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Vers une cartographie des institutions sociales

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

4.1. Un rapport contrarié à l’information

4.1.6. Vers une cartographie des institutions sociales

De manière générale, les familles en situation de précarité interviewées expriment clairement leurs difficultés à comprendre le système de protection sociale. Elles affirment par ailleurs ne pas connaître l’existence de plusieurs prestations ou avoir découvert tardivement leur existence. Dans ce contexte, deux types de prestations se distinguent: les Prestations complémentaires familles (PCFam) et les prestations sociales financières de la Ville de Genève. Ces deux prestations sont en effet inconnues à l’ensemble de notre collectif, sauf aux personnes qui en ont déjà bénéficié.

De manière générale, la connaissance que les personnes disent avoir des institutions sociales et des prestations est donc partielle et, dans le cas des PCFam et des prestations financières de la Ville de Genève, cette

non-connaissance apparaît comme un facteur de non-recours. Pour autant, ces « aveux » d’ignorance sont d’autant plus frappants qu’ils se détachent sur un fond de connaissance du réseau qui n’est pas négligeable et renvoie plutôt à une constellation de savoirs propre aux expériences de vie. Ainsi, de nombreuses institutions sont spontanément citées en cours d’entretien, tout comme des prestations, acronymes ou autres termes spécialisés, témoins de processus d’apprentissage au contact avec différentes institutions tout au long de la trajectoire de vie et de précarité. Parmi les institutions ou prestations les plus souvent citées, on compte « l’Hospice général » ou

« l’aide sociale », « le chômage », « l’assurance maladie », le « subside à l’assurance maladie », une des rares prestations on l’a vu, à être délivrée automatiquement dans de nombreux cas. Qui plus est, une multitude d’associations, souvent très spécialisées, sont nommées dans les entretiens.

Nous présentons ci-dessous la synthèse de la manière dont nos interlocutrices et interlocuteurs ont évoqué leur connaissance des quatre institutions partenaires de notre projet - L’Hospice général, le Service social de la Ville de Genève, Caritas et le CSP - ainsi que leurs prestations.

4.1.6.1 L’Hospice général

La LIASI fait de l’Hospice général l’institution centrale et incontournable pour obtenir de « l’information, un accompagnement ou de l’orientation sociale » (art. 3, LIASI). Or, l’Hospice général est précisément identifié dans nos entretiens comme la porte d’entrée, le premier point d’accès à des informations sur les aides existant à Genève. Elle est connue par toutes les personnes interviewées, mais souffre d’une image négative.

Pour nombre de personnes interrogées, l’Hospice général est la première institution contactée pour demander de l’aide, au terme d’un long parcours. Les personnes se décident à pousser la porte, généralement contraintes par leur situation précaire et en dernier recours. Comme nous le verrons dans la section suivante (4.2, p.80) quelques personnes se disent déçues, voire désabusées de l’accueil qui leur est fait, et renoncent alors à toute demande d’aide. Certaines attendaient un soutien, des conseils ou de l’orientation qu’elles ont le sentiment de ne pas avoir reçus. D’autres rapportent avoir été invitées à présenter des demandes de prestation aux institutions en amont dans la hiérarchie des prestations, sans que leur soit proposé un accompagnement approprié.

Toutefois, la plupart des personnes ayant été suivies témoignent d’une bonne image des professionnel.le.s de l’HG, qualifiés dans la grande majorité des cas comme « gentils » et « aidants ». Seules quelques personnes soulignent le mauvais accueil, l’incompétence voire même des comportements perçus comme des abus de pouvoir.

Ainsi, malgré ces quelques récits à charge des professionnel.le.s, l’image négative de l’Hospice général ne semble pas associée à la qualité de l’accueil ou de l’accompagnement, mais plutôt à une perception fortement stigmatisante de l’institution, associée à la fois à l’image de déchéance « collée » à ses bénéficiaires et à une connaissance limitée de ses missions.

