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La « chute » temporelle de l’esprit : sur la filiation abstraite de la subjectivité et du temps

Si le temps hégélien est certes identifiable au devenir naturel, qui consume et anéantit toute chose finie, nous avons néanmoins jusqu’à maintenant fait abstraction d’un élément important de l’exposé de l’Encyclopédie. C’est que dès les tout premiers moments de la Philosophie de la nature, le temps est déjà pensé en étroite relation avec la subjectivité, et ce dans une perspective éminemment téléologique. Ainsi, le temps n’est pas simplement qualifié de « devenir », mais il se présente encore comme le « devenir intuitionné »176. En

bon kantien, Hegel le désigne en effet comme « une forme pure de la sensibilité », de même qu’en bon postkantien, il en fait un principe abstrait de l’unité du « Moi = Moi »177. (GW 20,

247/197) Or son déficit de concrétude, le temps intuitionné le doit au fait qu’il ne soit pas encore concept, ou qu’il soit le concept, mais seulement en soi, c’est-à-dire sur le mode de l’extériorité. Suivant la tendance interne du système hégélien, il apparaît ainsi comme un

176 Contrairement à ce que pouvaient laisser entendre de plus anciennes critiques, Heidegger reconnaît donc, à

tout le moins, l’existence d’un concept déterminant d’intuition chez Hegel. Rappelons toutefois que l’intuition « thématique » – et cela inclut tout autant l’intuition dialectique que l’intuition phénoménologique – a entre- temps acquis chez lui un caractère dérivé par rapport à une (pré-)compréhension de l’être jugée plus originaire et immédiate. Or Heidegger rend également compte de cet ordre de dérivation en termes temporels : « Il existe une connexion interne entre le phénomène de l’intuition, de la prédominance de la vérité de l’intuition, et la manière régnante de comprendre le temps comme temps du maintenant. » (GA 21, 251)

177 Jacques DERRIDA reproche à Heidegger d’avoir éludé ce rapport de filiation au chapitre §82 d’Être et temps,

afin d’accentuer l’origine strictement aristotélicienne du concept hégélien de temps (OUSIAG et GRAMMH.

point de départ indigent que l’esprit, soit le concept qui en vient à se concevoir comme tel, doit assumer, et ce, bien évidemment, sur le mode de la « souveraine ingratitude » à l’égard du commencement qui caractérise sa liberté. Au fur et à mesure que se déploie le système, succèdent donc au devenir vide et aveugle du temps naturel le devenir concret, historique et progressif de l’esprit fini, puis le devenir intemporel de l’esprit absolu. Cet enchaînement de figures, Hegel l’abrège dans un passage devenu célèbre de la Phénoménologie de l’esprit :

Le temps est le concept lui-même qui existe et se représente, comme intuition vide, à la conscience; c’est pourquoi l’esprit apparaît nécessairement dans le temps, et apparaît aussi longtemps qu’il n’a pas appréhendé son pur concept, c’est-à-dire, qu’il n’anéantit pas le temps. Il est le pur Soi-même extérieur intuitionné, non appréhendé par le Soi- même, le concept seulement intuitionné; dès lors que ce dernier s’appréhende lui-même, il sursume sa forme-temps, conçoit l’intuition et est intuition conçue et concevante. – C’est pourquoi le temps apparaît comme le destin et la nécessité de l’esprit qui n’est pas achevé en lui-même (…). (GW 9, 429/518-519*)

Le temps apparaît ainsi comme la marque de l’aliénation de l’esprit qui, pour revenir progressivement à soi-même, doit d’abord se différencier de soi, ou autrement dit, insiste Heidegger, chuter dans le temps178. Dans son infini combat contre soi-même, il incombe en

effet à l’esprit de surmonter (überwinden) le temps, c’est-à-dire de le supporter puis de s’en libérer. (SZ, 434/323) Ce dernier ne saurait en effet s’opposer durablement à l’inquiétude absolue du concept, qui tire au contraire parti de sa négativité tout au long de son inéluctable marche vers la réconciliation. Autrement dit, si le fini doit révéler sa vérité et son concept, bref le sens de sa finitude, il est précisément dans l’ordre des choses qu’il se consume. C’est en ce sens que Hegel, adoptant une position qu’on devine contraire à tout heideggérianisme, se permet de soutenir que c’est le concept qui est « la puissance du temps », et non pas l’inverse. C’est pourquoi également il soutient que « le vrai, l’esprit, l’Idée », en tant qu’il exprime le concept même du temps, « est éternel ». (GW 20, 248/198)

