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De la question directrice à la question fondamentale

Cela étant dit, tout semble désormais en place pour que le débat explicatif promis par Heidegger ait lieu. À la question : « qui est Hegel ? », il semble clair du moins que nous devions répondre qu’il est le penseur de l’accomplissement de la métaphysique occidentale qui, concevant dialectiquement l’être de l’étant, le sujet et Dieu, porte au grand jour, en sa convergence unitaire, l’essence onto-théo-égo-logique de la métaphysique. Tout l’enjeu consiste alors à préciser comment Heidegger coordonne son propre projet philosophique à cette découverte, c’est-à-dire à déterminer si, à l’heure de son accomplissement hégélien, il peut encore y avoir un avenir pour la métaphysique. Cette question, il faut désormais lui accorder toute notre attention, puisqu’elle se trouve au cœur des chambardements qui bouleversent la pensée de Heidegger au début des années trente. Laissons-le poser le problème en ses propres termes :

Si la métaphysique hégélienne représente donc bien l’accomplissement de la métaphysique occidentale, comment se peut-il que nous voulions parler encore du problème de la métaphysique ? À quoi bon s’engager encore dans une explication de fond avec Hegel ? La seule chose qu’il nous reste à faire n’est-elle pas de prendre acte de cet accomplissement, pour reprendre cette métaphysique à notre compte, la remettre à jour et la transmettre à l’époque suivante ? (HPM, 37)

À première vue, il serait opportun de croire que nous avons ici affaire à de simples questions rhétoriques. Et pourtant, ces interrogations sont si embêtantes que Heidegger leur procure deux réponses en apparence diamétralement opposées au cours de la même année. Alors qu’il prononce, le 22 mars 1930, la conférence Hegel et le problème de la métaphysique, il persiste en effet à mettre en avant son projet d’une métaphysique du Dasein, en vue de faire contrepoids à l’hégélianisme. L’alternative ne saurait ainsi être posée de manière plus tranchée que lorsqu’il contraint ses auditeurs à ce choix binaire : « Phénoménologie de l’esprit ou métaphysique du Dasein. » (HPM, 59) Or le cours du semestre d’hiver 1930-31,

portant sur cette même Phénoménologie de l’esprit, nous indique que Heidegger n’a lui- même opté pour aucune des alternatives, puisqu’il n’est dorénavant plus question pour lui de qualifier ses visées de métaphysiques, voire même d’ontologiques. À ce titre, il formule cette déclaration pour le moins surprenante, qui tend à remettre en cause non seulement l’orientation de son projet de l’heure, mais également celle qu’adoptait Être et temps :

Ainsi avec notre texte, nous abordons un passage qui nous permet de montrer pour la première fois de manière effective que et dans quelle mesure la science de la

Phénoménologie de l’esprit n’est rien d’autre que l’ontologie-fondamentale de l’ontologie absolue, autrement dit ontologie au premier chef. La « Phénoménologie de

l’esprit » est le stade terminal de la fondation possible d’une ontologie. (GA 32, 204/217)

Bien que l’appellation n’ait pas été retenue par la suite, c’est désormais le projet d’une « ontochronie » que Heidegger choisit d’opposer à l’onto-théologie hégélienne211. (GA 32,

144/160) Plus jamais il n’exposera d’ambitions ouvertement métaphysiques, mais c’est plutôt le dessein d’un dépassement de ce mode de pensée qui verra dès lors progressivement le jour au sein de ses réflexions, jusqu’à ce qu’éclose enfin la pensée « accomplie » du tournant.

Mais qu’est-ce qui a bien pu mener Heidegger à cette apparente volte-face ? Dans la mesure où il n’expose pas sur le coup les motifs qui le poussent à l’abandon de ses desseins métaphysiques, il nous faudra peut-être nous en tenir à une hypothèse, que nous aurons par la suite l’occasion d’étoffer davantage. Il nous semble ainsi que Heidegger en vienne à prendre de plus en plus au sérieux la thèse de l’accomplissement de la métaphysique, et ce jusqu’à un point de rupture à partir duquel lui apparaît que toute entreprise de simple répétition doive se solder par une impasse212. La thèse de l’accomplissement, en précédant

