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Des exigences administratives rédhibitoires

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

4.2. Un rapport ambivalent aux administrations

4.2.3. Des exigences administratives rédhibitoires

Si la crainte pour le permis de séjour ou les sentiments de fin de non-recevoir au guichet apparaissent comme des motifs de non-recours aux aides sociales, de nombreux récits témoignent aussi de non-réception de prestations alors même qu’une procédure de demande a été entamée. Cette forme de non-recours, qualifiée de

« non-réception », renvoie à des «oublis ou négligences de la part du demandeur comme à des lenteurs ou erreurs administratives » (Warin, 2016a, p.43). Dans ce sens, plutôt que d’opposer la responsabilité des individus et celles des services nous préférons penser la non-réception en termes relationnels. Car c’est bien le système d’interaction entre l’administration et le citoyen/la citoyenne qui pose problème. Les modalités d’intégration de leurs demandes peuvent ainsi se révéler rédhibitoires pour les ayants droits et conduire au non-recours. De plus, nous verrons que

les mécanismes mis en évidence ne permettent pas d’évaluer une institution ou une administration en particulier, mais, d’une part, sont des mécanismes susceptibles de concerner toutes les administrations et, d’autre part, touchent à la fragmentation et au fonctionnement de l’ensemble du système.

4.2.3.1 Un parcours du combattant qui démoralise

Les modes opératoires des administrations génèrent des « coûts cachés », en termes de complexité, de confusion, de caractère fastidieux des démarches. Ces pratiques formelles et informelles au sein des administrations génèrent un non-recours qui ne s’explique ni par les préférences du bénéficiaire potentiel ni par les caractéristiques de sa situation – une «exclusion administrative » (Brodkin & Majmundar, 2010).

Dans notre collectif, de nombreux témoignages rendent compte d’un abandon durant la procédure de demande, vécue comme un parcours sans fin, une montagne de Sisyphe. La nécessité de frapper à plusieurs portes et le sentiment - déjà identifié dans les récits sur ce qui se joue au guichet - d’être « baladé » d’une institution sociale à l’autre, comptent parmi les premiers motifs de découragement. Si une fin de non-recevoir au guichet peut susciter du non-recours, le caractère répétitif de cette expérience conduit à une « démoralisation »126 (Delcroix, 2005). Le caractère systémique du problème se reflète bien dans ces extraits d’entretiens, qui témoignent de l’impuissance ressentie par des personnes dont les demandes à répétition ne produisent, dans ce contexte, aucun résultat, voire aggravent leur situation :

Le lendemain on vous dit que vous avez pas droit ici, c’est ailleurs. Et ce ailleurs, il n’existe pas. Donc j’étais… la chute vertigineuse. C’était sortir du trou et deux jours après pour retomber… alors je suis resté dans cette avalanche pendant les 8 mois.

Femme de 35 ans, originaire du Sénégal, Permis C, mariée, vivant avec 2 enfants ; BL-NR03 On se sent impuissant, à un moment donné on se sent… je ne dirai pas abattu, mais presque quoi. On se dit non, mais c’est bon, quoi. On a tout essayé, on y a mis de la bonne volonté (…) Donc à un moment donné, on a envie de baisser les bras.

Homme de 46 ans, sans emploi, originaire de France, Permis C, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; JC-NR27

Cette impossibilité à accéder aux droits sociaux peut aussi être anticipée par certaines personnes, conduisant alors à une non-demande de prestations. Mais cette non demande ne se réduit pas à l’anticipation du caractère fastidieux des démarches. Au-delà, c’est comme si le droit d’accéder aux droits leur était dénié. Ce père de famille exprime bien son ambivalence en évoquant sa non-demande à l’Assurance invalidité. Malgré une maladie l’empêchant de s’inscrire durablement sur le marché du travail et malgré les conseils de ses connaissances, il refuse de demander une rente. Il commence par comparer l’Hospice général à l’assurance invalidité en fonction de la longueur et de la complexité des procédures - mais c’est bien à un déni de reconnaissance qu’il finit par se référer:

Mais lui il me dit, tu devrais faire un dossier, t’es mal depuis l’âge de 17 ans… Je lui dit mais... je veux déjà pas aller à l’Hospice et tu me dis que je vais encore aller à l’AI ? (…)

C’est pire l’AI ?