178 Denise SOUCHE-DAGUES tend à relativiser l’importance de ce concept de chute au sein de la conception

hégélienne du temps. « En particulier, on voit bien que ce n’est pas la chute, comprise comme un événement eschatologique, qui est à l’avant-plan de la pensée de Hegel; on peut même soutenir que c’est plutôt le mouvement inverse qu’il retient partout : l’Esprit se constituant, à partir du temps », écrit-elle en ce sens. (Recherches hégéliennes : Infini et dialectique, p. 132.)

On devinera aisément qu’il y a là, pour Heidegger, matière à opposition. S’il ne se contente que de survoler rapidement les nombreux passages où Hegel explicite la nature de la connexion entre l’esprit et le temps, il n’est pas moins prompt à exprimer ses doutes et ses critiques à l’égard de la stratégie hégélienne. Dès l’abord, il juge ainsi tout à fait illégitime ce geste par lequel Hegel établit une équivalence entre le temps naturel, qui se dégage de lui- même de l’espace, et le temps « subjectif », qui anticipe le concept. En 1925-26, il semble même y aller selon lui de la pire sophistique dont soit capable la dialectique :

Le temps est la subjectivité abstraite, le pur être-en-soi, ce à propos de quoi on doit toutefois considérer que Hegel conçoit d’emblée comme sujet et comme subjectivité l’autodifférenciation formelle de quelque chose vis-à-vis un autre, à partir de laquelle quelque chose est ainsi, dans la différence, rapporté à soi-même. C’est dire qu’il introduit dans l’[idée d’une] différence de quelque chose vis-à-vis un autre une idée qui n’est en rien à trouver là. Sur la base de cette subreption, il peut alors dire : le temps est aussi, en tant que point qui se pose pour lui-même, subjectivité abstraite. Ainsi, le temps est les choses elles-mêmes (die Dinge selbst), le temps est la conscience pure et le temps n’est aucun des deux. Encore ici donc, dans le cadre de cet exemple concret de l’explication du temps, [on remarque] ce fait étonnant : Hegel peut dire tout et n’importe quoi sur toute chose. Et il y a des gens qui découvrent un sens profond au sein d’une telle confusion. (GA 21, 259-260)

Loin de changer son fusil d’épaule, Heidegger poursuit dans la même veine au chapitre §82 d’Être et temps, alors que le différencier de la différence est cette fois abordé sous les traits de son équivalent, la négation de la négation. Il nous a déjà été donné d’apercevoir que cette dernière, présentée sous l’angle de l’effectivité abstraite qu’elle manifeste au sein de l’extériorité de la nature, exprimait l’essence du temps. Mais pensée de manière absolue et dans sa « concrétude », cette même négation de la négation exprimerait tout aussi bien l’essence « logiquement formalisée » de la conscience, telle qu’elle a réflexivement été conçue depuis Descartes. (SZ, 433, 322-323) Ce ne serait donc que sur la base de leur négativité constitutive commune que la parenté de l’esprit et du temps pourrait être établie. Or c’est ce point précis que cible la plus franche attaque que déploie Heidegger à l’endroit de Hegel. Le passage est long, mais il convient de le citer entièrement tant son propos concerne étroitement notre objet d’investigation :

