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Afin que ces interrogations reçoivent quelques éclaircissements, il faut d’abord que nous comprenions qui est Hegel pour Heidegger. Que lui vaut en effet la nouvelle déférence qu’il semble désormais mériter ? Pourquoi se voit-il désigné comme l’adversaire par excellence ? En quoi, enfin, un débat explicatif avec lui apparaît-il de l’ordre de la nécessité ? Cela, Heidegger l’énonce clairement : il en va ainsi parce que Hegel accomplit la métaphysique occidentale, c’est-à-dire que par lui, ce mode de pensée est mené, selon une modalité précise et de manière grandiose195, jusqu’à son terme. Aux yeux de Heidegger –

du moins à cette époque –, Hegel apparaît en effet comme « le dernier grand métaphysicien de la métaphysique occidentale ». (GA 29/30, 420/420) Nous ne tarderons pas à nous buter à l’ambivalence de cette affirmation, considérant que celui qui la prononce caresse lui-même des ambitions métaphysiques. Hegel doit-il alors être considéré comme le dernier métaphysicien en date ou comme l’absolument dernier, à qui nul ne saurait succéder ? Cette question exige que soient préalablement explicités le sens et les répercussions de la thèse de l’accomplissement. Alors seulement pourrons-nous déterminer si et comment il est possible, dans les circonstances, de prolonger ou de rediriger l’élan métaphysique de la pensée.

D’abord, que faut-il comprendre lorsque Heidegger proclame la métaphysique achevée ? Cela, il l’exprime explicitement dans sa conférence Hegel et le problème de la métaphysique : « Par accomplissement de la métaphysique occidentale, nous entendons la réunion et la mise en forme en un ensemble équilibré et cohérent de toutes les tentatives et de tous les thèmes essentiels apparus au cours de l’histoire de la métaphysique. » (HPM, 31) L’accomplissement (Vollendung) se veut donc essentiellement un rassemblement

195 Nous insistons sur le qualificatif « grandios » dans la mesure où Heidegger l’emploie presque exclusivement

à l’époque afin de caractériser l’entreprise hégélienne (par exemple, GA 24, 15/28; GA 28, 273, 335; GA 32, 38/62). Or, prononcé de sa bouche, ce terme présente une connotation résolument ambiguë. Il exprime certes la nouvelle considération que Heidegger accorde désormais à Hegel, mais aussi, plus subtilement peut-être, un reproche adressé à son oubli de la finitude. Il semble en effet que le projet métaphysique de Heidegger doive renoncer à ce caractère « grandiose » au profit d’une certaine humilité de la pensée, ce qui ressortira de manière encore plus saillante après le tournant des années trente.

(Zusammenschluß) (GA 28, 273), c’est-à-dire une récollection rétrospective et récapitulative de ce qui a été pensé avec justesse, quoique de manière partielle et isolée, au cours de l’histoire de la pensée occidentale. Il y va en effet, au sein du système hégélien, d’une volonté d’articuler entre elles et de penser de concert, dans leur vérité, un ensemble de positions fondamentales apparemment figées dans la relativité et l’unilatéralité de leurs oppositions. Autrement dit, il s’agit pour Hegel de penser la « convergence intime des perspectives corrélatives de la question de l’être » (GA 32, 183/196), ce qui implique essentiellement de concilier les motifs des deux principales impulsions de l’histoire de la philosophie, soit ceux de son coup d’envoi grec et ceux de son tournant vers la modernité. Parvenue à son achèvement, la tradition métaphysique doit ainsi porter au grand jour les tendances unitaires et principielles qui ont animé son déploiement historique depuis son premier commencement. En quel sens peut-on en effet parler de la métaphysique ? Quelle vague de fond anime les remous que son histoire laisse apparaître en surface ? Bref, en quoi réside l’unité de son essence ? À la lumière du pas décisif et terminal qu’accomplit Hegel, il apparaît d’abord que la tâche de la métaphysique doit être comprise comme celle d’une « connaissance de l’être de l’étant en entier accomplie dans la science de l’absolu pour autant qu’il rend possible l’effectivité de l’effectif ». (HPM, 35) Or ce que cette définition annonce implicitement, c’est la constitution onto-théo-(égo)-logique de la métaphysique. Il n’apparaît pas fortuit, en effet, que ce philosophème notoire ait été développé pour la première fois et jusque dans ses plus extrêmes répercussions dans le cadre d’un cours entièrement consacré à Hegel, soit celui du semestre d’hiver 1930-31196. (GA 32, 140) S’il en va ainsi, c’est parce que ce n’est qu’à

l’époque de son achèvement que l’essence de la métaphysique se laisse penser en son fondement, en sa vérité et en sa plénitude.

