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Les figures angoissées de la négation contre-déchéante

N’étant pas lui-même la plupart du temps, le Dasein se prive, tout en la présupposant, d’une possible ouverture authentique à son pouvoir-être le plus propre. À ce concept de mobilité qu’est la déchéance doit cependant correspondre une mouvance contraire, en fonction de laquelle le Dasein puisse s’arracher à son aliénation et se réapproprier son être. Cette mouvance authentique, Être et temps la détermine comme résolution devançante, et il s’agira dès maintenant pour nous d’en décliner les « moments » (SZ, 309/240), cela en vue de prendre la mesure du rôle qu’elle assigne à la négation productrice. Or que le Dasein puisse se libérer de l’apparence présuppose d’abord qu’il sache la reconnaître en tant qu’apparence, ce qui soulève la question de savoir comment il en vient au juste à prendre « conscience » de la négation délusoire qui entache son ouverture. Être et temps attribue en fait ce rôle de mise à découvert à trois expériences fondamentales, dont l’intime intrication ne fait aucun doute, soit l’affection par l’angoisse, le devancement dans la mort et l’appel de la conscience128. Il est intéressant de noter que bien qu’elles puissent en un second temps

être portées au concept, toutes trois partagent un caractère préréflexif, de même que leur nature événementielle contraint en un premier lieu le Dasein à une forme de passivité radicale. Ce n’est donc pas d’abord des suites d’un effort théorique que ce dernier parvient à répondre aux exigences de la célèbre inscription de Delphes, mais bien plutôt par l’entremise d’un « choc » (SZ, 271/214) ou d’une « révélation » (SZ, 184/154) qui l’invite,

128 L’angoisse et l’appel de la conscience sont à ce point proches parents que Sharin N. ELKHOLY n’hésite pas

à qualifier l’être-en-dette de « deuxième phase de l’angoisse (stage two of angst) » (Heidegger and a

Metaphysics of Feeling : Angst and the Finitude of Being, p. 69). Certes, Heidegger met à chaque fois l’accent

sur l’implication d’existentiaux différents, l’angoisse se voulant une affection alors que l’appel de la conscience invite par la parole à une certaine forme de compréhension, à savoir celle qui se trouve au fondement de toute normativité. Il n’y a cependant pas ici d’exclusion stricte, puisque l’angoisse donne tout autant quelque chose à comprendre que l’appel de la conscience s’avère à son tour intoné. La thèse selon laquelle nous aurions affaire à un seul et même phénomène – « l’appel in-toné par l’angoisse » (SZ, 277/218) – est pour cette raison séduisante.

par la négative, à une descente vers le fond que dissimule l’apparence. Il convient de prendre acte qu’en faisant jaillir de la vie factice un tel pouvoir de négation, Heidegger se démarque de toute une tradition métaphysique et logicienne, qui situe l’origine du négatif auprès de l’acte judicatif, ou même auprès d’une activité perceptuelle antéprédicative, mais déjà thématiquement orientée, comme c’est le cas chez Husserl.

C’est au chapitre §40, alors qu’il est question du phénomène de l’angoisse, qu’Être et temps laisse pour la première fois miroiter au Dasein l’espoir d’une reconquête de son être le plus propre. Il ne saurait être question ici de procéder à une description exhaustive du caractère soudain, oppressant et déroutant de cette affection fondamentale. Nous insisterons plutôt sur la teneur particulière de la négation implicite qu’elle opère à l’endroit des recouvrements qui minent l’ouverture du Dasein. C’est en effet à l’angoisse que revient de révéler le caractère fuyant et aliéné de son identification rassurante à la sphère publique et à l’étant dont il se préoccupe, révélation à la lumière de laquelle l’authenticité et l’inauthenticité deviennent manifestes comme possibilités. Mais devant quoi le Dasein s’éclipse-t-il au juste ? Il faut d’abord préciser que contrairement à la peur, l’angoisse n’est en rien provoquée par la présence effective ou simplement anticipée d’un étant intramondain déterminé. Heidegger va même jusqu’à louer la perspicacité naïve de celui qui, rétabli de son malaise, affirme qu’« au fond, ce n’était rien ». (SZ, 187/156) C’est qu’il en va tout compte fait bien ainsi, dans la mesure où l’angoisse révèle un certain non-être, que Heidegger qualifie également de « rien et nulle part (Nichts ist es und nirgends) ». (SZ, 186/156) « Ce dont s’angoisse l’angoisse est le néant129, c’est-à-dire rien de ce qui survient dans le monde,

rien de déterminé, rien de mondain », précise-t-il à ce titre dans ses Prolégomènes. (GA 20, 401/418*) Or c’est tout le pouvoir d’exclusion de la négation contre-déchéante qui s’exprime dans ces « rien (nichts) ». Alors que le Dasein s’inquiète pour son être, tout ce qu’il n’est pas en propre est en effet mis hors-jeu et s’engouffre dans la non-pertinence. L’étant en sa

