’induiraient à considérer la tâche de la philosophie comme celle d’une science absolue portant sur la conscience, telle qu’elle se présente dans son orientation toujours d’emblée théorétique83. Ainsi, il tomberait lui aussi dans les pièges d’un discours, dont la forme ne

83 Sur ce point précis, la phénoménologie husserlienne ne se distingue donc pas de la dialectique hégélienne, ce

sur quoi Heidegger ne manquera pas de revenir plus tard, notamment dans La fin de la philosophie et la tâche

de la pensée : « Mais quelle est l’affaire de la recherche philosophique ? Elle est pour Husserl comme pour

Hegel et conformément à la même tradition, la subjectivité de la conscience. » (GA 14, 77/291) Heidegger ajoute encore : « Les deux méthodes sont aussi différentes que possibles. Mais l’affaire comme telle, celle qu’elles ont pour but d’exposer en la présentant, est la même, bien qu’elle soit entreprise de manière différente. » (GA 14, 79/293) Le Colloque sur la dialectique anticipe également ce propos : « [S]i l’on prend la dialectique au sens moderne, à savoir comme mouvement au sein de la conscience, en ce cas il n’y a pas d’opposition entre Husserl et la dialectique. » (GA 86, 748/6)

convient pas au contenu qu’il doit laisser apparaître, c’est-à-dire qui bloque tout accès à une véritable donation originaire des catégories qui orientent et articulent l’existence factice en son être. Le concept d’intuition qu’il met en avant n’échapperait donc pas davantage au biais qui mine l’ensemble de son entreprise, ce qui incite très tôt Heidegger à distinguer sa propre compréhension de l’intuition originaire de celle que propose son maître :

C’est un mérite de la phénoménologie actuelle d’avoir souligné la signification principielle de l’intuition, d’un retour originaire aux phénomènes eux-mêmes. Mais, ce concept d’intuition, bien qu’il soit véritablement appréhendé sur le chemin en direction de l’origine, n’est néanmoins pas encore assez originaire. Il demeure un danger que l’intuition phénoménologique soit confondue avec l’intuition d’objet. (...) On s’imagine alors le corrélat de l’intuition phénoménologique comme quelque chose de l’ordre d’un objet (Objektartiges). (…) Le premier palier de la recherche est cependant le

comprendre. (GA 58, 237-238)

Heidegger a tôt fait de le constater : l’être, la vie ainsi que l’expérience de fond (Grunderfahrung) dont jaillit l’existence ne se laissent en rien objectiver à la manière d’une chose intramondaine. Tout mode de saisie qui entend ménager un accès direct à ceux-ci doit par conséquent à tout prix éviter leur réification, or ce serait précisément ce danger qui guetterait aussi l’intuition, traditionnellement comprise comme un mode de présentation d’emblée thématisant. C’est pourquoi Heidegger proposera d’abord une refonte de son concept, pour ensuite le destituer au profit d’un comprendre jugé plus originaire84.

84 Si la volonté de prendre ses distances à l’égard d’une intuition objectivante demeure une constante chez le

jeune Heidegger, on peut néanmoins observer chez lui une importante évolution sur le plan terminologique. Ainsi, il tend d’abord à présenter le comprendre comme un mode d’intuition plus originaire que l’intuition dérivée du sous-la-main. Par exemple, le cours de 1919, intitulé L’idée de la philosophie et le problème de la

vision du monde, se termine sur un plaidoyer en faveur de l’« intuition herméneutique », qui seule serait capable

d’indiquer la vie telle qu’elle se manifeste « en et pour soi ». (GA 56/57, 116-117) Heidegger en vient cependant rapidement à réserver le vocable d’intuition à un mode dérivé d’accès à l’étant, suivant une gradation qu’Être et temps nous a bien fait connaître. D’après cette dernière, l’intuition serait ainsi précédée en originarité par la circonspection préoccupée, puis par la (pré-)compréhension ontologique. À ce sujet, nous renvoyons aux travaux de Theodor KISIEL (Intuition to Understanding : On Heidegger’s Transposition of Husserlian

