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Si la liste des divergences tout juste énumérées est loin d’être exhaustive, elle présente néanmoins assez de motifs pour justifier que phénoménologues et néo-hégéliens aient ressenti la nécessité d’une explication d’envergure sur la scène philosophique de l’époque. Ce n’est cependant pas tant Husserl lui-même que ses disciples qui orchestrèrent le débat, et la maxime « Aux choses mêmes ! » leur fournit un prétexte de taille pour s’attaquer aux « constructions en l’air » (SZ, 28/42) des néo-hégéliens. Heidegger se joignit volontiers aux hostilités, lui qui, déjà quelques années auparavant, avait énoncé le désir de s’expliquer avec Hegel. Les cours qu’il professa au début des années vingt nous offrent ainsi une occasion unique de prendre la mesure de ce conflit, dans le cadre duquel Heidegger se rangea fermement dans le camp de la phénoménologie. Certes, le fond husserlien de sa critique ne manque pas de se manifester, notamment lorsqu’il reproche à Hegel d’avoir développé, derrière des apparences de plasticité et de radicalité critique, une méthode « qui s’est réfugiée dans son autonomie, qui ne se préoccupe pas de son origine et qui est à peine concernée par sa scientificité ». (GA 61, 150) Il s’en faudrait cependant beaucoup pour dire que Heidegger adopta une position strictement husserlienne, considérant qu’il avait déjà commencé à prendre ses distances à l’égard de son maître. Et les choses pourraient davantage se complexifier s’il s’avérait que sa critique renfermait secrètement des motifs hégéliens.

« … mélanger le feu et l’eau »

En vue de faire ressortir le caractère hautement polémique de cette explication naissante, il convient d’adopter pour point de départ un bref chapitre du cours de 1923 sur l’Herméneutique de la facticité (GA 63). Heidegger y met en effet en scène, sur un ton

65 L’occasion nous a déjà été donnée de présenter au public une version condensée de la présente section, sous

singulièrement acrimonieux, les enjeux du débat qui oppose dialectique et phénoménologie. À partir d’un survol de ce texte et du support qu’offrent à son propos d’autres textes sensiblement contemporains, il nous sera possible de prendre la mesure des griefs de Heidegger à l’endroit de la dialectique hégélienne.

Le cours de 1923 s’ouvre sur un ensemble de considérations portant sur « l’aujourd’hui » philosophique et il n’est pas surprenant, dans le contexte, que Heidegger doive immédiatement en venir aux prises avec le néo-hégélianisme montant. En vue d’assigner à la dialectique son lieu propre, il définit d’abord formellement la tâche traditionnelle de la philosophie comme celle d’une détermination et d’une classification thématique de l’étant, tel qu’envisagé sous l’angle de sa totalité, de son universalité et de son unité. Mais pour qu’une telle tâche puisse être proprement entamée, un regard doit préalablement être jeté sur l’étant, qui soit susceptible de le laisser apparaître sous tel ou tel aspect, de telle ou telle manière. Laissant d’abord en suspens la question de savoir si la dialectique parvient à expliciter avec succès la nature d’une telle saisie, Heidegger souligne qu’elle ne se soustrait pourtant pas à cette exigence initiale, elle dont l’affaire est celle d’une « unification, constamment sursumante, concevante (mitbegreifenden) et tendant à l’extension (wieder ausgreifenden) ». (GA 63, 41) Étant donné cette manière relationnelle et dynamique d’ordonner les unes aux autres les catégories avec lesquelles elle compose, la dialectique peut ainsi être opposée à d’autres modes de classification dont la tendance consiste plutôt à juxtaposer de manière statique ces mêmes catégories, tendance à laquelle la phénoménologie, selon Heidegger, n’échapperait pas toujours. Or dans un tel contexte, il pourrait être opportun de croire que la phénoménologie tirerait profit d’un influx de dynamisme dialectique, fusion d’horizons qui ne saurait toutefois être menée à bien sans que s’impose d’abord une importante question préliminaire, soit : les deux méthodes sont-elles même conciliables ? La réponse de Heidegger en la matière ne pourrait être plus catégorique : « Lorsqu’on tente aujourd’hui de rapprocher les tendances fondamentales de la phénoménologie et de la dialectique, c’est comme si on voulait mélanger le feu et l’eau. » (GA 63, 42) Et en vue d’ajouter, pour ainsi dire, de l’huile sur le feu en question, Heidegger

déclare la dialectique « fondamentalement (…) non philosophique », ajoutant au passage que « l’hégélerie (Hegelei) renaissante, si elle s’impose, sapera de nouveau la possibilité même d’une compréhension de la philosophie »66. (GA 63, 46)