129 Par souci d’uniformité, nous avons choisi de traduire à chaque fois le substantif « Nichts » par « néant », ce

totalité révèle sa négativité, voire sa nullité (Nichtigkeit) intrinsèque, c’est-à-dire l’insuffisance du pouvoir fondationnel qui correspond à ses prétentions. (SZ, 343/264) En provoquant l’effondrement de la totalité de tournure ainsi que des diktats du On, c’est-à-dire en procédant à la négation de toute significativité intramondaine, l’angoisse anéantit encore la familiarité qui caractérise la quotidienneté inauthentique du Dasein, de telle sorte que ce dernier a dès lors l’impression de « ne-pas-être-chez-soi (Nicht-zuhause-[zu]-sein)130 »,

d’être « hors-de-chez-soi (Un-zuhause) » ou, en d’autres mots, d’être confronté à une certaine « étrangeté (Unheimlichkeit). (SZ, 188-189/157*) Ne faut-il pas conséquemment percevoir dans ces nouveaux « non- (Un-) » et « ne-pas (nicht) » une trace supplémentaire du mouvement contre-déchéant que nous tentons de circonscrire131 ?

S’il en est bien ainsi, il faut que la mouvance prohibitive qu’inspire l’angoisse revendique également une certaine « force productrice », c’est-à-dire qu’elle soit susceptible d’entamer la « mise en lumière libérante d’un fond ». (SZ, 8/29) Or loin d’être exclusivement anéantissante, la négativité que revendique l’angoisse se veut bien plutôt révélatrice et découvrante. Isolant et individuant le Soi-même propre en le soustrayant à la dispersion, elle réachemine du même coup le Dasein jusqu’à ce lieu originaire à partir duquel et devant lequel il fuit, lieu qui ne correspond à rien d’autre qu’à son être le plus intime. Au-delà de l’indétermination ontique qui caractérise cette dimension, tout le défi consiste à concevoir la teneur « positive » du néant ici visé, celui-ci ne présentant effectivement en rien les traits d’un nihil negativum. C’est en ce sens que Heidegger écrit :

La complète non-significativité qui s’annonce dans le rien et nulle part ne signifie pas l’absence de monde, elle veut dire que l’étant intramondain est en lui-même si totalement non pertinent que, sur la base de cette non-significativité de l’intramondain, il n’y a plus que le monde en sa mondanéité pour s’imposer. (SZ, 187/156)

130 Alain BOUTOT traduit « Nicht-zu-Hause » par « ne plus être chez soi », ce en quoi il nous semble mieux

rendre compte de l’aspect processuel de la négation contre-déchéante. (GA 20, 400/418)

131 Alexander SCHNELL a porté attention à la part de négativité qu’implique le concept d’Unheimlichkeit et l’a

En amont de l’effectivité faussement autarcique de l’étant, sur laquelle le Dasein fonde à tort ses projets d’existence, l’angoisse révèle ainsi l’ouverture même qui constitue son être le plus propre, c’est-à-dire la mondanéité en tant que possibilité. Par rapport au tangible et au réel, il est vrai que cette ouverture soucieuse présente le caractère d’un néant, mais il s’agit pourtant d’un néant qui conditionne tout rapport du Dasein à l’étant. Ce non-lieu d’où l’angoisse retentit – aussi étrange et inquiétant soit-il – révèle encore son caractère originaire en ce que c’est en lui que « le détournement de la déchéance se fonde » (SZ, 186/155*), ce à la lumière de quoi il faut comprendre que le Dasein fuit auprès de l’étant parce que l’étrangeté de son être le plus intime l’angoisse. C’est pourquoi Heidegger écrit : « L’être-au-monde rassuré-familier est un mode de l’étrangeté du Dasein et non pas l’inverse. Le hors-de-chez- soi doit être conçu ontologico-existentialement comme le phénomène plus originaire. » (SZ, 189/158*) C’est donc un authentique fondement que l’angoisse met à découvert, révélant par le fait même la « force productrice » de la négation contre-déchéante qu’elle oppose au ne-pas déracinant de l’apparence.