C’est un système… c’est encore plus lourd, c’est encore plus fastidieux, c’est encore plus… Pour moi c’est insensé. Tu veux pas aller à l’Hospice mais tu vas rentrer à l’AI ? Enfin, c’est… y a plus de logique quoi. […]

Mais si vous touchiez une rente AI pour un faible taux… comment est-ce que vous le prendriez ?

126Comme le précise Catherine Delcroix (2005, p. 221) « ‘Avoir le moral’ désigne la condition psychique qui permet un niveau élevé de réflexivité et d’activité ».

Ben ça serait une reconnaissance de mon handicap quoi. Ca serait la société qui reconnaitrait quand même mon handicap, qui reconnaitrait ma souffrance au même titre que d’autres gens qui ont par exemple perdu un œil ou qui ont perdu un doigt ou qui je sais pas mais que au moins la société reconnaisse que effectivement ‘oui Monsieur C., vous souffrez, vous avez une maladie qui est rare qui vous affecte qui vous empêche de travailler normalement’. Et que la société elle vous reconnait cette maladie et qu’elle reconnait que ça vous empêche de travailler. Donc elle vous octroie quelque chose. Mais c’est devenu tellement compliqué que je pense… franchement vous allez être choquée, moi je suis… vous allez être choquée… je pense qu’il est plus facile d’aller à Dignitas se faire aider à l’assistance suicide que de toucher une rente AI.

Sincèrement je pense que c’est plus facile quoi.

Homme de 35 ans, Suisse, en situation de concubinage, vivant avec 1 enfant; BL-NR04

Comme l’illustre ce cas – les difficultés d’accès aux droits liées aux lourdeurs administratives ne sont pas uniquement perçues comme des démarches couteuses en temps et en énergie, ou comme des exigences trop élevées au regard du niveau de qualification ou de littéracie des bénéficiaires potentiels. Elles prennent sens dans le cadre d’une attente de reconnaissance qui ne trouve pas de réponse : elles sont interprétées comme une fin de non-recevoir.

4.2.3.2 Les « papiers » : une entrave à la demande d’aide

La lourdeur administrative, et plus spécifiquement le nombre important de documents à remplir et à apporter comptent parmi les motifs récurrents d’abandon en cours de procédure de demande. Dans ce contexte, la référence aux « papiers », récurrente dans les entretiens, est toujours connotée négativement. Seule une personne y voit un bon côté, précisant que ces exigences administratives lui ont permis de « tenir l’administratif au clair pendant un certain temps » (Homme de 32 ans, sans emploi, Suisse, en situation de concubinage, vivant avec 2 enfants; JC-NR02).

Ainsi, la quantité de « papiers » à remplir est citée régulièrement comme un obstacle infranchissable.

Le lien avec le non-recours est alors explicite. Il renvoie soit à une procédure interminable – durant laquelle les personnes ne bénéficient pas de leurs droits, soit à des renoncements :

J’avais dit à la dame, ça arrivait toujours que j’essaie, mais je vais jamais jusqu’au bout parce qu’ils demandent trop choses, il y avait trop de papiers.

Femme de 41 ans, sans emploi, originaire du Cameroun, Permis C, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; BL-NR06 Et après il m’a dit que je dois faire encore les papiers, les papiers ils sont beaucoup. J’ai ramené tout ce qu’il faut, encore il m’en manque, manque, manque…

Femme de 40 ans, originaire du Maroc, Permis B, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; BL-NR05 Il m’a demandé des papiers…comme ça (elle mime une pile conséquente) !!! Et puis après…un mois…rien. Non. Hors barème. Des papiers, papiers, papiers ! Après ça, je demande plus.

Femme de 50 ans, originaire d'Erythrée, Suisse, en situation monoparentale, vivant sans enfant; BL-NR10

… et à l’époque, je me suis lancée dans les démarches, et puis j’ai assez vite arrêté, parce que c’était trop compliqué […]. Ouais, j’avais l’impression que j’arrivais pas à aller jusqu’au bout des choses. On me demandait des papiers, j’avais jamais ce qu’il fallait, enfin c’était très compliqué. Je me suis découragée et puis j’ai tout laissé tomber.

