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Si les cours de la période métaphysique de Heidegger ne permettent pas d’observer de changement de cap majeur eu égard à ce qui avait été dit dans Être et temps au sujet du concept de temps hégélien, il n’en demeure pas moins qu’ils contribuent à clarifier et à approfondir certains enjeux qui tendaient alors à demeurer simplement implicites. La thèse

selon laquelle Hegel se serait confiné au cadre restrictif d’une philosophie de la nature pour aborder le problème de la temporalité est en effet maintenue (GA 32, 208/220), si bien que Heidegger persiste à affirmer que son prédécesseur s’en est tenu en la matière à une « paraphrase spéculative de la Physique d’Aristote ». (GA 32, 176/190) Tout au plus Heidegger consent-il à nuancer l’idée selon laquelle la temporalité hégélienne serait « une abstraction tirée unilatéralement de la compréhension vulgaire du temps » (HPM, 51*; cf. SZ, 428/319), ce qui rend un débat sur le plan philosophique plus envisageable. En effet, en considérant le temps hégélien comme une simple suite infinie de maintenant sous-la-main, Heidegger courait le risque de l’assimiler unilatéralement à ce que Hegel aurait lui-même identifié comme une forme de mauvaise infinité. Or bien loin de résider dans l’idée d’une succession ininterrompue d’éléments ponctuels, la vérité du concept de temps hégélien s’exprimerait plutôt à travers la notion d’éternité (Ewigkeit), qui seule constituerait « le temps proprement dit ». (HPM, 49) C’est pourquoi, en vue de réengager le débat sur de meilleures bases, Heidegger accorde une attention toute particulière à cette modalité temporelle en fonction de laquelle l’absolu déploie sa présence.

Comment Heidegger comprend-il donc l’éternité hégélienne ? Qu’elle soit dite atemporelle (zeitlose), intemporelle (unzeitliche) ou extratemporelle (außerzeitliche), il conçoit bien qu’elle ne doive pas être comprise à l’aune d’un simple acte d’abstraction du temps, mais qu’elle doive bien plutôt être conçue positivement, telle qu’elle est en et pour elle-même. L’éternité apparaît de la sorte comme « ce qui libère (entläß) le temps hors de soi, sans soi-même se rompre dans le temps ». (GA 28, 211) C’est dire qu’elle précède le temps dans l’ordre des principes, puisqu’il se fonde sur elle et en procède. En sa vérité donc, le temps « n’est pensable que dans l’éternité et à partir d’elle ». (HPM, 51) Celle-ci s’avère toujours déjà présente, sans que sa présence doive être opposée au passé ou au futur, puisqu’elle les contient bien plutôt tous deux comme ses propres moments sursumés. Considéré d’un point de vue absolu, le temps apparaît donc comme « réfléchi sur soi, retournant en soi et auprès de soi ». (GA 28, 212) Par opposition à la simple succession de maintenant qui tend d’abord à caractériser le temps naturel abstrait, le présent absolu est

véritablement et affirmativement infini, c’est-à-dire demeure identique à soi malgré, voire via l’altération. Bref, le présent absolu de l’éternité exprime la structure intemporelle de tout devenir, structure que Hegel identifie au final à celle du concept :

L’intemporalité absolue est différente de la durée; c’est l’éternité, en laquelle il n’y a pas de place pour le temps naturel. Mais le temps lui-même est, dans son concept, éternel; car lui-même, non pas un quelconque temps, ni un maintenant, mais le temps comme temps, est son [propre] concept, or ce concept même, comme tout concept en général, est ce qui est éternel, et, pour cette raison, aussi un absolu présent. L’éternité ne sera pas, ni n’a été, mais elle est. (W 9, 50/362)

L’éternité du concept se présente ainsi chez Hegel comme la « puissance du temps » (GW 20, 248/198). C'est dire que, nécessairement appelé à se concevoir soi-même, le concept oriente de tout temps le cours du temps, guidant téléologiquement la nature, puis la conscience dans sa marche vers le savoir absolu, qui correspond au moment précis où l’esprit abolit (tilgt) le temps. Cela, Heidegger le souligne avec insistance dans le cours du semestre d’hiver 1930-31 : « L’exposition hégélienne du concept véritable de l’être (…) n’est rien d’autre qu’un adieu au temps comme chemin vers l’esprit, qui est éternel. » (GA 32, 212/224; cf. 17-18/43)