Pour certains auteurs, les connaissances lacunaires ou les « fausses croyances » à propos de l’aide sociale sont les premières raisons qui mènent les personnes à ne pas faire valoir leur droit (Becker & Hauser, 2005, cité par Neuenschwander et al. 2012). Cette conclusion semble en partie valable dans le cas de l’aide sociale à Genève. En premier lieu, l’Hospice général est principalement associé à une seule de ses prestations, à savoir l’aide sociale financière. L’existence d’autres prestations est inconnue aux personnes qui n’en ont pas encore bénéficié. De plus, les conséquences liées au fait de devenir bénéficiaires sont largement évoquées, parfois même comme un motif de non-recours en soi. Ainsi, par exemple, certaines personnes craignent à tort de devoir rembourser les montants reçus, l’aide étant perçue comme un endettement (supplémentaire dans la plupart des cas).

En fait on savait que si nous rentrer à l’Hospice Général, après il faut que nous paie tout ça. […] Alors nous décider que non.

Femme de 48 ans, originaire de Bolivie, Permis B, mariée, vivant avec 2 enfants ; JC-NR13

Il y a déjà des personnes qui sont passées à l’Hospice qui m’a dit est-ce que tu es au courant qu’avec les années tu dois rembourser l’argent qu’on t’as donné ? Alors je me suis dit, c’est mieux de se débrouiller toute seule. […] (NdlR : Elle finira par y aller)

Femme de 34 ans, originaire de Bolivie, Permis B, en situation de concubinage, vivant avec 3 enfants; JC-NR12

Par ailleurs, nous verrons que les mises en garde effectuées par le personnel auprès des personnes au bénéfice de permis B quant au risque de non renouvellement lors de la réévaluation par l’OCPM sont entendues comme une conséquence certaine et inéluctable. Si le risque est bien réel, l’information se transforme ici directement en dissuasion (voir notamment 4.2.2, p.85).

Mais l’Hospice général souffre surtout, d’une image négative liées, nous le verrons, aux stéréotypes portant sur les bénéficiaires de l’aide sociale. L’institution est perçue comme prenant en charge, notamment, les

« nécessiteux » ou les « toxicomanes ». Cette mobilisation de catégories « repoussoir » à laquelle nos interlocutrices ou interlocuteurs ne souhaitent surtout pas s’identifier, entretient une méconnaissance généralisée du fonctionnement de l’Hospice général et de ses prestations.

Pour conclure, l’Hospice général est une institution bien connue par notre collectif, identifiée comme un lieu d’accueil pour les premières demandes d’aides, mais dont l’image est perçue négativement, en lien avec les stéréotypes associés à ses bénéficiaires. Par ailleurs, si la diversité de son offre est méconnue, particulièrement les prestations non financières, les conséquences associées au fait « d’être à l’aide sociale » sont fortement thématisées, et ce de manière négative.

4.1.6.2 Le Service social Ville de Genève

Le service social de la Ville de Genève délivre des prestations aux résidants de la commune, les analyses portent donc uniquement sur les entretiens réalisés avec les personnes résidentes sur le territoire communal, soit 30 personnes. Il ressort de ces entretiens une non-connaissance générale des prestations financières accordées par le service social de la Ville ainsi que du service lui-même. Hormis les témoignages en provenance de l’Unité de logement temporaire (ULT), aucune personne dans notre collectif ne connaissait ces prestations, à l’exception de deux d’entre elles, mères célibataires, au fait de l’allocation rentrée scolaire via la communication de l’école. Les prestations du Service social n’ont jamais été évoquées spontanément lors des entretiens. Seule une personne déclare se référer au service social (en l’occurrence de la Ville de Carouge) pour demander des informations. Cette absence de thématisation s’inscrit dans une vision non différentiée des institutions sociales à Genève – la plupart de nos répondant ne distinguant pas entre l’offre cantonale ou communale. Seuls les discours de quelques personnes ayant un niveau de formation secondaire ou tertiaire évoquent la différence entre les échelles territoriales.

