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La non-connaissance

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

5.2. Les explications du non-recours

5.2.1. La non-connaissance

On a vu dans le chapitre précédent que la « non-connaissance » renvoie au manque d’information sur l’offre ou à la difficulté à la maîtriser. Il s’agit de la première explication avancée dans la littérature pour expliquer le non-recours et cette explication est aussi fréquemment mobilisée par les décideurs et les organismes qui se saisissent de cette question, notamment en France (Warin, 2016b). Son succès tient à plusieurs facteurs. D’une part, le manque d’information ou l’information erronée sur les prestations et les moyens de les demander comptent parmi les raisons les plus fréquemment évoquées dans les cas de non-recours recensés dans les différents pays européens (Eurofound, 2015). D’autre part, les explications alternatives au non-recours, et notamment celles en termes de valeurs ou de refus de l’offre, offrent moins de prises directes à l’action publique et sont susceptibles de générer des résistances, de nature politique ou du côté des professionnels. Enfin, l’information générale des publics est un instrument de gouvernance largement mobilisé, et de longue date, par les acteurs des politiques publiques:

elle renvoie donc à un répertoire d’action connu, n’impliquant pas de remise en question des structures et pouvant être déployé dans le cadre d’un budget relativement limité.

En Suisse aussi, « les connaissances insuffisantes des prestations proposées et de la marche à suivre » ont été identifiées comme le principal problème dans l’accès aux prestations sociales par le rapport mandaté au début des années 2000 par l’Office fédéral des assurances sociales (R. Bachmann et al., 2004)141. Dans la foulée de ce rapport, une enquête auprès des professionnels du social est menée dans le canton de Fribourg, dans la perspective d’ouvrir d’un guichet unique. Un peu moins d’un tiers des répondants considèrent que l’obstacle principal à l’accès aux prestations sociales provient de difficultés d’accès aux informations concernant les services et leurs missions, le second étant le découragement devant la complexité du système et le troisième l’absence d’un lieu centralisé d’information (Colombo & Knüsel, 2014). Bien que non directement comparables avec cette étude, les résultats genevois montrent que ces trois éléments sont aussi thématisés dans le canton, même si les acteurs tendent à évoquer l’information au moment de la recherche de solution plutôt que comme explication du

141 Postulat « Guichet social » (00.3007).

recours et semblent accorder une importance plus grande à la complexité et aux dysfonctionnements du système qu’à la non-connaissance.

A Genève, ce sont les PCFam qui cristallisent les arguments sur le rôle du manque d’information dans le non-recours – et servent de levier pour une critique de la politique de communication du canton et de son rôle stratégique dans la gestion du recours aux droits. Quelques problèmes d’informations sont aussi mentionnés en lien avec l’aide sociale et les prestations de la Ville.

5.2.1.1 La grande inconnue : les prestations complémentaires familles (PCFam)

De manière générale, le « manque de lisibilité » de l’offre de prestations fait partie des critiques, directes ou indirectes, au système de protection social genevois qui ressortent des entretiens menés avec les professionnel.le.s du social, un phénomène qui, pour certain, pourrait engendrer de la méfiance. En premier lieu, les acteurs interviewés évoquent spontanément le cas des Prestations complémentaires familles, qui sont systématiquement et abondamment commentées. Considérées comme peu stigmatisantes, les PCFam souffriraient d’un déficit d’information. Des acteurs de tout type d’organisations se rejoignent pour affirmer le non-recours aux PCFam s’explique par un non-connaissance qui serait due à un manque de communication publique volontaire. Selon cette interprétation, c’est uniquement lorsque les familles concernées entrent en contact avec les acteurs du réseau qu’elles apprennent l’existence de cette prestation. Pour cet acteur associatif, le choix est politique, il s’agirait de ne cibler que les plus pauvres :

Pour les PCFam, ce que je vois essentiellement, c’est que les gens ne connaissent pas cette possibilité. Les gens qui ont peu de moyens et qui sont en contact avec une AS, si elle fait bien son travail, elle doit déjà leur avoir proposé un dossier PCFam, comme l’HG est subsidiaire. Pour la classe la plus pauvre, qui a déjà du soutien, les gens qui s’occupent d’eux se chargent de leur faire connaître ces prestations. (…) Le magistrat a choisi de ne pas communiquer sur l’arrivée des PCFam, alors que Lausanne a fait le choix inverse. Ce n’est pas anodin. Ce n’est pas surprenant que les gens ne soient pas au courant.

On a aussi une presse docile. Ce n’est pas parce que le magistrat n’a pas fait son travail que la presse ne devrait pas communiquer sur le sujet.

AT, Association, JM-R9

Un représentant d’un service municipal remarque également un défaut d’information officielle, qui se répercuterait du côté des élus :

La loi sur les PCFam est entrée en vigueur en novembre 2012, et je me disais, mais c’est quand qu’ils en causent ? Et le jour de l’entrée en vigueur de la loi, vous aviez beau lire tout ce que vous voulez, vous trouviez l’exposé des motifs, les articles de presse, mais rien sur le site Genève.ch qui indiquait quel était ce droit, qui y avait droit, où trouver le formulaire, quelle administration compétente : le néant. (…) Quand j’ai parlé des PCFam, on m’a dit « qu’est-ce qu’elles ont à voir les femmes là-dedans » ! C’est censé être des élus qui connaissent, mais rien.

