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Les principaux problèmes d’information évoqués

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

4.1. Un rapport contrarié à l’information

4.1.2. Les principaux problèmes d’information évoqués

Les problèmes d’information et d’orientation au sein du système de protection sociale genevois constituent un thème majeur des entretiens, tout comme les difficultés à se reconnaitre comme ayants droit. Ces problèmes sont fréquemment associés aux récits des expériences de non-recours, bien qu’il s’agisse rarement des seules raisons évoquées pour expliquer le non bénéfice d’une prestation. Dans un système qui oblige tout bénéficiaire potentiel d’une prestation à la demander, le fait de ne pas connaître l’existence d’une prestation empêche de l’obtenir. Cependant, les problèmes mentionnés en lien avec l’information sont de différentes natures.

Par ailleurs, la question de l’information ne se résume pas à une affaire de connaissance ou de non-connaissance.

4.1.2.1 Des problèmes de gestion de la complexité

Obtenir des informations sur les aides financières à Genève est jugé difficile et ce quel que soit le degré de formation des répondant.e.s. A la question posée en début d’entretien « D’après votre expérience, obtient-on facilement des informations sur les possibilités d’aide financière à Genève ? » la réponse spontanée et largement majoritaire est « non ! ». De fait, la totalité de notre corpus (39 personnes) rapporte en cours d’entretien des difficultés rencontrée en lien avec la connaissance des prestations ou la compréhension du système, et ce, quel que soit le niveau de formation ou la durée de séjour à Genève des répondant.e.s.

Trois types de problèmes sont thématisés. Le premier renvoie à la gestion de la multiplicité des informations disponibles. Ainsi, le premier problème évoqué pour expliquer ce « non ! » n’est pas le manque d’information, mais sa quantité et sa dispersion qui, dans de nombreux cas, génèrent de la confusion et inhibent la poursuite de la recherche d’aide. L’analyse de l’ensemble des récits confirme cette difficulté à gérer la complexité et à s’orienter dans un système perçu comme une nébuleuse. Confrontées à une masse d’informations qu’elles perçoivent comme non structurées, disparates, de nombreuses personnes expliquent leurs difficultés à faire le tri, à identifier la bonne prestation, la bonne institution ou le bon interlocuteur. Par ailleurs, il ne s’agit pas ici du fait que l’on ignore comment demander une prestation préalablement identifiée, comme évoqué précédemment dans le cas du RSA, mais bien, en amont, de ne pas savoir à quelle aide on pourrait avoir droit, dans une situation de vie particulière.

Un second type de problème exprimé de façon récurrente et revnoyant à la complexité du système est la difficulté à s’orienter dans le réseau, et à savoir à qui s’adresser pour faire le premier pas. Un problème que ne semble pas résoudre le recours à internet, comme nous le verrons. La réponse de cette femme d’origine latino-américaine illustre le désarroi ressenti face à un système complexe devant lequel elle se sent démunie :

Q : Selon vous, pourquoi les gens ne demandent pas, en fait ? Ils pourraient demander…

- Mais je crois que... Il manque l’information pour savoir nous aller où…

- Q : Vous ne savez pas trop comment faire ? - Voilà, voilà, voilà, c’est ça.

- Q : Peut-être qu’on sait que ça existe, mais on ne sait pas trop…

- Nous aller où, comment est-ce qu’on va faire, et tout ça !

Femme de 48 ans, originaire de Bolivie, Permis B, mariée, vivant avec 2 enfants (JC-NR013)

Ce désarroi est souvent thématisé comme l’expression d’une limite personnelle par les personnes non francophones et au parcours scolaire limité. En revanche, les personnes francophones et au niveau de formation secondaire ou tertiaire tendent à se déclarer privilégiées face à la complexité du système (encore que confrontées à de nombreuses difficultés) et pensent que pour « les autres » ce doit être impossible. Elles attribuent donc elles aussi à l’information et à la complexité du système l’explication du phénomène du non-recours, mais en minimisent les effets pour leur propre cas. Cependant, par contraste avec les personnes peu formées qui évoquent ces difficultés à la première personne, elles mettent directement en cause la complexité du système, comme l’illustre cet extrait d’entretien avec un homme de formation universitaire:

Et je trouve que c’est déjà confus. Enfin confus, c’est-à-dire que ça demande un gros effort de renseignement, et puis après il y a ce mécanisme où, si maintenant je voudrais une bourse d’études, il faut que j’aie fait la démarche 1, 2, 3, il y a une gradation en fait. […] Mais j’imagine que ça a un intérêt administratif, mais pour les gens […] c’est presque plus effrayant.