Par ailleurs, et de façon plus surprenante, les Points Infos-Services (PIS) sont largement inconnus dans notre corpus, alors même qu’ils ont précisément vocation à informer, dans une démarche de proximité. Le caractère générique de l’offre semble être à la fois une force et une faiblesse : « Je ne sais pas ce qu’ils font, je n’y vais pas ». Les rares personnes qui les connaissent ou qui « voient ce que c’est » disent ne pas les solliciter.

Toutefois, les personnes qui se sont rendues dans les PIS l’ont fait à plusieurs reprises, notamment pour les services d’écrivains publics.

De plus, le service social de la Ville de Genève est régulièrement confondu dans les entretiens avec la Gérance Immobilière Municipale (GIM). Les personnes qui déposent une demande de logement subventionné auprès de la GIM pensent avoir affaire au service social. Il en résulte une certaine incompréhension quant aux procédures de la GIM étant donné que sont attendues celles d’un service social et non celles d’une régie. Enfin, les personnes interrogées recrutées pour les entretiens via l’ULT ont eu connaissance de cette unité par leur réseau personnel, généralement amical. Chacune d’entre elles évoque un parcours de non-connaissance de ces droits et

de non-proposition. Leur prise en charge par l’ULT constitue ainsi la première étape d’un processus de raccrochage aux droits qui commence par l’information.

En résumé, l’échelle municipale n’est pas identifiée comme une échelle spécifique d’intervention sociale par notre collectif. Les prestations sociales de la Ville de Genève sont mal connues de notre corpus et les Points Infos-Services ne semblent pas jouer leur rôle de porte d’entrée permettant à nos répondant.e.s d’obtenir des informations. Toutefois, les quelques personnes qui ont bénéficié de ces services se montrent plutôt satisfaites de l’accueil et des prestations reçues.

4.1.6.3 Les associations : Caritas et le CSP

Les deux associations privées que sont Caritas et le CSP, sont spontanément évoquées par une grande partie des personnes migrantes que nous avons rencontrées. Il semble que les réseaux communautaires et affinitaires et les spécificités de la précarité liées aux permis de séjour permettent une information de bouche-à-oreille quant à ces deux organisations. Alternativement, le CSP comme Caritas sont principalement identifiées par leurs campagnes d’affichage et par leurs différentes arcades de vente. Ainsi, l’aide matérielle et l’offre de seconde main sont largement visibles et connues ; tandis qu’il existe une certaine méconnaissance de leur service social.

Par exemple, Caritas est perçue par et comme l’épicerie sociale (surtout celle de la Rue de Carouge, celle de la Servette semblant peu fréquentée par notre population). Comme l’exprime bien cette femme, qui résume les informations qu’elle avait en sa possession :

Je pensais seulement l’Hospice. Caritas, je pensais que seulement : ils vendent des choses, des habits !

Femme de 50 ans, originaire d'Erythrée, Suisse, en situation monoparentale, vivant sans enfant; BL-NR10

En conséquence, une majorité des personnes de notre corpus ne s’adresse pas aux associations en vue de recevoir une aide sociale, déclarant ne pas connaitre leurs prestations d’accompagnement social ou juridique.

Celles qui en ont connaissance et/ou les ont demandées ont généralement été conseillées ou orientées par leur réseau amical, beaucoup plus rarement par un autre service social, comme l’Hospice général. A l’instar de l’ULT, les témoignages recueillis montrent qu’une demande d’information ou de soutien – souvent de nature administrative – auprès des associations (CSP, Caritas, mais aussi toute une série d’autres associations d’aide aux familles, aux chômeurs, aux migrants notamment) constitue le point de départ d’un processus de raccrochage aux droits.