Cadre, Service social, JM-R14

Des acteurs cantonaux interviewés remettent en cause l’existence d’un non-recours aux PCFam par manque d’information. Ils soulignent d’une part que les PCFam sont connues, du moins par les acteurs du réseau, et d’autre part qu’il n’y a pas, au moment de l’enquête, de volonté explicite de ne pas communiquer sur cette prestation. Dans ce cas, l’explication au non-recours est, implicitement, renvoyée du politique aux individus :

Il n’y a aucune volonté… », c’est le vieux débat. A mon avis, il n’y a pas de raison théorique pour aboutir à un autre résultat vis-à-vis de cette prestation-là, c’est-à-dire ce que tout le monde sait dans le milieu, à savoir qu’il y a un certain nombre de personnes qui ne s’adressent pas à l’aide sociale. Ce n’est pas parce qu’on est travailleurs pauvres avec des enfants que ça change le résultat. (…) Sur le terrain, par les acteurs, par ceux qui calculent, qui ont les ficelles du portemonnaie, on n’a pas du tout le sentiment que ce n’est pas connu, et puis de l’autre côté il y a autre chose qui se dit.

Cadre, Canton, BL-R2

5.2.1.2 L’aide sociale du Canton de Genève sujette à certaines confusions

Par contraste avec les PCFam, l’aide sociale fournie par l’Hospice général est considérée comme une prestation largement connue, suscitant plutôt un non-recours par peur de la stigmatisation. Toutefois, le manque d’information sur le fait que l’aide sociale n’est plus remboursable à Genève est cité comme une cause de non-recours par des acteurs associatifs et des professionnels des services sociaux. Ces cas concerneraient autant des Suisses que des migrants, se souciant par exemple de ne pas laisser des dettes aux enfants. Par ailleurs, des explications en termes de connaissance sont mobilisées dans certains entretiens pour rendre compte du non-recours des personnes titulaires d’un permis de séjour, notamment les permis B, à l’aide sociale. Pour certains professionnel.le.s en effet, c’est une mauvaise information, pas suffisamment nuancée, qui leur ferait craindre de perdre en conséquence leur permis. Dans cette perspective, un problème relatif à l’information donnée générerait un phénomène de non-demande. Cet argument est développé dans la section « non-demande » (section 3.2.3, p.

157).

5.2.1.3 Des prestations de la Ville de Genève qui gagneraient à être connues

Enfin, les prestations de la Ville de Genève sont parfois thématisées dans le cadre d’une réflexion sur la non-connaissance comme cause de non-recours. Elles sont en effet considérées comme moins connues que les prestations cantonales ; un acteur précise même devoir informer ses bénéficiaires sur l’existence des Points infos services de la Ville de Genève. De manière générale toutefois, les acteurs associatifs estiment que la Ville fait beaucoup d’efforts pour communiquer au sujet de ses prestations et autour de sa politique et apprécient les démarches qui ont été entreprises :

Je trouve que dans une ville comme Genève on fait beaucoup d’efforts pour la communication, il y a plein de brochures qui sont faites, qui expliquent en différentes langues, des Points info, des clubs sociaux, il y a plein d’infrastructures.

Cadre & AT, Association, JM-R8

La réorientation récente de la politique de la municipalité implique cependant que certains publics précarisés perdraient leurs repères suite aux changements. Ceux-ci peuvent être source de confusion et d’un certain manque de lisibilité quant aux services auxquels il faut désormais s’adresser pour une problématique donnée. Ces aspects concerneraient aussi les Point Info Services, qui ne seraient pas encore suffisamment connus, comme le résume cet acteur associatif en se référant aux familles issues des migrations :

Les Services de la Ville, avec tous ces changements, sont peu lisibles. L’information passe entre les gens, une personne qui a reçu une prestation à l’Unité d’action communautaire, va conseiller à une autre d’aller là, puis on lui dit ça n’existe plus, ou alors qu’il y a eu un changement, et les gens ne comprennent plus. Il y a eu pas mal de changements. (…) Cette semaine, je me suis confronté à des personnes qui sont renvoyés de l’Unité d’action communautaires, on leur a dit, ce n’est pas ici, il faut aller au Point info, au Point info on leur dit, non, c’est le Service social de proximité, finalement il faut trouver un AS, il y a tout un tas de portes, mais on ne sais pas laquelle est la bonne, pour une situation donnée. J’imagine qu’il y a des efforts sincères de la part de la Ville d’adapter l’offre, et cetera, mais est-ce que les personnes resituent quelle est la bonne porte ?

Cadre, Association, JM-R13

Pour autant, les limites des politiques de communication sont aussi thématisées en lien avec les prestations qui dépendent de la Ville de Genève, l’argument étant que ces prestations étant subsidiaires à une série d’autres prestations, des personnes renoncent à les demander, car cela implique d’obtenir au préalable d’autres aides, un phénomène identifié comme une cause importante de non-recours, comme nous le verrons dans le point suivant. Cet acteur résume bien le sentiment général sur l’enjeu de connaissance dans le réseau :

Les gens vont connaître plus facilement l’Hospice général que les prestations familiales ou d’autres aides de la Ville de Genève. La Ville a des allocations. Les allocations de logement, les gens n’ont pas trop de problèmes pour les demander, si les gens savent qu’ils peuvent les demander, alors que l’HG ça freine beaucoup de gens. (…) La Ville fait un gros effort pour

qu’on connaisse les aides, mais comme elles sont des aides en plus, les gens ne sont pas poussés à les demander. De toute façon on leur dit, pour pouvoir avoir ça, il faut aller demander ça, demander ça et demander ça… Par exemple les bourses ou le Scarpa, il n’y a personne qui entre en matière si les gens ne font pas de démarches pour demander ces prestations, et la Ville de Genève c’est quand même en plus.

AT, Association, JC-R7