196 C’est ce que tend à confirmer la conférence sur La constitution onto-théo-logique de la métaphysique (1957),

dans le contexte de laquelle il s’agit également d’en venir aux prises avec Hegel. Rappelons en outre que c’est à l’occasion d’un contact initial avec l’idéalisme allemand, instigué par Carl BRAIG, que Heidegger a pour la

Certes, il est vrai que la métaphysique se voulait déjà tacitement onto-théo-(égo)- logique dès sa première impulsion grecque, et qu’elle le demeura selon diverses modalités tout au long de son déploiement historique. Il est tout aussi vrai que Heidegger a thématisé la double tâche de la métaphysique bien avant d’emprunter un vocable à Kant pour la désigner plus expressément197, et ce en lien avec des réflexions portant non pas

spécifiquement sur Hegel, mais bien plutôt sur Platon et Aristote198. Il pourrait donc sembler,

à première vue, que l’essence de la métaphysique aurait tout aussi bien pu être reconnue indépendamment d’une réflexion quant à la tâche historiale assumée par Hegel. Et pourtant, nous maintenons que la thèse de l’achèvement de la métaphysique et que la pleine découverte de sa constitution onto-théologique vont nécessairement de pair. Pour que l’essence de la métaphysique puisse paraître au grand jour en tant que telle et de manière définitive, il fallait en effet que ses tendances fondamentales « atteignent lentement leur convergence unitaire » (GA 32, 183/196), et ce non pas de manière programmatique, partielle ou simplement implicite, mais effectivement et explicitement199. Il fallait ainsi que ses divers motifs, jusque-

là plus ou moins latents, révèlent leur unité structurelle et soient articulés de manière cohérente, de telle sorte qu’aucune parcelle de l’ensemble de l’étant ne soit laissée de côté. Il fallait encore que toutes les possibilités principielles du mode de pensée métaphysique soient poussées à leurs plus extrêmes conséquences, de manière telle que leur pleine réalisation coïncide avec leur épuisement200. Autrement dit, il fallait qu’au projet directeur

d’une « science de l’absolu » corresponde également une « réponse absolue », que seul Hegel

197 L’expression « ontothéologie » n’est effectivement pas de Heidegger, qui l’a manifestement empruntée à

KANT. Elle figure ainsi dans la Critique de la raison pure, alors qu’il s’agit pour KANT de désigner une variante de la théologie transcendantale, qui prétend connaître l’existence de l’être originaire « par simples concepts, sans l’aide complémentaire de la moindre expérience ». (Critique de la raison pure, A632/B660, p. 553.)

198 À ce sujet : François JARAN-DUQUETTE, La métaphysique du Dasein dans l’oeuvre de Martin Heidegger :

Repenser l’essence de la métaphysique à partir de la liberté humaine, p. 104-118.

199 Jacques TAMINIAUX fait bien ressortir la nature de l’enjeu : « [C]’est bien l’essence de la métaphysique qui

pour la première fois est chez Hegel portée au langage. Mais si l’essence de la métaphysique est le cèlement de la différence de l’être et de l’étant, cela ne signigie-t-il pas que la dialectique témoigne à titre privilégié de cette différence et de son cèlement ? » (Dialectique et différence, p. 326.)