Ainsi, et à l’instar de tout un chacun, les personnes « non-recourantes » que nous avons rencontrées s’orientent à l’aide d’une « carte mentale » du régime de protection sociale. Ces cartes mériteraient d’être étudiées systématiquement, en lien notamment avec les trajectoires préalables des répondants au sein du réseau social genevois. De manière générale et exploratoire, nous pourrions esquisser la « carte » imaginaire suivante pour représenter l’image dominante qui s’impose à la lecture des 39 récits recueillis: au centre de la carte, le territoire

« friable » de l’assurance maladie et de l’assurance chômage, sur lequel on évolue précautionneusement ; en contre-bas, l’Hospice général et l’assurance invalidité, une zone « marécageuse » qu’il vaut mieux éviter si l’on ne veut pas sombrer et, dispersées dans la « forêt » environnante, diverses associations et unités de service social de la Ville de Genève qu’il fait bon croiser au détour d’un sentier. Les initiés ajoutent un « bâtiment vert » peu accueillant –dont les gardiens sont susceptibles de vous délivrer des prestations puis de les reprendre. Au-delà, dissimulé par un brouillard épais, un pays inconnu et généreux : l’État social suisse.

En conclusion, cette forme de non-recours, liée à un problème de connaissance, apparaît comme le résultat d’une recherche active d’information et de compréhension, qui n’a pas pu aboutir – faute de médiation appropriée - plutôt que comme la conséquence d’une forme d’ignorance ou d’incompétence, de passivité ou de refus. Par ailleurs, les récits mettent en évidence l’importance sociale et pas seulement instrumentale ou

« stratégique » que ces personnes accordent au fait de « connaître » le système, cette connaissance étant considérée comme une marque d’intégration. Ce résultat contraste en partie avec les études qui tendent à désigner les manques ou lacunes des bénéficiaires potentiels, dans une perspective exclusivement « cognitive », comme

causes de non-recours dans un système complexe (R. Bachmann, Müller, & Balthasar, 2004; Bonoli & Berclaz, 2007).

Ce qui ressort des entretiens en effet, c’est que l’aboutissement ou non de la quête d’information dépend surtout de la multiplicité des possibilités d’interactions entre les familles en situation de précarité et les organisations sociales, ainsi que de la qualité de ces interactions, qui doivent être capables de répondre en partie au moins à la demande sociale. En conséquence, les solutions qui se dessinent pour réduire ce type de non-recours ont trait à la mise en place de lieux, d’instance et de procédures de médiation entre les personnes en situations précaires et les principales institutions d’aides sociales. Le recours à des associations de migrants ou à des personnes bien ancrée dans leur voisinage ou leur communauté, et au bénéfice d’une expérience et expertise en tant que

« bénéficiaire » ou « ancien bénéficiaire » pourrait aussi être envisagé dans cette perspective. L’intermédiaire d’un soutien personnalisé semble enfin important pour une partie des personnes non-recourantes.

Dans le rapport récent sur les familles déjà mentionné, le Conseil fédéral dresse la liste des solutions proposées par les cantons pour résoudre les problèmes d’accessibilité des familles allophones ou défavorisées. Il mentionne qu’il s’agit : « des méthodes d’informations plus personnelles et des interventions en milieu ouvert, ainsi que de mieux mettre en relation et d’exploiter de façon plus systématique les lieux où il est déjà possible d’atteindre ces familles » (Liechti & Nydegger Lory, 2016, pp. 52-32). Si la Ville de Genève est, on l’a vu, plutôt avancée dans ce domaine, elle n’est pas perçue par nos répondant.e comme un lieu de référence, sans doute par manque de visibilité. Par contraste, si l’Hospice général est clairement identifié en tant qu’institution sociale, il est perçu comme n’étant pas en mesure de répondre aux demandes d’informations génériques, mais personnalisées, de ces familles en situation précaires. Les récentes réformes entreprises au sein de cette institution –et notamment les projets pilotes- vont toutefois dans le sens d’un accueil plus « ouvert » et pourraient contribuer à réduire le non-recours.