Femme de 47 ans, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; JC-NR21

Le même type de découragement face aux tâches administratives est aussi cité à propos de prestations municipales, qui pourtant sont connues et appréciées. Ainsi, cette jeune femme anticipe le coût administratif pour expliquer le fait qu’elle n’a pas encore demandé l’allocation de rentrée scolaire :

Ben là on va juste demander l’allocation de rentrée scolaire qui est de 130 CHF.[…] C’est l’école qui distribue… Ah non, même pas, je crois qu’on a reçu par courrier, on a reçu quand Lucia elle était pas encore à l’école. J’ai dit « ah bon, c’est intéressant ». […] On n’a pas encore fait. Ouais, parce qu’il faut photocopier les trucs et tout, machin…

Femme de 27 ans, sans emploi, Suisse, en situation de concubinage, vivant avec 2 enfants; JC-NR02F

Par ailleurs, la difficulté à obtenir les documents requis de la part des instances ou personnes concernées revient aussi régulièrement comme un motif de renoncement. Les deux extraits d’entretiens qui suivent montrent bien combien la demande d’aide peut venir soulever des problèmes en lien avec l’employeur ou en lien avec sa situation familiale. De fait, la demande d’aide, par les peut aussi venir déstabiliser tout un système en équilibre précaire.

Et là, tu commences à avoir un problème. Parce que, je ne sais pas comment vous allez le résoudre. Je suis allée et elle voulait un contrat de travail, un contrat écrit de travail. J’appelle chèque service, chèque service me dit : « Madame, c’est pas nous qui donne le contrat de travail, c’est votre patronne ». Alors, j’avais déjà les problèmes avec ma patronne, à cause des impôts qu’elle a pas payés, là ça fait un problème.

Femme de 60 ans, sans emploi, originaire du Brésil, Permis B, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; BL-NR01 J’ai jamais demandé de bourse d’étude, et en fait j’ai fait... j’avais commencé les démarches une fois et en fait, je me rappelle être allé au bureau, […] et puis il se passait que mon père à l’AI venait de retourner vivre au Portugal, et ça, ça posait un problème au niveau de montrer ses revenus, ces choses-là. Donc il y avait un problème formel et après il y avait un problème familial.

Homme de 39 ans, originaire du Portugal, Suisse, marié, vivant avec 1 enfant; JC-NR09

Enfin, certaines personnes, particulièrement lorsqu’elles sont endettées, n’ouvrent plus leurs courriers officiels – perçus comme autant d’accusation et de problèmes supplémentaires. De manière générale, notons ici que si la quantité de documents exigés en vue de constituer un dossier génère indéniablement du découragement, particulièrement lorsque la personne ne se sent pas « compétente » en la matière, le rapport au papier, formulaires et documents peut aussi être vécu dans le registre de l’aversion physique, selon ce qu’il évoque chez celui ou celle qui le reçoit. Cette répulsion est alors mise en avant dans les récits pour expliquer le non-recours aux aides financières :

Oui oui.. Et trop ! Y’a trop de paperasse ! Déjà ça m’a… rien que voir ces paperasses, ça me rend malade !

Femme de 60 ans, sans emploi, originaire de Malaisie, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; BL-E1

Significativement, la dématérialisation de l’administration ne semble pas - en l’état – de répondre aux problèmes soulevés par le rapport aux « papiers ». On a vu notamment que le recours à internet ne permettait pas de régler, notamment, le problème de la complexité des informations. De la même manière, des démarches administratives peuvent être interrompues faute d’accompagnement adéquat au moment opportun. En témoigne cet extrait d’un compte rendu d’entretien (non enregistré) avec une femme qui évoque son renoncement à demander les indemnités de l’assurance chômage :

La ‘dame du chômage’ lui a donné des infos. Mais ça n’a pas marché. Elle lui a alors envoyé un mail pour lui demander comment faire. La dame lui a envoyé un lien en lui disant de se débrouiller ‘Nous n’avons pas pu finir, c’est trop compliqué.’