Or c’est sur la base de cette précédence sur le temps accordée à l’effectivité éternelle du concept – aussi bien dire du lÒgoj métaphysique achevé – que Heidegger entend s’en prendre à Hegel. En exposant ce que son prédécesseur devait nécessairement omettre en manquant le problème préalablement impensé de la temporalité, Heidegger affirme ainsi s’engager « dans une direction qui, une fois frayée, se retourne contre lui ». (GA 32, 116/135) À cet effet, Heidegger revient sur le privilège indu que Hegel accorderait au passé et au passage du temps. L’approfondissement de sa réflexion le mène toutefois à entamer une critique d’une certaine conception de la philosophie transcendantale, voire d’un tel mode de pensée en tant que tel. C’est que l’éternité du présent absolu nous invite à penser sa précédence comme ce qui toujours déjà était, ce à la lumière de quoi Heidegger affirme :

(…) le « avant », c’est-à-dire le passé est ce qui constitue aux yeux de Hegel l’essence du temps. Cette idée correspond à la conception fondamentale de l’être suivant laquelle

est véritablement étant ce qui est re-passé, retourné en soi; ce qui signifie pour une compréhension absolvante que l’étant est toujours déjà advenu, ce par rapport à quoi rien ne peut être plus ancien, mais vient toujours plus tard et trop tard. (L’a priori comme archi-passé; cet antérieur qui « est » purement et simplement pré-temporel et ainsi supra- temporel. Le passé qui pré-vient, qui précède, qui repose en soi, qui a accédé au repos). (GA 32, 211/223)

Quelques notes fragmentaires de 1927 tendent à aller dans le même sens : « ce que l’être ‘est’ – c’est-à-dire ce qu’il ‘était’ déjà » (GA 86, 30), ou encore : « [le] vrai = en tant que présent se remémorant totalement soi-même ! ». (GA 86, 33) À cela, il convient enfin d’ajouter que lorsque l’esprit saisit son propre concept et abolit le temps, il ne fait rien d’autre que sursumer la différence qui subsistait entre sa présence à soi effective et son propre passé intemporel, ou autrement dit, entre son savoir de ce qu’il est et ce qu’il était toujours déjà en son a priori ou essence216. Sans doute pouvons-nous également situer ce geste dans le prolongement de

l’« absolutisation-dissolution » de la problématique transcendantale que Heidegger observe chez Hegel. (GA 32, 195/208) Il s’agit en outre de retenir de ces réflexions que dans la mesure où « le passé constitue à ses yeux un caractère insigne du temps » (GA 32, 116/135), Hegel conçoit la réflexion philosophique comme une activité éminemment rétrospective, tel que l’illustre magistralement sa célèbre évocation de la chouette de Minerve, qui « ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit »217. (GW 14,1, 16/45*)

Or si Heidegger insiste autant sur cette primauté qu’attribue implicitement Hegel au passé, c’est parce que son antagoniste semble de ce fait évacuer une forme de transcendance temporelle à laquelle il accorde, pour sa part, un statut particulièrement essentiel. Heidegger ne trouve en effet nulle part chez son prédécesseur l’idée d’un projet ekstatique vers un pouvoir-être, au sein duquel l’avenir se verrait accorder une certaine primauté. « Pas

216 « [L]’essence est le passé, mais le passé intemporel », écrit Hegel à ce titre (GW 11, 241/5). Jean GREISCH

a raison d’insister sur cette formule, dans la mesure où elle « permet à la fois de montrer l’élément commun et la différence capitale entre l’analyse hégélienne et l’analyse heideggérienne » du temps. (Ontologie et

temporalité : esquisse d'une interprétation intégrale de Sein und Zeit, p. 321.) Au sujet des rapports qui unissent

les concepts d’effectivité, d’éternité, de passé et de temps chez Hegel, tels que Heidegger a dû les comprendre, il convient de se rapporter à la contribution de Werner MARX, Heidegger und die Tradition (p. 71-80).