Homme de 39 ans, originaire du Portugal, Suisse, marié, vivant avec 1 enfant ; JC-NR09

Enfin, plus des difficultés de gestion de la complexité et d’orientation, un important problème évoqué dans les entretiens est la difficulté à rapporter les informations générales à sa situation particulière et de ce fait, à s’identifier comme ayant droit. Ce processus peut lui-même se décomposer en deux étapes. Il s’agit en effet d’abord d’identifier la prestation qui pourrait correspondre à sa situation, puis d’estimer dans quelle mesure on serait éligible. La complexité apparait là aussi comme une première limite. Certaines personnes thématisent en effet la difficulté à vérifier la conformité de leur cas particulier – les situations de vie étant souvent complexes – et leur légitimité « métrique », tant le calcul apparait compliqué. Il faut noter que ces difficultés de compréhension des critères d’éligibilité ne disparaissent pas forcément lorsque l’on devient bénéficiaire. Ainsi, plusieurs personnes au bénéfice de prestations, notamment le service de l’assurance maladie (SAM) ou l’allocation logement, mais aussi les PCFam ou l’aide sociale, précisent ne pas comprendre comment cette aide leur est attribuée ni comment elle est calculée. Si certaines se disent satisfaites de l’aide reçue, il est important de pointer que d’autres confient leur frustration et soupçonnent l’arbitraire.

4.1.2.2 Des difficultés à se reconnaître comme ayant droit

Le rapport à l’information exprimé dans les entretiens exprime, on le voit, des difficultés vécues dans le registre cognitif : ordonner la multiplicité des informations, définir un parcours au sein d’un réseau selon les relations qu’entretiennent les institutions entre elles, rapporter une situation de vie personnelle à une catégorie plus abstraite.

Cependant, les difficultés à se reconnaître comme ayant droit témoignent, dans le même temps, du fait que le rapport à l’information doit se comprendre aussi dans un registre social. C’est l’identité sociale des personnes qui est mise dans ce processus, tout comme leur légitimité en tant qu’ayant droit.

En premier lieu, le fait de chercher à identifier une prestation n’apparaît pas comme un acte anodin.

Plusieurs formes de limites sont mises en évidence dans les récits recueillis. D’abord, rechercher une information, c’est prendre le risque de l’obtenir et se confronter à la réalité d’une situation que l’on peut préférer nier. Il s’agit en effet de reconnaître que sa situation risque de ne pas s’améliorer, une étape parfois vécue comme difficile, comme l’exprime très bien cette mère:

T’as pas envie de voir combien tu vas mal, en fait. T’as pas envie de déployer tous les éléments qui te montrent, noir sur blanc, qu’il n’y a ni perspective, ni que ça s’améliore, ni que... Et du coup tu caches un petit peu les évidences et c’est certainement aussi une raison importante pour laquelle tu ne cherches pas de solutions institutionnelles. D’ailleurs, je ne sais même pas quelles seraient ces solutions.

Femme de 48 ans, originaire de Roumanie, Permis B, mariée, vivant avec 1 enfant, JC-NR17

D’autre part, rechercher une prestation implique de se projeter dans un univers social imaginaire, ou plus exactement, imaginable. Plusieurs personnes expliquent ainsi que le fait que certaines prestations puissent

exister ne leur était pas venu à l’idée. Ainsi, cette femme s’insurge quand on lui demande si elle a cherché des informations sur une allocation dont elle aurait pu bénéficier:

L’information, on va la chercher où si on ne la connait pas ? […] Mais parce qu’il faudrait faire quoi en fait ? Il faudrait aller sur le site ? Ben non ! Parce que pour moi, c’était quelque chose qui n’existait pas, donc comment vous voulez chercher quelque chose qui n’existe pas ?

Femme de 39 ans, sans emploi, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants, JC-NR23.

Plusieurs personnes migrantes reviennent aussi, dans le même ordre d’idée, sur leur étonnement lorsqu’ils ont découvert l’étendue des aides sociales en Suisse. Elles expliquent ainsi leur non connaissance de certaines institutions ou prestations par le caractère inimaginable de ces soutiens au vu de leur parcours migratoire :

Pour moi, c‘était quelque chose d’hallucinant de venir dans un pays qui te donne de l’aide comme ça. Chez nous, ça n’existe pas du tout, alors… ça n’existe pas du tout, même le chômage n’existe pas.