La radicalité de la position heideggérienne semble d’emblée couper court à tout espoir de dialogue. Mais sur quelle base les deux méthodes peuvent-elles être dites à ce point incompatibles ? La stratégie rhétorique employée par Heidegger afin d’exposer les fondements d’une telle opposition consiste à inventorier d’abord un ensemble de reproches adressés par les tenants de la dialectique à l’endroit des phénoménologues, pour ensuite les laisser se retourner, d’un point de vue phénoménologique, contre eux-mêmes. Un premier point litigieux concerne la nature du rapport à l’immédiateté. Dans une perspective dialectique, la phénoménologie demeurerait en effet enchaînée à la donation immédiate de l’étant et faillirait dès lors à concevoir un degré plus éminent d’immédiateté, soit celui de l’immédiateté médiatisée. Ou en d’autres mots, la phénoménologie se satisferait d’une simple présentation de son objet (nur bekannt machen mit etwas), alors que la dialectique seule accéderait à une véritable connaissance (Erkennen) de celui-ci. (GA 63, 44) Bref, la phénoménologie s’enliserait dans son point de départ et ne parviendrait jamais à s’élever à une compréhension englobante des plus hautes sphères de l’esprit. Ceci nous mène au second reproche, selon lequel la phénoménologie échouerait à pénétrer de manière compréhensive l’irrationnel (das Irrationale), Heidegger visant par l’emploi de cette expression ambiguë ce qui, hors du cadre de la science rigoureuse, relève de la transcendance, de la métaphysique, mais aussi de l’art et de la religion67. À cet égard, la dialectique serait plus apte à penser

66 Quelques extraits de la correspondance que Heidegger entretenait avec Karl JASPERS nous indiquent qu’il

avait l’occasion de prendre la mesure de cette renaissance dans le cadre même des exercices et séminaires qu’il dirigeait. Dans une lettre du 10 décembre 1925, il déplore ainsi que des hégéliens « si hégélianisés qu’ils ne savent pas eux-mêmes où ils ont la tête » ne lui soient d’aucune aide alors que, dans le cadre de travaux dirigés, il tente de déchiffrer le sens du commencement de la Logique. (HJBW, 57/50) Le 17 février 1926, il se désole cette fois qu’« un élève de Kroner qui travaille prétendument sur Hegel et qui depuis ce temps touche une bourse » fasse dans son séminaire « une impression des plus déplorables ». (Ibid., p. 61/53*)

67 Pour un aperçu des enjeux de la discussion portant sur l’inclusion de cet « irrationnel » dans le discours

l’infinie richesse de la vie que ne le serait la phénoménologie, dont l’ambition se trouverait constamment entravée par un excédent de scrupules méthodologiques.

Évidemment, Heidegger a beau jeu de répondre, en un second temps, au réquisitoire qu’il a lui-même formulé. Au dialecticien qui reprocherait à la phénoménologie son caractère limité et son manque de portée métaphysique, il adresse en retour une critique du caractère empressé et uniformisant de sa méthode. Aussi, bien loin d’être un défaut, la tendance que présente la phénoménologie à séjourner prudemment et patiemment auprès de ses limites (Beschränkungen), c’est-à-dire à constamment se soucier d’une délimitation méthodologique rigoureuse de ses différents domaines de recherche, relèverait plutôt d’une retenue salutaire68.

Aux antipodes de la sobriété phénoménologique, il situe en effet la précipitation excessive dont fait montre la dialectique à unifier les différents domaines de l’irrationnel à partir d’un ensemble de concepts prédéfini et nivelant. Il lui tient de surcroît rigueur de ne pas produire de définition de la rationalité qui soit puisée à même la chose (die Sache) dont il est à chaque fois question. Bref, dans sa hâte à vouloir exprimer le tout de la vie au sein d’un système achevé, la dialectique courrait le risque de manquer son objet propre et d’ainsi s’égarer (richtungslos zu bleiben), tel que le confirme cet important passage :

La question du rapport entre dialectique et phénoménologie doit se décider eu égard à l’objet de la philosophie, et plus précisément, au sein de la tâche fondamentale d’un développement concret de cette question et de sa décision. Mais la dialectique s’écarte d’elle-même de cette tâche; elle ne supporte pas de demeurer auprès de son objet et de le laisser lui-même fixer les modes de sa saisie et leurs limites. (GA 63, 46-47)

Et c’est bien autour de la question de l’objet de la philosophie et du mode d’accès susceptible de le laisser apparaître que le combat fait rage, ce qui nous ramène sur le terrain du premier grief dont nous avons fait mention plus haut. Se réclamant de Brentano et de ses