217 Alexander SCHNELL a également effectué ce rapprochement (Temporalité et négativité chez Hegel et

d’avenir ! », s’exclame-t-il en effet en 1927. (GA 86, 33; cf. GA 86, 117) « Sans doute il parle parfois (…) de l’être-passé, mais jamais de l’avenir », confirme-t-il quelques années plus tard. (GA 32, 116/135) Mais de quoi au juste est-il question ? Heidegger ne prend-il pas ailleurs explicitement conscience du fait que Hegel intègre bel et bien le moment du futur à son analyse dialectique du concept de temps ? Dans la mesure où les tenants et aboutissants de son étonnant constat ne sont pas immédiatement exposés au grand jour, il nous faut inévitablement ici emprunter la voie de l’interprétation. Certes, Hegel « parle » bien de l’avenir, mais comme ce qui n’est à chaque fois susceptible que d’apporter une éternelle confirmation de ce qui toujours déjà était nécessairement effectif. Pour Heidegger, cet avenir n’est donc pas pensé pour lui-même, en sa spécificité, mais il est plutôt strictement interprété à l’aune du passé intemporel de la présence. Ce qui est dès lors passé sous silence, c’est l’éventualité que surgisse de sa provenance une possibilité qui soit radicalement autre que ce qui est – ou était – déjà nécessairement218. Seul un questionnement tourné vers l’avenir est

en effet susceptible de nous confronter à un ensemble de « possibilités neuves », ou encore à ce que Heidegger appelle « l’inconnu inquestionné ». (HPM, 59) Mais la question qui s’impose est dès lors la suivante : est-il possible de développer une pensée transcendantale de la condition de possibilité qui n’interprète pas l’a priori comme un archi-passé immuable et qui, de ce fait, évite d’évincer l’avenir authentique de la réflexion philosophique ? De

218 Catherine MALABOU suggère toutefois que cette position pourrait avoir été révisée au début des années

quarante. À propos de l’avenir, elle écrit en effet : « Hegel a-t-il quant à lui pensé cette transcendance ? La réponse de Heidegger est double. Il propose en effet dans son œuvre deux types de lectures de Hegel : l’une interprète le hégélianisme comme clôture de l’avenir provoqué par le geste d’‘ adieu au temps ’ (Être et Temps), l’autre découvre en lui un mouvement de temporalisation authentique (‘ Hegel et son concept de l’expérience ’ dans Chemins qui ne mènent nulle part). » (Négatifs de la dialectique : entre Hegel et le Hegel de Heidegger :

Hyppolite, Koyré, Kojève, p. 48.) En 1942, Heidegger décèle en effet au sein de l’introduction de la Phénoménologie de l’esprit la trace d’une authentique anticipation, d’une capacité à « voir d’avance »

appartenant à l’imagination. (GA 68, 124/141) Mais ce qui est alors vu d’avance peut-il être autre chose que ce qui appartenait toujours déjà au passé intemporel de la présence ? Un texte contemporain aux efforts d’interprétation que Heidegger a consacrés à l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit réitère à tout le moins la thèse de la primauté du passé. Alors qu’il qualifie le point de vue de l’absolu, Heidegger écrit en effet : « Tout lui est déjà parvenu et il ne ‘ vit ’ à proprement parler que de la constante répétition de ce ‘ passé ’ présent et unique, de cet a priori sans fond. » (GA 68, 32/51) Soulignons que Catherine MALABOU a consacré une étude toute personnelle à ces difficiles enjeux (L'avenir de Hegel : plasticité, temporalité, dialectique), étude à laquelle Jacques DERRIDA a pris le temps de répondre (Le temps des adieux – Heidegger (lu par) Hegel

manière anticipative, il y a lieu de croire que nous touchons ici à certains des motifs qui mèneront le Heidegger du tournant à prendre ses distances à l’égard du transcendantalisme métaphysique et à s’engager sur le chemin de l’événement appropriant (Ereignis).