200 Dominique JANICAUD insiste avec raison sur cet aspect de l’accomplissement : « Puisque philosophie et

métaphysique sont synonymes, il s’agit bien – avec Hegel – de l’accomplissement de la métaphysique occidentale, c’est-à-dire de l’expression, du développement complet et de l’épuisement de ses possibilités internes. » (Heidegger – Hegel : un « dialogue » impossible ?, p. 147.)

aurait su formuler. (HPM, 35) Or en quoi au juste peut-il être dit que l’ensemble des motifs fondamentaux ayant animé la réflexion métaphysique depuis son premier commencement trouvent leur point focal dans le système hégélien ? Cela, Heidegger l’expose synthétiquement et sans ambigüité :

La question de l’être est donc en son tout onto-théo-égo-logique. L’important est alors que, dans tous les cas, nous prononçons le terme de « logique ». L’expression prégnante de ces rapports envisagés en leur configuration originaire et leur fondation close consiste en ceci que, pour Hegel, l’absolu – c’est-à-dire le vraiment étant, la vérité – est l’esprit. L’esprit est savoir, lÒgoj; l’esprit est Moi, ego; l’esprit est Dieu, qeÒj; et l’esprit est effectivité, l’étant comme tel, Ôn. (GA 32, 183/196)

Le concept hégélien d’absolu, dans son acception spirituelle, serait donc le point culminant de la métaphysique occidentale. Il ne saurait évidemment être question de poursuivre notre chemin sans préalablement exposer les raisons qui poussent Heidegger à soutenir cette thèse, qu’il s’agira pour nous d’exposer en quatre temps, correspondant aux quatre ramifications de la constitution. Voyons donc de plus près en quoi le système hégélien revendique une portée 1. onto- 2. théo- 3. égo- 4. logique, et surtout, quelle forme adopte chacun des traits constitutifs de la métaphysique, à l’heure de son achèvement.

1. Qui entend d’abord rendre compte de l’intention du projet hégélien doit nécessairement le situer dans le prolongement du commencement antique de la philosophie. La continuité de la tradition métaphysique est en effet maintenue par l’unité d’une question, formulée expressément par Aristote et s’énonçant comme suit : t… tÕ Ôn; – qu’est-ce que l’étant en tant qu’étant, c’est-à-dire eu égard à son être ? Or une telle interrogation invite à une réponse dont la forme est celle d’une ™pist»mh, soit d’une science, ici entendue au sens large d’un savoir portant sur ce que l’étant présente, en son caractère, d’universel. En tant que science de l’Ôn, la métaphysique revendique ainsi tout naturellement le nom d’ontologie. Depuis que Platon, ce « découvreur de l’a priori » (GA 24, 463/390*), a questionné en direction de l’™pškeina tÁj oÙs…aj, elle adopte en outre une orientation plus ou moins expressément transcendantale, c’est-à-dire qu’elle porte son interrogation au-delà de l’étant simplement donné en vue de dégager les conditions qui le rendent possible en son effectivité.

(GA 24, 399-406/339-343) En quoi Hegel peut-il dès lors être qualifié d’héritier des Grecs ? En ce que le « nouveau concept d’être » qu’il développe n’est rien d’autre que « le concept ancien, antique, advenu à son accomplissement total et extrême », nous dit Heidegger201. (GA

32, 204/217) La portée ontologique de son projet ne saurait évidemment être mise en doute, ne serait-ce que parce que la Science de la logique se propose expressément de « découvrir la nature de l’Ens en général ». (GW 21, 48/51) Mais bien loin de s’en tenir à une universalité creuse, Hegel s’efforce en outre de développer le concept d’être dans la plénitude de sa détermination, ce qui le mène au final à exposer la nature de l’idée absolue, qui « seule est être ». (GW 12, 236/549*) Or en tant qu’il est idée, puis esprit, l’absolu hégélien présente aussi le caractère de la vie, de l’infinité et de l’éternité. Il est ainsi la « stabilité autonome qui se tient en soi », qui maintient son identité jusque dans l’être-autre et qui demeure en repos alors même qu’il se meut. (GA 32, 207/220) Heidegger multiplie encore les stratégies en vue d’expliciter le sens que revêt le concept d’être chez Hegel, suivant les multiples visages qu’il présente au sein du système, soit notamment ceux de la penséité, du concept, du sous-la-main, etc. (GA 86, 35; GA 32, 59-61/82-84) Ce qu’il y a cependant d’essentiel à retenir pour nous, c’est qu’au terme des nombreuses transformations que lui a fait subir la tradition, celui-ci est assimilé à la pleine effectivité du « présent absolu », ce à la lumière de quoi il apparaît de manière éminente que l’être a, depuis l’oÙs…a grecque jusqu’à l’esprit hégélien, été compris en tant que « présence constante ». (GA 31, 111/112; HPM, 47-51) À cela, il convient en outre d’ajouter que Heidegger n’hésite pas à inscrire les réflexions systématiques de Hegel dans le prolongement de la tradition transcendantale, dont elles annoncent aussi le crépuscule. C’est toutefois d’une manière bien propre et toute particulière202 que Hegel doit être qualifié de penseur de la transcendance, puisqu’il est celui

201 Hans-Georg GADAMER raconte à ce titre que Heidegger affirma très tôt de Hegel qu’il était le « plus radical

des Grecs » (Hegel und Heidegger, p. 93).