Femme de 45 ans, originaire de Bolivie, Permis B, en situation de concubinage, vivant avec 1 enfant, BL-NR02.

De même, cette femme explique qu’elle n’a découvert l’Hospice général que grâce à une amie proche, migrante de plus longue date qui, vu la situation dramatique dans laquelle elle se trouvait avec sa fille, a pris rendez-vous pour elle et l’a accompagnée.

Je ne connais pas même c’est quoi, l’Hospice Rien, en fait ?

Non rien.

Qu’est-ce que vous avez pensé à ce moment ?

J’ai dit ça va, si ça peut m’aider un petit peu (…) Alors elle m’a dit oui, c’est comme ça la Suisse. (…). Moi avant je savais pas que l’Hospice pouvait payer l’école et pour faire des formations et pour faire tout ça. C’est mieux que l’Italie, c’est mieux qu’un autre pays ! Parce qu’elle aide.

Femme de 40 ans, originaire du Maroc, Permis B, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant, BL-NR05

Enfin, certains entretiens se font l’écho d’une forme de retenue vis-à-vis des institutions publiques, une distance précautionneusement maintenue vis-à-vis des autorités qui freine la recherche d’information. Ce sont surtout des personnes de nationalité étrangère qui se font l’écho de ces réticences, un mécanisme que l’on retrouvera à l’œuvre à propos de la crainte de perdre son permis de séjour (à ce propos, voir section 4.2.1, p. 81) Ainsi, ce père de famille d’origine latino-américaine, titulaire d’un permis B qui évoque le manque d’information :

«Oui, Parce que nous, les migrants, on pose pas beaucoup de questions… ».

En second lieu, si identifier une prestation est un prérequis à une demande d’aide sociale, il s’agit aussi de pouvoir se considérer comme potentiellement éligible à cette prestation. Parmi nos répondant.e.s, aucun ne se considère au clair avec les critères d’éligibilité des prestations évoquées et des incertitudes sont régulièrement formulées quant au respect ou non de ces critères. Ces incertitudes, dans de nombreux cas, laissent planer un doute quant à la légitimité à demander et la chance de recevoir. C’est particulièrement le cas des personnes de nationalité étrangère qui anticipent des restrictions à leur encontre :

Même pour le chômage, que je sais que c’est un droit, mais je ne sais pas comment ça marche ici, en fait… Les… la

« profondité » de la loi, comment que ça fonctionne. Et moi je ne suis pas suisse, alors je suis une étrangère ici, de toute façon.

Même que je me considère suisse, mais je ne connais pas et je ne suis pas, je n’ai pas ce statut-là. Alors, la loi pour moi, je crois qu’elle sera différente, je pense qu’elle sera différente. Je crois qu’elle est différente.

Femme de 60 ans, sans emploi, originaire du Brésil, Permis B, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant, BL-NR01

Or, l’acte de vérifier son adéquation aux normes n’est de loin pas anodin non plus et de nombreuses personnes semblent préférer s’accommoder de l’incertitude. Les freins à cette vérification qui sont évoqués sont, là aussi, de différentes natures. Une première raison – hormis la complexité précédemment citée - est une réticence à se reconnaître comme appartenant à la catégorie des bénéficiaires, ou du moins telles que les personnes se les représentent ; les critères de l’aide sociale ou de l’assurance invalidité suscitent des résistances de ce type, nous le verrons dans la section 4.3.1, p.104. En effet, tant l’aide sociale que la rente AI réveillent des stéréotypes marqués sur les bénéficiaires et on préfère ne pas vérifier ses droits plutôt que de risquer de se découvrir appartenir à ces catégories.

Par ailleurs, les personnes avec des contrats précaires et des revenus fluctuants, mais dont la formation et l’emploi les placent dans les classes supérieures, connaissant en partie l’existence des prestations ; toutefois, elles se présupposent non éligibles ou préfèrent se supposer ainsi et en conséquence, ne vérifient pas leurs droits.

Nous avons ainsi rencontré plusieurs personnes avec des formations universitaires, parfois des doctorats. Leurs situations économiques les situent clairement au seuil des critères d’obtention, mais leur position sociale – tout comme leurs possibilités de recourir à des ressources alternatives, comme des éventuels soutiens familiaux – les poussent à se penser en dehors des aides.