211 Heidegger reviendra plus tard sur les motifs qui l’ont incité à adopter cet « intitulé provisoire ». (GA 67, 95) 212 À ce titre, il y a lieu d’observer une certaine progression, qui laisse croire que la force de la thèse de

l’accomplissement de la métaphysique s’est imposée de manière croissante à Heidegger. Si nous faisons abstraction des dernières lignes de l’Habilitationsschrift, où il crédite Hegel d’avoir « sursumé dans sa pensée tous les motifs fondamentaux de la problématique philosophique surgis avant lui » (GA 1, 410-411/231*), la thèse de l’accomplissement apparaît pour la première fois, à notre connaissance, en 1925-26, alors qu’elle est attribuée à Hegel, sans toutefois que Heidegger la fasse sienne. (GA 21, 311) Ce n’est qu’en 1926-27 qu’il se résout à y souscrire également, bien qu’il n’en expose pas alors toutes les conséquences. (GA 23, 6) Elle sera

celle du dépassement, aurait donc fini par l’entraîner à sa suite. Ainsi, plus Heidegger est appelé, à travers son dialogue avec Hegel, à mettre en relief ce qui constitue la vérité accomplie de la métaphysique, plus il prend conscience du fait que ses propres efforts conceptuels l’entraînent sur un terrain radicalement autre que celui de l’ontologie traditionnelle. Plus il tend en outre à constater que son antagoniste épuise les possibilités du commencement platonicien, plus Heidegger est porté à lui concéder le vocabulaire de la métaphysique, et ce jusqu’à lui abandonner l’appellation même de son propre projet213.

Autrement dit, Hegel s’impose à chaque fois comme la borne à partir de laquelle Heidegger croit pouvoir juger de la radicalité de son entreprise de distanciation à l’égard de l’ontologie traditionnelle214. Comment toutefois se rapporter à une telle borne ? S’agit-il de la franchir

par la suite presque martelée, tel qu’en témoigne cette liste non exhaustive de ses occurrences à l’époque de la métaphysique du Dasein : GA 24, 400/339; GA 28, 263, 273, 333, 337; GA 29/30, 420/420; GA 31, 109; GA 86, 46; HPM, 19, 31-37, 48, 53, 59. Il faut cependant attendre la conférence de 1930 Hegel et le problème de

la métaphysique pour que Heidegger lui consacre une pleine attention thématique. Nous aurons l’occasion de

prendre la mesure des tensions qui se manifestent alors, mais il y a lieu de croire que ce sont elles qui conduisent Heidegger à quitter le terrain de la métaphysique en 1930-31. Sa volonté d’opposition à Hegel se fait en effet à ce point insistante qu’il consent à lui concéder pleinement l’intitulé « métaphysique » afin de situer ses propres recherches sur un tout autre plan, geste en lequel nous percevons une radicalisation de la thèse de l’accomplissement. (GA 32, 17/42, 92/114, 183/196, 204-205/216-217) En ce sens, Jean GRONDIN associe cette

volte-face à une forme de capitulation devant Hegel : « 1931 fungiert also die Ontochronie als Alternative zur

Ontotheologie. Diese Ontotheologie ist zunächst die Sache Hegels, sie wird aber bald die Metaphysik in toto

charakterisieren (als ob die ganze Metaphysik auf Hegel hinauslaufen würde, was - en passant - bereits der Anspruch Hegels war! Hegels Selbsteinschätzung wird von Heidegger gleichsam nur ratifiziert). » (Der

deutsche Idealismus und Heideggers Verschärfung des Problems der Metaphysik unmittelbar nach Sein und

Zeit, p. 54.) L’auteurse fait ainsi critique à l’égard des concessions de Heidegger, ce que laissent transparaître les questions qu’il soulève : « [T]rifft es wirklich zu, daß das metaphysische Denken auf ein restloses Beherrschen des Seienden hin ausgerichtet war? Wen meint eigentlich Heidegger, wenn er so von Metaphysik spricht? Projiziert er nicht Hegels Auffassung der Metaphysik als Logik in die Metaphysik zurück, wenn er die gesamte Tradition der Metaphysik von Hegel aus auslegt? » (Ibid., p. 55.)

213 À peine quelques années plus tard, soit dans le cadre de l’Introduction à la métaphysique de 1935, Heidegger

tient le propos suivant, afin de justifier son abandon du terme d’ « ontologie » : « Des manières de questionner qui, comme vous pouvez maintenant l’entrevoir, sont séparées par tout un monde, ne doivent pas non plus porter le même nom. » (GA 40, 44/52) Cette volonté de distanciation explique en partie les innombrables mutations terminologiques qui jalonnent l’œuvre de Heidegger.

214 Alain RENAUT en tire toutes les conséquences. Alors qu’il se demande pourquoi Heidegger n’a jamais cessé

de s’expliquer avec Hegel, il répond en effet : « Parce que l’affrontement avec Hegel fait partie de l’essence même de l’entreprise heideggérienne et que c’est eu égard à cet affrontement qu’au terme du parcours se doivent mesurer avancées et impasses. Nous nous bornerons ici à poser et à éclairer sur quelques points la thèse suivante : c’est seulement à partir de l’achèvement hégélien de la métaphysique que l’entreprise heideggérienne se peut à la fois comprendre et – aujourd’hui, pourquoi pas ? – juger. » (La fin de Heidegger et la tâche de la