Ce pouvoir, l’angoisse la partage également avec le devancement et l’appel de la conscience, dont Heidegger décrit respectivement les modalités aux chapitres § 53 et §§ 54- 60 d’Être et temps. Conformément à la cooriginarité des existentiaux qui structurent l’ouverture du Dasein, la négation contre-déchéante ne relève pas de la seule affection, mais elle concerne également le parler et le comprendre. Ainsi, le devancement adopte la forme d’un projet compréhensif vers une possibilité insigne que le Dasein a à anticiper et assumer, soit celle de sa propre mort. L’appel de la conscience se présente pour sa part comme un parler, qui donne à comprendre au Dasein qu’il peut se résoudre à se choisir lui-même authentiquement. Il nous faudra bientôt déterminer plus précisément ce qu’il s’agit, dans ce contexte, d’entendre, de comprendre et d’éprouver. Ce sur quoi nous tenons pour l’instant à insister, c’est sur l’action conjointe qu’exercent ces deux nouvelles expériences sur les recouvrements qui minent l’ouverture du Dasein, action dont nous ne serons pas surpris d’apprendre qu’elle se situe dans le voisinage de celle de l’angoisse. « L’être pour la mort est essentiellement angoisse » (SZ, 266/211), confirme à ce titre Heidegger, soulignant

ailleurs que l’appel de la conscience est à son tour issu de la même étrangeté que celle dont sourd cette affection fondamentale. (SZ, 276-277/218) Bref, le devancement et l’appel de la conscience sont tous deux intonés par l’angoisse. En arrachant le Dasein à la fausse autonomie du On, ils isolent conjointement le Soi-même propre, de même qu’ils le rapportent à ce fondement qu’est son ouverture soucieuse au possible. Dans les deux cas enfin, le sol révélé se laisse éprouver comme un certain néant, ce à quoi il nous faudra bientôt porter une attention toute particulière. Cela dit, il ne fait maintenant plus aucun doute qu’une négation contre-déchéante est bel et bien à l’œuvre lorsque le Dasein se devance dans la mort ou lorsqu’il porte attention à l’appel de la conscience. Celle-ci manifeste notamment sa présence de manière particulièrement saillante alors que Heidegger confie à l’appel la tâche d’« inverser » cette « privation de choix » à laquelle l’inauthenticité condamne le Dasein (SZ, 268/212), ou lorsqu’il insiste sur le caractère d’opposition de ce à quoi la conscience nous convie. « L’appel brise l’écoute prêtée au On par un Dasein qui se més-entend, lorsque, conformément à son caractère d’appel, il éveille un entendre qui est en tous points caractérisé de manière opposée à l’entendre perdu132 », écrit à ce titre Heidegger. (SZ, 271/214) De la

mort, nous retiendrons essentiellement qu’elle se présente comme une possibilité absolue133

(unbezügliche), du fait de sa capacité à dissoudre (lösen) tout rapport du Dasein avec ce qu’il n’est pas en propre. (SZ, 250/201) Bref, il semble que nous soyons légitimés de comprendre l’angoisse, le devancement et l’appel de la conscience comme autant de modalités d’un mouvement contre-déchéant dont le propre est d’opposer une seconde négation à celle que le ne-pas privatif de l’apparence impose le plus immédiatement au Dasein.

Or loin d’être inessentielle ou accidentelle, cette seconde négation se voit bien plutôt attribuer une fonction insigne au sein de la dynamique d’Être et temps, étant entendu qu’elle

132 Cet entendre perdu est celui qui se laisse guider par le vacarme du bavardage, alors que l’entendre

authentique se rapporte plutôt au silence de l’appel de la conscience, qui se veut manifestement la négation du premier.

133 Aucun rapprochement avec l’absolu hégélien (das Absolute) n’est ici à tenter. « Absolu (unbezüglich) »

signifie ici « non relatif », non pas à la manière d’un tout où toute forme de relativité serait sursumée, mais bien plutôt au sens d’une exclusion de tout ce avec quoi le Dasein entretient des rapports (Bezüge), mais qu’il n’est pas lui-même.

