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La dialectique secrète d’Être et temps

Un premier survol des œuvres du jeune Heidegger nous a révélé que l’aversion toute phénoménologique qu’il a très tôt développée envers la méthode dialectique camouflait en fait une plus ancienne appropriation, dont les motifs profonds reposaient essentiellement sur la reconnaissance d’un usage productif de la négation chez Platon et Hegel. Cette communauté de visées s’avère particulièrement tangible lorsque nous considérons que Heidegger n’a pas hésité à associer, pour un temps, le sens profond de ses propres philosophèmes – notamment ceux de « destruction » et d’« herméneutique » – à celui de la dialectique hégélienne. Dans la mesure cependant où Heidegger a clairement opposé une fin de non-recevoir à la méthode de son prédécesseur dès la première moitié des années vingt et où il n’est par la suite jamais revenu sur son jugement, il nous faut nous garder de surenchérir sur ces découvertes. Sans doute ne convient-il pas de qualifier Heidegger de dialecticien si, par dialectique, nous entendons une méthode systématique téléologiquement braquée sur la pleine détermination d’un sujet absolu. C’est d’ailleurs ce dernier concept qui se verra incessamment invoqué comme repoussoir lorsque viendra le temps pour Heidegger de dénoncer les débordements de la modernité philosophique accomplie. Si cependant nous visons plutôt par « dialectique » cette démarche critique qui, procédant par dénonciation d’une immédiateté faussement autonome, révèle en cette dernière la présence d’un négatif, en fonction duquel elle doit forcément être rapportée à un autre, alors il y aura lieu, plus sobrement et à plus forte raison, de qualifier Heidegger de « dialecticien ». Et il ne fait nul doute que la dialectique soit aussi essentiellement cela chez Hegel…

Cela dit, la portée réelle de ces observations ne peut être adéquatement mesurée que si elles sont soumises à l’épreuve d’une interprétation du traité le plus « systématique » qu’ait écrit Heidegger, soit Être et temps. Partant de l’idée que le Hauptwerk témoigne d’une

méthode parvenue à une certaine maturité, il convient en effet de le passer au crible en vue de déterminer si toute trace de dialectique a effectivement été évacuée du projet heideggérien ou si, au contraire, celui-ci ne dissimule pas, encore en 1927, une dette silencieuse108 . C’est

de nouveau le thème de la négativité qui agira à titre de fil conducteur de notre enquête, étant d’abord entendu que c’est en fonction de ce dernier qu’un pont peut être jeté entre la méthode heideggérienne et celle de Hegel. Considérant le complexe de concepts à forte teneur négative que contient Être et temps109 – nous pensons ici à la non-vérité, à l’inauthenticité, à

la déchéance, à l’oubli, à la mort, à la dette et à l’angoisse, pour ne nommer que ceux-là –, il apparaît en effet primordial de pouvoir caractériser rigoureusement le rôle thématique qu’y

108 Considérant la vive opposition que Heidegger réserve à la dialectique, nos prétentions pourraient ici sembler

hérétiques. Pourtant, d’autres commentateurs, et non parmi les moindres, ont également pris acte d’une parenté essentielle entre la méthode que déploie le Hauptwerk et son pendant hégélien. C’est le cas, par exemple, d’Alphonse de WAELHENS, qui a souligné le rôle médiateur que joue la négativité au sein d’Être et temps.

(Identité et différence : Heidegger et Hegel, p. 222.) Il en va de même de Dominique JANICAUD qui, sans qualifier le projet heideggérien de dialectique, ne manque pas de souligner la critique de la fausse immédiateté que contient Être et temps : « [L]a lecture ontologique de la phénoménologie hégélienne peut être croisée par une lecture phénoménologique d’Être et temps : même si l’on n’y trouve pas de progression dialectique, la critique de la quotidienneté et du ‘ on ’ est bien une critique de la ‘ conscience naturelle ’ et de ses certitudes; si l’être, à l’instar de l’absolu, est déjà auprès de nous dans la précompréhension ontologique, il faut que sa vérité soit thématisée dans le souci et assumée dans la résolution. Le Seinkönnen ne se livre pas plus immédiatement que dans la Phénoménologie hégélienne, mais c’est par un diakrinein, partant de sa phénoménalité immédiate pour atteindre sa phénoménalité comme telle, que le Dasein, comme la conscience dialectique, fait tout un chemin, tout un apprentissage du regard, afin de conquérir ce qui lui est le plus propre. » (Heidegger – Hegel : un « dialogue » impossible ?, p. 161-162.) À l’opposé du spectre, Theodor W. ADORNO

reproche précisément à Heidegger de ne pas avoir pris la mesure de la nature dialectique de son projet : « C’est justement d’après un schéma hégélien qu’il ne fit que plaquer, hélas, de façon presque mécanique, la mise en morceau du Dasein. Et c’est ce que la mort transformerait en totalité. La finitude, l’infirmité du Dasein, l’envelopperait comme son principe. Parce que la négativité, malgré un possible froncement de sourcils, est taboue, Heidegger pense en passant outre à ce qu’il veut atteindre. Si la philosophie pouvait déterminer d’une quelconque manière la structure du Dasein, alors il arriverait à celui-ci deux choses à la fois : il serait en même temps morcellement et totalité, identique à soi et non identique, et cela entraînerait sans doute à une dialectique qui traverserait de part en part l’ontologie du Dasein en projet. Mais chez Heidegger, par cette doctrine et de façon plus exemplaire que nulle part ailleurs, le négatif, en tant que l’essence simple et non dialectique, devient le positif. » (Jargon de l’authenticité, p. 508.) Il nous sera donné de démontrer dans ce chapitre que l’œuvre d’une dynamique « dialectique » peut effectivement être aperçue au sein d’Être et temps, mais que Heidegger avance quelques raisons essentielles en vue de la distinguer de son pendant hégélien. D’autre part, nous aurons également l’occasion de découvrir, dans le cadre des chapitres suivants, que Heidegger était bien conscient du danger d’une conversion du négatif en positif, et que c’est précisément pour cette raison qu’il a, en définitive, rejeté la méthode dialectique.

109 Jean-Paul SARTRE l’a noté, lui qui a souligné que « la caractéristique de la philosophie heideggérienne, c’est

d’utiliser pour décrire le Dasein des termes positifs qui masquent tous des négations implicites. » (L’être et le

exerce la négativité. S’il convient d’observer des parallèles essentiels entre la ruinance du début des années vingt et la déchéance d’Être et temps, comme cela a été plus d’une fois souligné, découvrira-t-on un Dasein affecté par une privation constitutive et enclin à s’aliéner auprès de l’immédiateté trompeuse de ses propres objectivations ? Et la méthode phénoménologique, que Heidegger n’a cessé de préciser et de peaufiner, aura-t-elle toujours recours à la négation productrice afin de remonter en deçà des déformations ruinantes de la vie factice ? Enfin, la mise à découvert de la dynamique interne d’Être et temps et la prise en considération du rôle qu’y exerce la négativité, nous révèlera-t-elle qu’une dialectique secrète y est à l’œuvre ou notre examen, au contraire, nous conduira-t-il à découvrir de nouvelles différences essentielles ? Voilà autant de questions auxquelles il s’agira de répondre.