Cela dit, en rendant compte de la précédence ontologique de l’absolu à la lumière d’une interprétation essentiellement temporelle, Heidegger y met bien évidemment du sien. Malgré le rang insigne que Hegel semble accorder au passé intemporel de l’éternité au sein de son système, il convient en effet de souligner qu’il pense d’abord et davantage la relation de précédence dont il est question en termes logiques. En effet, la temporalité n’apparaît manifestement pas à Hegel comme l’horizon préalable à partir duquel le problème de l’être doit pouvoir être abordé, mais c’est bien plutôt le contraire qui se produit : « Hegel détermine le temps tout comme il détermine le Moi, c’est-à-dire logico-dialectiquement, à la lumière d’une idée de l’être déjà pré-décidée ». (GA 32, 116/135) Dans le prolongement de ce présupposé ontologique, qui stipule que l’être doive nécessairement emprunter la figure de l’effectivité inconditionnée du lÒgoj, le temps hégélien se voit de fait accorder un statut dérivé. Heidegger désigne ainsi ce dernier comme ce qui est « est aliéné de l’absolu », voire comme « un phénomène de l’être dans la sphère du sans-esprit ». (GA 32, 210/222) La temporalité n’apparaît donc en rien première, mais elle dépend et relève plutôt d’un autre – le concept, lequel lui prodigue son rôle, son rang et son sens. Or c’est sur cette base précise que Heidegger s’efforce de schématiser le différend qui l’oppose à Hegel :

En effet, la thèse : l’essence de l’être est le temps s’oppose diamétralement à ce que Hegel a cherché à montrer dans toute sa philosophie. Bien plutôt doit-on donner à la thèse hégélienne une forme inverse : l’être, pour lui, est l’essence du temps – à savoir l’être en tant qu’infinité. (GA 32, 209/221; cf. 211/224)

Et c’est ce même renversement dans l’ordre des principes qui pousse Heidegger à rebaptiser momentanément sa propre entreprise philosophique :

Par rapport à Être et temps, en revanche, l’on serait en droit de parler d’une ontochronie. Ici, en effet, crÒnoj a remplacé lÒgoj. Mais s’agit-il d’une simple substitution ? Nullement ! Ce dont il y va, c’est bien plutôt de tout redéployer à neuf et à fond, en recueillant les motifs essentiels de la question de l’être. C’est de montrer – pour

exprimer cela à partir de Hegel – que le concept n’est pas la « puissance du temps », mais le temps la puissance du concept. (GA 32, 144/160; cf. 143/159)

Il y va ainsi d’un renversement que Heidegger veut plus radical qu’une simple inversion des termes. Bien loin que notre compréhension du temps doive être subordonnée à l’atemporalité de l’oÙs…a ou de sa forme achevée – l’esprit, il s’agirait bien plutôt de penser le concept d’éternité lui-même comme dérivant d’une temporalité radicale, originaire et irréductible. (GA 28, 340) Heidegger soutient en ce sens l’idée d’une précédence du temps sur le concept, thèse essentielle que la métaphysique aurait structurellement et depuis le commencement écartée, faute d’avoir su formuler la question fondamentale.

Il ne faut dès lors pas être surpris de le voir tenter de déceler, en filigrane du procès dialectique animant le système hégélien, l’empreinte d’une temporalité latente, qui, à l’insu de Hegel, demeurerait néanmoins partout opérante et déterminante. À cet effet, rappelons que, pour Heidegger, l’éternité hégélienne demeure pensée à partir d’un horizon temporel, certes non pas à partir de celui du simple écoulement abstraitement infini du temps, mais néanmoins à l’aune du présent-passé intemporel de l’absolu. À ce constat s’ajoutent quelques tentatives plus subtiles de réinterpréter certaines transitions du devenir dialectique de la conscience non pas en termes strictement logiques, mais bien plutôt temporels. C’est le cas notamment lorsque Heidegger, usant de toute la violence interprétative dont on le sait capable, nous propose d’assimiler la certitude sensible au passé de la perception, ainsi que l’entendement à son avenir. (GA 32, 116/135) C’est également sur une base semblable qu’il se déclare concerné par le problème fondamental de « la temporalité de la pensée dans la Logique hégélienne », alors que celle-ci prétend plutôt exposer le devenir intemporel de l’idée. (GA 86, 46) Il ne faudrait pourtant pas attribuer ces allégations insolites à une vulgaire incompréhension de la part de Heidegger. Plus fondamentalement, elles découlent en effet d’une thèse radicale, qui consiste à affirmer qu’une temporalité irréductible s’immisce au cœur même du système hégélien dès lors que celui-ci emploie, sans y porter attention, voire de manière inconséquente, le petit mot « être ». C’est du moins ce que Heidegger semble vouloir démontrer lorsqu’il souligne que Hegel n’éprouve aucun scrupule à y recourir pour