202 Dans Être et temps, Heidegger qualifie l’être de « transcendens » par excellence. (SZ, 3/25) À ce titre,

l’ontologie se veut par essence transcendantale, tendance que KANT aurait exploitée de manière insigne et à

laquelle Hegel, alors même qu’il procédait à son absolutisation, aurait fait subir un « rétrécissement et un affadissement bien particuliers ». (GA 32, 195/208) Plus tard, Heidegger reviendra sur ce jugement et assumera pleinement la thèse selon laquelle Hegel se serait approprié et aurait accompli la philosophie transcendantale kantienne. C’est du moins ce que tend à démontrer l’Éclaircissement de l’introduction à la Phénoménologie

qui procède à une « absolutisation », c’est-à-dire tout aussi bien à une « dissolution » de sa problématique. (GA 32, 195/208) En pensant l’absolu comme esprit, Hegel supprimerait en effet l’écart qui subsiste entre ce qui relève du registre de la condition de possibilité et ce qui relève de l’effectivité proprement dite. En ce sens, Heidegger qualifie à la fois et indifféremment l’absolu de « possibilisation de l’étant en sa totalité » et d’« effectivité absolue de ce qui est effectivement ». (HPM, 29-31*) C’est dire que rendant possible toute réalité, l’absolu se présente tout aussi bien comme étant lui-même cette réalité203. Son

essence implique et ne diffère pas de son existence. Bref, le concept d’absolu n’exprime rien d’autre que l’épuisement total du possible dans le réel et l’effectif.

2. Alors qu’elle s’interroge quant à ce qui caractérise l’étant en tant que tel, la métaphysique est corrélativement mise sur la piste de ce qui agit à titre de condition première du rassemblement de l’étant en un ensemble totalisant, sans être lui-même à son tour conditionné par quelque autre principe. Elle s’enquiert ainsi de l’étant primordial, suprême et inconditionné, de l’ens realissimum ou, en termes grecs, du qeÒj. Il apparaît donc que dès l’amorce de sa tradition, la métaphysique tend également à s’établir comme théologie, ce qui se laisse notamment éprouver de manière explicite dans un célèbre passage du livre E de la Métaphysique d’Aristote204. Ce qui toutefois demeure énigmatique, c’est la raison

fondamentale qui pousse la philosophie première à se comprendre comme une double tâche. Ce problème a bien sûr entraîné à sa suite d’innombrables tentatives de conciliation, jusqu’à ce qu’il retentisse dans la Logique hégélienne, dans le cadre de laquelle il s’agit effectivement de penser l’unité de l’ontologie et de la théologie spéculative – et ce jusqu’à les confondre, ajouterait Heidegger. Que la Logique adopte une orientation expressément théologique, cela se vérifie effectivement dès lors que Hegel affirme de son contenu qu’il « est une

l’article de Dietmar KÖHLER, Hegel als Transzendentalphilosoph? – Zu Heideggers „Phänomenologie“ –

Deutung von 1942, ainsi qu’au livre d’Annette SELL, Martin Heideggers Gang durch Hegels „Phänomenologie

des Geistes“, p. 130-133.

203 Ou comme l’exprime d’Alphonse de WAELHENS, « ce qui est présent et la Présence cessent de se distinguer »

(Identité et différence : Heidegger et Hegel, p. 230).