Femme de 42 ans, sans emploi, originaire de Bolivie, Permis C, mariée, vivant avec 1 enfant; JC-NR05-ETHNO

4.2.3.3 La crainte de devoir rembourser des « indus »

Parmi les motifs de non-recours, les mauvaises expériences en tant que bénéficiaires sont souvent mises en avant. Parfois, il s’agit de l’expérience vécue par une connaissance ou un membre de la famille. Ces expériences rapportées renvoient le plus souvent à la crainte de devoir rembourser l’aide reçue. De la même façon, plusieurs personnes évoquent cette crainte des « indus » pour justifier un « plus jamais ça ». Trois éléments

apparaissent marquants dans cette expérience. Tout d’abord, les personnes sont visiblement heurtées par la formulation des courriers et sentent placées, à tort, en position d’accusés. Ensuite, l’obligation de renseigner, particulièrement dans le contexte de revenus fluctuant, n’avait pas été comprise dans toute ses implications concrètes. Les récits sont, là aussi, des récits de malentendu. Une fois l’exigence administrative intégrée, certain.e.s préfèrent rester en dehors du système :

Et pis j’ai pas envie qu’on se retrouve dans le cas où on doit encore redonner des papiers, pis ils nous versent en trop, pis après faudra les rembourser parce qu’on aurait pas dû recevoir les trucs.

Femme de 27 ans, sans emploi, Suisse, en situation de concubinage, vivant avec 2 enfants; JC-NR02

Enfin, l’obligation de rembourser – des sommes qui atteignent parfois plusieurs milliers de francs - tombe comme un couperet sur des situations de vie déjà critiques. Là encore, la déstabilisation d’un équilibre précaire et la mise en cause possible ne valent pas, selon ces personnes, le soutien financier reçu.

Je préfère qu’on ne me donne rien, mais qu’on ne me tourmente pas.

Femme de 35 ans, originaire du Sénégal, Permis C, mariée, vivant avec 2 enfants; BL-NR03 …il m’a dit ‘ça tu peux prendre, cette aide c’est pour les enfants, pour leur assurance’. […] je l’ai prise, mais quand j’ai repris un travail, j’ai pas communiqué, il m’a sanctionné. En retard. Il m’a donné la facture. Et là, je suis mort.

Homme de 50 ans, originaire du Pérou, Permis C, marié, vivant avec 2 enfants; JC-NR26 (à propos du subside de l’assurance maladie)

Ici aussi, il est significatif, dans une perspective systémique, que les instruments mobilisés pour soutenir des familles en situations financières difficiles – en l’occurrence des instruments contenant des mesures fines de contrôle - contribuent, par leur déploiement même et dans un certain nombre de cas, à ce que la situation de ces personnes empire. Pour terminer sur les motifs de non-recours associés à des exigences administratives jugées trop élevées, soulignons qu’au même titre que les expériences au guichet, tant les expériences durant la procédure de demande que celles en tant que bénéficiaires n’ont pas uniquement pour conséquences un possible non-recours. Les entretiens révèlent, là aussi, d’autres types d’implications pour l’État social. Ainsi, certaines personnes associent leur mise en retrait à une forme de rancune vis-à-vis des institutions, Cela ouvre la voie à des discours suspicieux ou au rétablissement d’une forme de justice par des comportements assurant la réciprocité (ne pas répondre à un courrier ou vouloir que l’institution rende des comptes).

Mais dans tous ces cas, le non-recours n’exprime pas uniquement le résultat d’un calcul « coût-bénéfice » au regard des contraintes administratives - il signifie aussi que la confiance dans les institutions est atteinte :

C'est vraiment le parcours du combattant, pis au bout d'un moment on en a raz le bol, quoi. Ben à force on se demande si c’est pas juste là pour décourager les gens… [...] Je me suis posée la question... Je me dis que non, c’est pas intentionnel.

C’est pas possible, on vit pas... enfin j’espère qu'on vit pas dans un monde comme ça.

Femme de 47 ans, originaire de Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants ; JC-RN21

Quand vous recevez des courriers officiels vous les lisez toujours … ?

Ça dépend. Ça dépend du courrier officiel. (…) je veux dire, franchement l’Hospice général j’ai reçu des courriers que j’ai jamais vraiment ouvert. Ça m’a pas intéressée de les ouvrir. Du moment que j’avais fermé mon dossier chez eux… vu le peu d’aide qu’ils m’avaient amené.

Femme de 39 ans, sans emploi, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; JC-NR23

on m’a recommandé un Monsieur (…), je suis allée voir ce Monsieur, j’ai toujours son contact. (…) Il voulait savoir qu’est-ce que j’allais faire : Je vais me battre, je veux savoir si le droit et si j’ai pas droit. Je sais que je dois payer. Mais il faut que celui qui m’a induit en erreur me donne des explications.

Femme de 35 ans, originaire du Sénégal, Permis C, mariée, vivant avec 2 enfants; BL-NR03