68 Il est déjà possible ici d’observer une tension entre la conception heideggérienne de la phénoménologie et

l’orientation que prend à l’époque son développement. C’est que Heidegger énonce bien consciemment que cette possibilité qu’a cette dernière d’expliciter ses limites et de séjourner auprès de celles-ci n’est pas proprement saisie par les phénoménologues de son temps. (GA 63, 45)

durs propos à l’égard de l’hégélianisme, Heidegger s’inscrit à la suite d’une critique réaliste et aristotélicienne de la philosophie spéculative, qu’il est possible de faire remonter jusqu’à Trendelenburg. (GA 63, 46) Ce dernier reprochait en effet à Hegel de ne pas avoir reconnu, au sein de ses considérations sur la genèse du concept, la dette que celui-ci contracte nécessairement à l’égard d’une intuition présupposée, première et au contenu indépendant. À ses yeux, la Logique elle-même n’aurait pu aller de l’avant sans l’apport furtif, parce que muselé, d’un contenu intuitif. « La dialectique se trompe nécessairement parce qu’elle n’opère que sur les représentations et perd de vue les rapports de chose », écrivait-il dans ce contexte69. De la même manière, quoiqu’au nom d’un concept d’intuition enrichi par les

recherches catégoriales de Husserl, Heidegger reproche à Hegel de couper les ponts avec toute source immédiate et intuitive de donation de sens. En se privant ainsi d’une véritable matière à travailler, la dialectique succomberait au cohérentisme et son discours tournerait en quelque sorte à vide, critique que Heidegger appuie par l’usage de quelques métaphores « alimentaires ». Ainsi, il est affirmé de la dialectique qu’« elle doit vivre en n’ayant rien à se mettre sous la dent70 » et qu’elle « développe à cela une impressionnante aptitude ». (GA

63, 46) C’est qu’en acquérant un ensemble construit de concepts prédéfinis, le dialecticien parviendrait à discourir indistinctement à propos de toute chose, tout en créant l’apparence qu’il s’y entend réellement71. Ou comme l’exprime acrimonieusement Heidegger : « Hegel

peut dire tout et n’importe quoi sur toute chose. Et il y a des gens qui découvrent un sens profond au sein d’une telle confusion.72 » (GA 21, 260) Cette accusation d’ « ergotage

69 Adolf TRENDELENBURG, Logische Untersuchungen, I, VII, p. 312, tel que traduit par Denis THOUARD, Une

métacritique des catégories, l’usage critique d’Aristote chez Trendelenburg, p. 55.

70 Il s’agit d’une traduction malheureusement approximative de « von der Hand in den Mund leben ».

L’expression « mange ta main et garde l’autre pour demain » aurait sans doute été plus fidèle à l’image en question, mais elle s’insérait mal au cœur du texte. « Vivre au jour le jour » aurait quant à elle bien rendu le sens, mais se serait écarté de la trame métaphorique.

71 Nous pourrions être portés à croire que Heidegger vise davantage une secte de néo-hégéliens dogmatiques

que Hegel lui-même, dans la mesure où il reconnaît tout de même à ce dernier une certaine préoccupation pour le concret, qu’il n’est toutefois pas près d’accorder à ses épigones. (GA 63, 59) Et pourtant, Heidegger adresse ailleurs directement à Hegel le même genre de reproche.

72 Il semble étonnamment que Hegel, à l’occasion d’une rencontre avec GOETHE, ait lui-même envisagé la

possibilité d’un mésusage trompeur de sa dialectique. Alors que GOETHE lui aurait en effet demandé si l’esprit

(Rabulistik) » (GA 63, 46) rappelle immanquablement le concept heideggérien de « bavardage » et contribue à exemplifier cette dynamique que Heidegger nomme à l’époque « ruinance » (Ruinanz). Mais s’il est vrai que la dialectique excelle à une telle loquacité, il faut tout de même qu’elle puise les concepts avec lesquels elle jongle quelque part, d’où l’accusation de maraudage que Heidegger ajoute à sa liste de griefs :

La dialectique ne vit véritablement jamais que de ce qu’elle trouve sur la table d’autrui73.

Un exemple saillant : la logique de Hegel. Un examen superficiel suffit pour que saute aux yeux qu’elle n’est rien de plus qu’une logique traditionnelle retravaillée. (GA 63, 45)

Le dialecticien ne serait ainsi rien d’autre qu’un pique-assiette. Incapable de produire lui- même ses propres concepts, faute d’un accès direct aux choses mêmes, il serait dès lors condamné à les subtiliser à d’autres systèmes, non sans que soit toutefois perdu tout accès au contexte d’origine qui leur a donné naissance et qui seul serait susceptible de les légitimer. Si Heidegger se sent justifié de déclarer ainsi la dialectique « non philosophique », c’est donc qu’il est d’avis « qu’un regard radical et originaire porté sur l’objet de la philosophie lui fait défaut ». (GA 63, 43-44)