Hegel montre la possibilité de la réalisation historique de l’esprit « dans le temps » en revenant vers la mêmeté de la structure formelle de l’esprit et du temps comme négation

de la négation. C’est l’abstraction la plus vide, formalo-ontologique et formalo-

apophantique où esprit et temps sont aliénés qui possibilise l’établissement d’une parenté des deux. Mais comme le temps n’en est pas moins conçu en même temps au sens du temps-du-monde purement et simplement nivelé, et que sa provenance demeure ainsi totalement recouverte, il se borne à faire face à l’esprit comme un étant sous-la-main. C’est pourquoi l’esprit doit nécessairement tout d’abord tomber « dans le temps ». Mais que signifie ontologiquement cette « chute », ainsi que la « réalisation » de l’esprit doué de puissance sur le temps et « étant » à proprement parler en dehors de lui, voilà qui reste obscur. Tout aussi peu Hegel met au jour l’origine du temps nivelé, tout aussi résolument il laisse sans examen la question de savoir si la constitution essentielle de l’esprit comme nier de la négation est en général autrement possible que sur la base de la temporalité originaire. (SZ, 435/323-324)

En filigrane de cet important passage, c’est une fois de plus le problème de l’origine et de l’essence ontologique de la négativité qui refait surface, faisant ainsi écho aux interrogations décisives du chapitre §58 d’Être et temps179. (SZ, 285-286/224) Si Heidegger

reproche en effet à Hegel de penser la négativité en termes abstraits et simplement formels, cela signifie en effet qu’il juge que ce dernier n’a pas puisé son concept du négatif à la source, c’est-à-dire à même une compréhension immédiate et directe de son phénomène. Or, nous l’avons vu, Heidegger a lui-même tenté de remonter jusqu’à cette origine en suivant sa trace jusqu’à la temporalité originaire du Dasein, avant que son enquête ne soit malheureusement brusquement interrompue. Néanmoins, si la temporalité du Dasein doit s’avérer en son caractère premier, il faut également que lui revienne de possibiliser, c’est-à-dire de conditionner et de précéder, les différents modes de déploiement de l’esprit. À ce titre, le temps ne saurait être compris comme « quelque chose » d’extérieur ou comme un sous-la- main préexistant avec lequel l’esprit serait subséquemment mis en relation180. « L’‘ esprit ’

179 Jacques TAMINIAUX (D’une ontologie fondamentale à l’autre : la double lecture de Hegel, p. 196), Denise

SOUCHES-DAGUES (Recherches hégéliennes : Infini et dialectique, p. 118-120), Mafalda de FARIA BLANC (De

l’Idée à l’Ereignis : la lecture heideggérienne de l’ontologie de Hegel, p. 73-74), Karin de BOER (Thinking in

the Light of Time: Heidegger’s Encounter with Hegel, p. 259), Robert S. SINNERBRINK (Sein und Geist :

Heidegger’s Confrontation with Hegel’s Phenomenology, p. 135) et Dennis J. SCHMIDT (The Ubiquity of the

Finite : Hegel, Heidegger and the Entitlements of Philosophy, p. 52) font notamment bien ressortir qu’un

concept abstrait et formel de négativité se situe au cœur du problème.

180 Il y a toutefois lieu de douter que ce soit bien là ce que soutient Hegel, tel que le souligne Denise SOUCHE-

ne tombe pas tout d’abord dans le temps, mais il existe comme temporalisation originaire de la temporalité », confirme à ce titre Heidegger. (SZ, 436/324) Suivant ce renversement hiérarchique, il apparaît à tout le moins que le « nier de la négation » n’est d’abord rendu possible que sur la base d’une temporalisation mortelle, endettée et finie. Mais n’est-ce pas la possibilité même de l’ensemble du projet hégélien qui se voit alors remise en question ? La nature de l’origine du négatif, qui est demeurée dissimulée à Hegel, n’interdit-elle pas son dépassement au profit de l’inconditionné ? Et si vraiment la négativité constitutive du temps originaire est à ce point radicale qu’elle n’est pas dialectisable, la philosophie peut-elle encore aspirer à exprimer l’absolu, tel qu’il se déploie sous sa forme systématique ? Peut- elle toujours compter sur la stabilité et la présence perdurante du sujet pour fonder ses prétentions totalisantes ? N’est-ce pas tout compte fait le temps qui se présente dans ce contexte comme la puissance limitante du concept, et non pas l’inverse ?