Phenomenology, p. 31-50; The Genesis of Heidegger’s Being and Time, p. 373-381) et à l’intéressante

discussion critique de Francisco GONZALEZ, pour qui l’abandon terminologique de Heidegger ne signifie pas pour autant qu’il ait cessé de privilégier l’intuition en tant que mode d’accès direct à l’originarité (Dialectic as

"Philosophical Embarrassment": Heidegger's Critique of Plato's Method, p. 366-371). Pour notre part, il nous

semble en outre intéressant de noter que cette prise de distance coïncide également avec la soudaine reconnaissance d’un authentique concept d’intuition chez Hegel, découverte que nous laisse mesurer le cours

Tout le projet philosophique du jeune Heidegger se résume en fait à une tentative de ménager un accès direct à cet étant dont « l’essence est précisément d’être et uniquement d’être » (GA 20, 152/165), ce qui implique d’aller à l’encontre des tendances objectivantes, réifiantes et classificatoires que partagent la phénoménologie transcendantale husserlienne et la philosophie systématique d’inspiration hégélienne. Une telle refonte de la phénoménologie, voire de la philosophie, n’est pas peu ambitieuse, si tant est qu’il s’agisse bel et bien d’exprimer conceptuellement l’origine non conceptuelle du concept. Si la dialectique hégélienne se détourne d’emblée d’une telle tâche, en s’empêtrant dans les rets du lÒgoj, la phénoménologie husserlienne tente à tout le moins de l’accomplir, sans pourtant qu’un ensemble de préjugés non élucidés la laisse y parvenir. Mais comment un discours thématique peut-il rendre justice au contenu non thématique de la vie factice ? Quel statut et quel rôle faut-il accorder aux catégories en fonction desquelles s’organise ce discours ? C’est à ces questions que tente de répondre le jeune Heidegger en développant son concept méthodologique d’indication formelle (formale Anzeige)85. Dans la mesure où il paraît

de l’hiver 1925-26. Ainsi, après avoir souligné le rôle prépondérant que revendique traditionnellement l’intuition au sein de l’activité théorique, et ce depuis les Grecs, Heidegger tient le propos suivant, qui tend à remettre partiellement en cause sa lecture antérieure de Hegel : « Vous voyez la signification qu’a le concept d’intuition eu égard à l’interprétation de la connaissance. Vous avez peut-être été frappés, lors de cette caractérisation, par le fait que j’aie escamoté quelqu’un [dont la contribution] est peut-être essentielle, à savoir Hegel.

La Logique et la dialectique de Hegel paraissent rompre avec cette idée de la connaissance – paraissent seulement, puisqu’elles rompent si peu [avec cette dernière] qu’elles ne sont justement rien d’autre que l’intuitus

originarius exacerbé, l’intuition de la pensée elle-même et son intuition d’elle-même, no»sij no»sewj. La

dialectique est l’authentique et radicale philosophie spéculative (cf. Thomas et Aristote). » (GA 21, 123; cf. SZ, 171/145) Comme de fait, ce n’est d’ailleurs plus tout à fait sur le même front que Heidegger s’en prendra à Hegel à partir d’Être et temps, bien qu’il persistera, jusqu’à la toute fin, à faire valoir l’expérience originaire d’une donation se situant en amont des constructions théoriques de son prédécesseur. Plutôt que d’insister sur l’absence d’un concept adéquat d’intuition chez Hegel, Heidegger tentera ainsi plutôt de distinguer l’accès à l’être qu’il entend lui-même ménager de « l’intuition médiatisante », c’est-à-dire de « l’intuition au sens de la spéculation à travers la médiation dialectique ». (GA 76, 278) Sa prétention n’en demeurera pas moins de dégager un accès plus originaire à la chose même que n’a pu le faire Hegel, ce en quoi il faut percevoir une constante essentielle de son explication.