représentation de Dieu, tel qu’il est dans son essence éternelle, antérieurement à la création de la nature et d’un esprit fini. » (GW 21, 34/35) La question de la nature de l’être en sa généralité est ainsi abordée de concert avec celle de la forme la plus haute et effective que puisse adopter l’étant, soit de telle sorte que le concept d’absolu puisse leur apporter une réponse commune. Or le système stipule que l’idée absolue, sous sa forme réalisée, est esprit; qu’elle est l’« ens realissimum qui, unissant en lui toutes les réalités, toutes les essentialités, est ce qui rend possible ce qui est effectivement ». (HPM, 33) Bref, l’absolu hégélien s’assimile au Dieu fondant, rassemblant et orchestrant le devenir de l’étant en sa totalité, ce dans la continuité de quoi Hegel va même jusqu’à soutenir que « la philosophie (…) n’a d’autre objet que Dieu ». (W 13, 139/166) La question de la mystérieuse unité de la philosophie première, telle qu’elle a été soulevée par la Métaphysique d’Aristote, semble dès lors une fois pour toutes réglée – à moins qu’elle n’ait tout simplement été écartée. À cela, il convient en outre d’ajouter que Heidegger insiste partout sur les racines profondément chrétiennes de la pensée hégélienne, contrairement à certains commentateurs, qui souhaiteraient les réduire au silence205. (cf. GA 32, 143/158, 162/177; HPM, 33) À l’encontre

de toute forme de fidéisme, Hegel développe en effet le projet de concevoir philosophiquement et spéculativement la doctrine de la Trinité chrétienne, dont il peut être dit qu’elle exprime la triplicité du concept à l’intérieur des limites de la représentation religieuse. Bref, il ne s’agit de rien de moins que de développer une connaissance scientifique et conceptuelle du qeÒj christianisé, qui adopte dès lors les traits de l’esprit absolu.

3. Si l’on ne peut négliger l’héritage grec et chrétien du projet hégélien, il ne saurait davantage être question de méconnaître son orientation résolument moderne. Afin de parvenir à son achèvement, l’histoire de la métaphysique doit en effet subir une inflexion

205 Dans L’ombre de Dieu, Didier FRANCK n’en reproche pas moins à Heidegger d’avoir oblitéré l’identité

spécifiquement chrétienne de Hegel, en négligeant notamment le caractère irréductiblement révélé du Dieu chrétien. Bernard MABILLE s’efforce également d’évaluer en quoi le dieu hégélien est susceptible d’échapper

à la caractérisation onto-théologique que lui impose Heidegger (Hegel, Heidegger et la métaphysique –

décisive, laquelle adopte davantage la forme d’un renversement que celle d’un recommencement radical. Il est bien évidemment question du tournant subjectiviste qu’a opéré Descartes, geste que Heidegger interprète comme « l’extension et la transposition » du commencement antique. (GA 32, 196/209; cf. GA 05, 106-111/138-145) Si les Grecs, du fait du rôle principiel qu’ils accordaient au « voir » et à la yuc», anticipaient déjà la primauté qui serait plus tard accordée à la conscience, il revient en effet exclusivement à Descartes d’avoir fait de celle-ci le subjectum par excellence, c’est-à-dire de l’avoir située expressément au centre de toute problématique ontologique. Ainsi, avec l’avènement de la modernité philosophique, l’onto-théologie devenait tout aussi bien égologie. Or la découverte du caractère égoïque de l’Øpoke…menon allait également de pair avec l’émergence d’un nouvel idéal de rigueur scientifique, découlant d’une transformation de l’idée de vérité en exigence de certitude absolue. Dans le prolongement du tournant cartésien, cette orientation détermina de manière décisive les projets systématiques de Leibniz, de Kant et des idéalistes allemands, chez qui il s’agissait à chaque fois de déterminer selon quelles modalités et jusqu’à quel degré le sujet pouvait être qualifié de fondement certain de l’organisation de l’étant en sa totalité206.

Mais comment, plus précisément, Hegel porte-t-il le projet égologique de la modernité tout entière à son accomplissement ? En quoi va-t-il plus loin que tous ses prédécesseurs lorsqu’il affirme qu’il importe d’appréhender « le vrai non pas comme substance, mais tout aussi bien comme sujet », formule sur laquelle Heidegger ne manque pas, par ailleurs, d’insister ? (GW 9, 18/37) À cela, il s’agit de répondre, suivant une interprétation plutôt classique – et hégélienne ! – de l’histoire de l’idéalisme allemand, que Hegel surpasse en fait ses devanciers dans la mesure précise où il établit l’identité absolue, et non pas simplement subjective ou objective, du sujet et de l’objet. Avant lui, Kant et Fichte n’y seraient d’abord pas parvenus,