revendique le rôle d’un moment décisif de la méthode phénoménologique heideggérienne. S’il convient en effet de comprendre la tâche de l’ontologie comme celle d’une « dissociation de l’être par rapport à l’étant » (SZ, 27/42), alors il apparaît tout aussi juste de soutenir que ce sont l’angoisse, le devancement et l’appel de la conscience qui réalisent cette exigence au sein du Hauptwerk134. De manière prohibitive, il leur revient en effet de révoquer les

recouvrements quotidiens qui minent l’ouverture authentique du Dasein à son être le plus propre et de dévoiler les structures essentielles que ces derniers dissimulent. Ou en termes hégéliens : elles révèlent les insuffisances d’un premier fondement, faussement immédiat, et dévoilent simultanément la nature d’un second fondement, qui médiatise le premier et qui se révèle ainsi être sa vérité135. Mais ce faisant, ces trois expériences ne procèdent tout compte

fait à rien d’autre qu’à une mise à l’écart de l’ontique au profit de l’ontologique, ce en quoi elles révèlent, avant l’introduction du terme, la nature d’une différence (Differenz) entre l’être et l’étant136. Dès lors, il convient de souligner que la négation contre-déchéante se

134 À ces trois figures de la négation contre-déchéante, nous hésitons à ajouter l’expérience de déception que

provoquent l’imposition, l’insistance et la saturation occasionnelles de l’étant-à-portée-de-la-main. La rupture du complexe de renvois (ou dé-mondanéisation) qu’elles encouragent peut certes être à l’origine d’une découverte du caractère d’ouverture que présente le monde. (SZ, 74-77/78-79) Nous avons donc effectivement ici affaire à une négation dont l’apport est nécessaire pour que soit mise en lumière la constitution ontologique de l’étant intramondain. Cette négation ne semble cependant pas garantir en elle-même que le Dasein cesse de se comprendre à partir des catégories thématiques convenant à l’étant qu’il n’est pas lui-même, puisqu’elle rend tout aussi bien possible la présentation de l’étant intramondain en tant qu’un sous-la-main à partir duquel le Dasein peut de nouveau se comprendre de manière déchéante. (SZ, 74/78) Par ailleurs, aucun lien essentiel ne semble lier l’expérience du désarroi à celles de l’angoisse, du devancement ou de l’appel de la conscience, bien qu’elle partage leur caractère antéprédicatif et préréflexif.

135 Il convient d’établir une nuance, puisque la médiation dont il est question ici ne relève pas, ultimement, d’un

savoir. Si l’être-médiat est ici plus génériquement compris au sens d’une dépendance relationnelle à l’égard d’un autre, à savoir ici celle de l’étant à l’égard de l’être ou du premier fondement à l’égard du second, alors l’emploi d’un vocabulaire hégélien nous semble ici justifié.

136 Il faut attendre l’important cours du semestre d’été 1927 (Les problèmes fondamentaux de la

phénoménologie) pour que Heidegger introduise son concept de « différence ontologique ». (GA 24, 22/35)

L’expression « ontologischen Unterschied » (et non Differenz) apparaît pourtant dans Être et temps, mais dans un contexte isolé et sans être proprement thématisée. (SZ, 56/64) À défaut de la nommer, Heidegger exprime néanmoins, de manière implicite, la nature de la Differenz, alors qu’il écrit que « l’être de l’étant n’‘est’ pas lui- même un étant. » (SZ, 6/27) Et c’est bel et bien à l’explicitation de cette distinction que la phénoménologie, dans sa facture heideggérienne, doit s’affairer. À ce titre, il est intéressant de noter que l’angoisse, l’appel de la conscience et le devancement jouent, au sein de la méthode heideggérienne, un rôle analogue à celui qui revient à l’épokhè chez Husserl. S’il faut en effet réinterpréter la réduction phénoménologique comme une « reconduction du regard inquisiteur de l’étant naïvement saisi à l’être » (GA 24, 29/40), alors ces expériences, dans la mesure où elles accomplissent expressément une telle tâche, méritent bien leur titre de moment essentiel de la méthode phénoménologique.

présente comme une condition préalable et nécessaire à toute investigation ontologique possible. En témoigne cet important passage des Prolégomènes, qui insiste sur le rôle primordial que joue l’angoisse à l’aube de tout projet philosophique :

Le fait que le Dasein au premier chef « soit » et « non pas ne soit pas » n’est pas une simple propriété que l’on pourrait trouver en lui, mais peut être appréhendé dans une expérience originaire de lui-même qui n’est autre que la disposition affective de l’angoisse. (GA 20, 403/420).

C’est donc dire que la possibilité même d’une reformulation de la question de l’être compte implicitement sur la contribution découvrante d’une négation de la négation angoissée. Peut- on enfin, à la lumière de ces constats, soutenir qu’une dialectique cachée est à l’œuvre au sein d’Être et temps ? Cela ne saurait encore être décidé sans un examen préalable du caractère étrange que revendique l’ouverture révélée par la négation contre-déchéante.