85 Nous avons, en la matière, tiré profit des articles de Sophie-Jan ARRIEN (Foi et indication formelle.

Heidegger, lecteur de saint Paul (1919-20)), de Ryan STREETER (Heidegger’s Formal Indication: A Question

impossible d’aborder l’existence factice de la même manière qu’un objet en général, toute universalisation (Verallgemeinerung) qui chercherait à en exprimer le contenu en le subsumant sous une essence risquerait de se détourner de sa teneur propre86. Mais que peut

donc alors exprimer la philosophie ? Aux yeux de Heidegger, celle-ci ne doit pas, comme ce fut le cas traditionnellement, s’en tenir à une tâche de définition et de classification des divers domaines d’objets, mais elle doit plutôt adopter les traits d’un comportement (Verhalten). Ce que doivent en premier lieu exprimer ses concepts n’est pas en ce sens la quiddité (Was) de l’étant, mais plutôt son « comment » (quomodo, Wie), c’est-à-dire les modalités préthématiques qui conditionnent sa venue au paraître, bien avant qu’il puisse être envisagé sous des traits objectivés. C’est dans ce contexte précis que Heidegger a recours à l’indication formelle. Dépourvue du riche contenu de la définition, celle-ci se veut partiellement vide et provisoire, non pas que cela constitue chez elle un défaut, mais parce qu’elle doit expressément se présenter comme telle pour accomplir proprement sa tâche. Le seul contenu positif qu’elle soit susceptible de revendiquer se résume en fait à celui de sa fonction indexicale. L’indication formelle propose en effet un chemin (mšqodoj), et ce chemin doit bien évidemment la mener à la donation originaire que recherche activement Heidegger. Or cette dernière ne réside en rien d’autre qu’en une situation existentielle historiquement singulière, c’est-à-dire en l’ouverture compréhensive que constitue un ensemble de possibilités à chaque fois propre et concret. À défaut de pouvoir les organiser à distance, ce n’est qu’en engageant tout son être dans ces possibilités et en se les appropriant que celui qui énonce un concept formellement indicatif est susceptible de lui procurer un remplissement et une légitimation. Mais cela implique également d’avoir véritablement à mettre ce concept « en jeu », c’est-à-dire d’avoir à le confronter à l’irréductible mobilité

la phénoménologie) et de Daniel O. DAHLSTROM (Heidegger's Method: Philosophical Concepts as Formal

Indications).

86 Au sujet du contenu critique que présente le concept d’indication formelle à l’égard de la formalisation

husserlienne, se rapporter à Philippe QUESNE, Les recherches philosophiques du jeune Heidegger, p. 109-122. Nous en retenons ces lignes éclairantes : « la formalisation part toujours de l’objectivité comme présupposée puisqu’elle s’élève de l’individu à l’essence, du fait à l’essence, sans jamais se demander ce que le fait, ou la facticité, pourrait être d’autre qu’un objet. » (Ibid, p. 113.)

historique de la vie. C’est pourquoi les « résultats » de la recherche phénoménologique doivent à chaque fois demeurer provisoires et que leur récupération systématique (transcendantale ou dialectique) apparaît, aux yeux de Heidegger, comme le plus grossier des contresens. Bref, tous les concepts philosophiques ont, de manière plus ou moins expresse et accomplie, le caractère de l’indication formelle, et leur valeur ne se mesure en ce sens qu’à l’ensemble des possibilités d’existences, à chaque fois unique, qu’ils sont susceptibles de dégager.