philosophie : De Heidegger à Hegel, p. 488.) John MCCUMBER abonde dans le même sens : « We may say

comme une limite, de la repousser au loin ou encore d’explorer plus à fond le territoire qu’elle circonscrit ? Les textes de la fin des années vingt montrent à tout le moins que ces questions ont considérablement tracassé Heidegger. En 1927, il adopte ainsi des allures de conquérant et caresse le projet de surpasser l’hégélianisme. C’est du moins dans cette disposition qu’il écrit : « Le dépassement (Überwindung) de Hegel est ce qu’il y a intrinsèquement de plus nécessaire dans le développement de la philosophie occidentale. Ce pas doit être franchi si cette philosophie est destinée à demeurer encore en vie. » (GA 24, 253-254/218) Dans un séminaire contemporain, Heidegger n’hésite pas même à soutenir que l’hégélianisme, sur la base d’une reconnaissance préalable de sa force, doive être « attaqué et sursumé ». (GA 86, 34) Or dans un souci de cohérence, il ne tarde pas à modérer ses ardeurs et à nuancer ses visées. Une note du cours du semestre d’été 1929 souligne effectivement le danger inhérent à toute forme de surenchère: « Pas de sursomption de [la philosophie de] Hegel; cela n’est possible que sur un mode hégélien (nur Hegelisch möglich). » (GA 28, 263, cf. 337)

Dès lors que le pas à franchir ne doit nous entraîner ni au-devant ni au-delà de la borne hégélienne, quelle stratégie Heidegger se propose-t-il alors d’adopter ? En vue de le déterminer, il nous faut d’abord insister sur une distinction décisive, introduite pour la première fois en 1930 dans le cadre de la conférence sur Hegel, et qui traversera subséquemment tout le reste de l’œuvre heideggérienne, soit celle qui situe d’un côté la question directrice (Leitfrage) de la métaphysique et de l’autre, sa question fondamentale (Grundfrage)215. Sans que nous l’ayons alors précisé, nous avons déjà eu affaire à la question

directrice, qui s’enquiert de ce qui caractérise l’étant en tant qu’étant (t… tÕ Ôn;). C’est à cette même question que Hegel, en se laissant guider par l’impulsion logique de la tradition et en pensant le présent en mode absolu, aurait apporté une réponse accomplie et définitive. C’est dire que la question directrice ne serait plus susceptible d’encourager la production

and it was out of that coronation that Heidegger himself became what he was to be, namely the arch-subverter of the kind of metaphysics he had assigned to Hegel. » (Endings: Question of Memory in Hegel and Heidegger, p. 6.)

d’un système qui soit mieux en mesure de rendre compte de l’étant en sa totalité, que ce soit par une plus évidente certitude, une plus adéquate exactitude ou une plus extensive universalité. Hegel sonnerait-il donc le glas de la philosophie ? Pas tout à fait selon Heidegger, qui croit qu’à défaut de pouvoir atteindre de nouveaux sommets, la philosophie puisse du moins être réorientée en sa problématique. « Hegel a vu tout ce qu’il était possible de voir, mais la question est de savoir s’il l’a vu à partir du centre radical de la philosophie, s’il a épuisé toutes les possibilités du commencement jusqu’à pouvoir dire qu’il est arrivé à son terme », écrit en ce sens Heidegger. (GA 24, 400/339-340) Il se pourrait donc que le commencement de la philosophie renferme encore quelques avenues, que le problème directeur de la métaphysique n’aurait pas ouvertes, mais qu’un autre mode de questionnement pourrait pour sa part dégager. Tout n’aurait donc pas été pensé. « Mais il se pourrait peut- être que la métaphysique de Hegel constitue l’accomplissement d’un questionnement dont la position de départ n’a pas toute l’originarité souhaitable », envisage en ce sens Heidegger. (HPM, 53*) À la lumière de ces observations, il semble donc qu’il ne s’agisse pas tant pour lui de franchir la borne hégélienne que de creuser le sol qui la supporte, quitte à devoir alors plonger dans un « abîme de questions ». (HPM, 41) À ce titre, Heidegger remarque que partout où une réponse à la question directrice a été tentée, quelque chose semble à chaque fois être allé de soi, tout en demeurant inquestionné en son fond, à savoir qu’en abordant l’étant sous l’angle de sa présence constante, la métaphysique faisait constamment appel à une détermination éminemment temporelle. Or sur la base de cette découverte, qui constitue également le problème d’Être et temps, Heidegger croit pouvoir ouvrir un domaine de questions plus originaire que celui qui a captivé l’attention de Hegel et de ses devanciers, soit celui du « fond inconnu sur lequel s’est établie pour se propager la question directrice traditionnelle de la métaphysique ». (HPM, 41) Ce champ est celui de sa question fondamentale, que Heidegger énonce explicitement ainsi : « quelle est l’essence du temps pour que l’être se fonde en lui, et que la question de l’être comme problème directeur de la métaphysique puisse et doive être déployé dans un tel horizon ? » (GA 31, 116/117) Si donc la question directrice s’interroge quant à l’étant en son être, la question fondamentale doit pour sa part s’enquérir de l’être en sa temporalité.