Ce n’est donc qu’en étant formellement indicatif que le discours peut accomplir sa fonction proprement phénoménologique, c’est-à-dire monstrative87. Si le concept peut ainsi

indiquer le chemin en direction de la saisie originaire factice qui le légitime, nous avons bien vu qu’il lui appartient tout aussi bien de pouvoir nous égarer. Une fois déracinés d’un contexte historico-factice toujours mobile et à chaque fois singulier, les concepts peuvent en effet être simplement répétés, sans qu’une légitimation appropriée accompagne leur énonciation. Or que même la phénoménologie ait pu être abusée par de tels recouvrements du lÒgoj constitue une preuve supplémentaire du caractère non fortuit de ces derniers. Comment l’indication formelle parvient-elle dès lors à se frayer une voie à travers les recouvrements et faux-semblants du discours ? Une telle question invite inévitablement à ramener à l’ordre du jour, à l’encontre des violents emportements de Heidegger, la suggestion d’une potentielle complémentarité de la dialectique et de la phénoménologie. Considérant en effet que la phénoménologie, bien qu’elle fournisse un ensemble d’outils qui soient susceptibles de produire l’intuition originaire tant recherchée, n’échappe néanmoins pas d’emblée aux pièges constitutifs du discours, ne bénéficierait-elle pas de l’apport salutaire de la dialectique qui, dûment comprise, se voudrait précisément capable d’orchestrer une

87 Hans-Georg GADAMER exprime bien les difficultés que rencontre le discours formellement indicatif, dans

son rapport toujours tendu avec les autres formes préexistantes du discours : « L’‘indication formelle’ indique la direction dans laquelle il faut regarder. Mais ce qui se montre, il faut apprendre à le dire et à le dire dans ses propres mots. Car ce ne sont que nos propres mots, et non pas ceux qui sont simplement répétés, qui permettent d’éveiller l’intuition de ce que l’on cherchait soi-même à dire. » (Les chemins de Heidegger, p. 284.)

critique discursive du lÒgoj ? À certains égards, il semble que Heidegger ait bel et bien envisagé une telle possibilité88. Certes, la dialectique n’est d’aucun support si, se méprenant

quant au caractère à chaque fois provisoire des avancées phénoménologiques, elle se contente d’attraper au vol quelques pseudo-résultats et tente de les organiser en système achevé. (GA 20, 120/135-136) En revanche, il est un mérite que Heidegger est prêt à concéder aux dialecticiens et c’est celui d’avoir reconnu, sans aucun doute mieux que Husserl, le caractère primordial et essentiellement productif de la négation89. C’est que si l’on peut à tout le moins

féliciter Husserl d’avoir situé l’origine de la négation au sein de l’expérience antéprédicative, il n’a néanmoins jamais démordu du caractère dérivé et partiel du négatif90. Or en la matière,

88 À ce titre, il n’est sans doute pas fortuit que Heidegger, dans ses Problèmes fondamentaux de la

phénoménologie de 1919-20, qualifie sa propre entreprise phénoménologique en termes presque hégéliens :

« Elle est la science originaire, la science de l’origine absolue de l’esprit en et pour soi – ‘ la vie en et pour soi ’. » (GA 58, 1) Annette SELL, qui prend acte de ce passage intriguant, met néanmoins en doute l’idée selon

laquelle il témoignerait d’une appropriation positive de la pensée hégélienne (Martin Heideggers Gang durch

Hegels „Phänomenologie des Geistes“, p. 104). Cela ne l’empêche toutefois en rien de constater que la

tentative que déploie Heidegger afin de ménager un accès authentique à l’essence de la « vie » a beaucoup en commun avec celle de Hegel (Ibid., p. 111). En ce qui touche cet enjeu précis, nous entendons prendre le contrepied de la position d’Annette SELL, en démontrant que l’emploi systématique que Heidegger fait de la négation témoigne d’une réelle appropriation.

89 Karin de BOER l’a bien souligné : « [H]eidegger, turning away from Husserl, comes face to face with Hegel,

who like no other succeeded in thematizing concrete and historical life in a philosophical way. » (Thinking in

the Light of Time: Heidegger’s Encounter with Hegel, p. 270.) À juste titre, elle remarque également ce qui

suit : « Heidegger’s earliest Freiburg courses (…) evidence his primary interest in the function of negativity in