Or si l’on s’en fie à Heidegger, on ne trouverait nulle trace de la question fondamentale chez Hegel, pas plus qu’elle n’aurait figuré chez ceux qui l’ont précédé. Que l’être, au sein de l’horizon ouvert par le lÒgoj, doive à chaque fois arborer les traits de la présence, cela aurait au contraire été constamment et implicitement présupposé par la tradition métaphysique. Heidegger se garde pourtant de convertir cette absence de remise en question en motif de reproche. Contre toute attente, il soutient bien plutôt que :

(…) l’absence de la question fondamentale n’a rien à voir avec la simple omission d’une question quelconque, du fait par exemple d’un défaut de pénétration et de sérieux mais qu’au contraire, cette absence est le destin de la métaphysique occidentale conformément à son équation de départ et aux motifs essentiels en lesquels elle s’est déployée. (HPM, 53)

Mais pourquoi Heidegger parle-t-il désormais en termes de destin plutôt que de blâmer Hegel, comme il pouvait tendre auparavant à le faire? Cherche-t-il simplement à éviter de personnaliser le débat ou flaire-t-il la piste de quelque chose de plus fondamental encore ? Nous l’avons vu, Hegel apporterait une réponse absolue – la dernière possible – à la question directrice de la métaphysique. « Mais l’essence d’une réponse, c’est de mettre de côté la question », rétorque Heidegger. (GA 31, 113/114) C’est dire que dans la mesure précise où Hegel cherchait à répondre à la question directrice, il ne pouvait et ne devait remettre en cause sa modalité interrogative et ses motifs. Tout au plus lui était-il permis de s’engager en elle, en assumant ses présupposés jusque dans leurs plus extrêmes conséquences, ce qui fut bien loin – Heidegger l’accorde – de constituer une maigre réalisation. (GA 32, 52-56/75-79) Il n’en demeure pas moins qu’à la lumière de la question fondamentale, la portée de l’achèvement hégélien doive être relativisée, puisque l’idéalisme absolu ne constitue le fin mot que d’un mode singulier et bien déterminé de la pensée, ce qui n’exclut par ailleurs en rien qu’il y en ait d’autres possibles. En ce sens, Heidegger écrit :

La métaphysique de Hegel n’est pas l’accomplissement de la métaphysique au sens où toutes les questions seraient définitivement tranchées et auraient reçu réponse pour tous les temps, puisque les questions fondamentales ne reçoivent justement pas de réponse, n’étant au contraire même pas posées. (HPM, 53)

Ailleurs, Heidegger résume sa position de manière synthétique : « Chez Hegel : accomplissement de la métaphysique occidentale, pour nous, non pas un accomplissement, mais plutôt la plus originaire des problématiques. » (GA 28, 337)

Cela dit, il ne faudrait pas pour autant minimiser l’impact du geste de Hegel. « Nous ne brandissons pas contre lui la question [fondamentale] comme celle qu’il aurait dû poser à son époque, mais nous posons au contraire la question comme celle à laquelle Hegel doit pousser lui-même pour autant qu’il nous est présent », affirme à ce titre Heidegger. (HPM, 57) En effet, c’est seulement sur la base de leur plein accomplissement que les présupposés de la question directrice s’offrent intégralement à notre regard, nous fournissant de ce fait l’occasion de les réexaminer et de nous élever « à la hauteur de possibilités neuves ». (HPM, 59) L’accomplissement de la métaphysique n’est donc rien d’autre que la condition de possibilité d’une remise en question de son mode de pensée. Ce n’est en effet que sur une telle base historiale ou événementielle que Heidegger peut mettre sur pied le projet « d’une transformation de la philosophie de A à Z » (HPM, 59), voire d’un redéploiement « à neuf et à fond » de sa problématique. (GA 32, 144/160) Poser la question fondamentale consiste ainsi à éprouver la solidité du sol sur lequel repose la tradition métaphysique en son entièreté. Considérant que Hegel arbore la figure paradigmatique du métaphysicien, il va de soi que l’examen ultime consiste à savoir si le développement de la question fondamentale est susceptible d’ébranler les assises de son système. Ainsi non seulement Hegel rend-il possible que soit entamé un débat avec la métaphysique en tant que telle, mais il s’avère également le champion le plus apte à prendre les armes pour la défendre en sa spécificité. C’est pourquoi Heidegger croit que la décision quant à l’avenir de la pensée métaphysique doive jaillir de la lutte qu’il se propose d’engager avec son antagoniste.