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Une fin de non-recevoir au guichet : accueil et premier entretien

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

4.2. Un rapport ambivalent aux administrations

4.2.2. Une fin de non-recevoir au guichet : accueil et premier entretien

Une seconde catégorie de motifs de non-recours évoqués dans les entretiens renvoie à ce qui se joue au guichet. En effet, plus de la moitié des 23 récits125 rapportant un premier contact avec l’Hospice général ou avec le Service des prestations complémentaires décrivent un abandon de la démarche dès l’accueil ou suite au premier entretien. Ces entretiens thématisent le sentiment d’une fin de non-recevoir des demandes et l’existence d’un profond malentendu entre ces bénéficiaires potentiels et les services sollicités.

Cette relation au guichet avec les administrations a longtemps été considérée comme étant principalement assurée par les femmes. Ainsi, Hoggart décrit les mères qui, dans les années 1930 en Grande Bretagne, font la queue aux guichets et devant les portes des administrations « non seulement parce que son mari est presque toujours « pris » par son travail, mais surtout parce qu’il est admis que c’est la tâche de femmes » (Hoggart, 1970, p.77). Dans le cadre de notre enquête, toutefois, ces expériences au guichet sont relatées tant par des hommes que par des femmes. Et de fait, les études statistiques récentent montrent le caractère mixte des tâches de gestion administrative et des relations aux institutions, la spécialisation au sein des couples s’effectuant plutôt en fonction de l’écart de formation entre les conjoints (Siblot, 2006).

Cependant, les rôles genrés induisent une valorisation inégale de ces tâches, selon si c’est l’homme ou la femme qui s’en occupe (Siblot, 2006). Par ailleurs, comme le rappellent aussi Géraldine Bozec et Manon Reguer-Petit (2015), les femmes sont particulièrement confrontées aux relations au guichet concernant la prise en charge de leurs enfants, qui leur revient le plus souvent. En conséquence, les récits des démarches et relations avec les administrations prennent une place particulièrement importante dans les entretiens que ces chercheuses ont menés avec des femmes. Nos propres entretiens tendent à confirmer ce constat d’une importance particulière que

125 Précisons que le nombre de récits ne recoupe pas le nombre de personne interviewées, puisque certaines personnes font de plusieurs récits d’interaction avec des institutions.

les femmes non recourantes accordent à leurs rapports aux administrations – particulièrement dans la mise en évidence d’un malentendu sur les attentes.

4.2.2.1 Une fin de non-recevoir qui s’exprime différemment

Le sentiment de s’être heurté à une fin de non-recevoir fait partie des thèmes centraux ressortant des récits d’un premier contact avec les institutions. Parmi les personnes rapportant ce type d’expérience, plusieurs déplorent le manque de réorientation voire d’accompagnement à ce moment pourtant décisif de leur existence. Ce résultat prend toute sa signification au regard du long chemin que ces personnes ont dû parcourir, on l’a vu, pour finalement frapper à la porte d’une institution publique – le plus souvent l’Hospice général, qui fait figure de phare.

Par ailleurs, cette situation est d’autant plus mal vécue qu’elle peut heurter le jugement moral des personnes concernées. Pour plusieur.es répondant.e.s en effet, la demande d’assistance oblige celui auquel elle s’adresse.

A défaut d’être satisfaite, la demande doit au moins être accueillie. Ainsi, ce compte rendu d’entretien montre que le père mobilise les normes de l’hospitalité pour signifier son désaccord moral avec ce qu’il perçoit comme un mauvais accueil:

Le problème c’est qu’ils « vous envoient à gauche, à droite, sans aucun respect ». Il pense que « si quelqu’un pousse la porte, c’est parce qu’il a un problème ». Il faut alors l’aider, le « recevoir ». Il trouve que « ceux qui sont salariés, ils devraient parler mieux ».

Homme de 46 ans, originaire de Somalie, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; JC-NR08 ETHNO

Trois types de récits expriment ce sentiment d’être « refoulés », pour reprendre le terme utilisé par l’une de nos répondantes. Dans le premier, l’absence de réponse à la demande domine. Désabusées, plusieurs personnes décrivent ce manque d’entrée en matière pour expliquer qu’ils ou elles n’attendent plus rien de ces institutions. Dans ces extraits, c’est bien le silence des institutions qui résonne - y compris face à une situation d’urgence :

Je suis allé au guichet, la personne m’a fait quelques signes, elle m’a donné comme ça de papiers pour remplir, pour revenir prêt et moi j’ai pas…. Oui, j’ai pas fait les démarches. J’ai juste pris tout.

Homme de 54 ans, originaire du Brésil, Permis C, vivant seul, un enfant; BL-NR07 Je pense qu’il y a des moments où tu peux y aller, on vous dit tel et tel n’est pas là, il faut attendre qu’il vienne, peut-être même qu’il est en vacances… et puis la façon de vous balader… un peu tout ça… Moi, de toute façon…

Femme de 41 ans, sans emploi, originaire du Cameroun, Permis C, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; BL-NR06 Comment ça s’est passé, l’accueil… vous vous souvenez de ce que vous leur avez dit ?

Je leur ai dit que j’avais besoin de voir une assistante sociale parce que j’étais à la rue et que j’avais besoin d’aide et…

on m’a pas donné de rendez-vous, on m’a dit « il faut revenir dans les jours de permanence… je ne sais plus quel jour c’était.

Femme de 39 ans, sans emploi, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; JC-NR23

Dans le second type de récit, le jugement moral qui accompagne la non-entrée en matière est vécu comme marquant et justifiant la mise à distance. La suspicion d’illégitimité de sa demande – qui prend la forme d’une incitation à travailler - est un point sensible chez les personnes interviewées, qui ne manquent pas de le souligner en entretien, en précisant les mots qui ont accompagné le refus d’entrer en matière:

J’avais pris un rendez-vous. J’avais un rendez-vous avec la permanence et pis la dame, ça passait bien. (...) Alors, j’ai pris rendez-vous. Quand je suis allée, j’ai vu une jeune fille qui m’a accueillie… Mais elle m’a dit : « Pourquoi vous êtes là ? Madame, vous croyez quoi ?!? On va vous faire travailler hein ?!? On va pas vous… »

Femme de 60 ans, sans emploi, originaire de Malaisie, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; BL-E1

Elle a été une fois à l’Hospice. Elle a essuyé un refus directement à l’accueil. On lui a dit de chercher du travail.

Femme de 42 ans, sans emploi, originaire de Bolivie, Permis C, mariée, vivant avec 1 enfant; JC-NR05

Enfin, un dernier type de récit renvoie cette fois à une analyse du système et plus particulièrement du fonctionnement en silo des institutions. Comme chaque professionnel.le se limite à agir dans son strict domaine de compétence, les personnes concernées sentent très vite les limites du soutien qui pourra leur être apporté au regard de la complexité de leur demande :

Madame Y, elle était cataloguée sur…euh…ne plus être endetté. […] Mais après ça, elle était plus ça : donc l’information, les aides…

Homme de 41 ans, originaire de Côte d'Ivoire, Permis B, marié, vivant avec 2 enfants; JC-NR03 Et puis j’ai l’impression qu’il y a rien qui est coordonné, enfin c’est chacun son service.

Femme de 47 ans, Suisse, en situation monoparentale, vivant avec 3 enfants; JC-NR21

4.2.2.2 Un malentendu sur les attentes

La fin de non-recevoir est le thème dominant des entretiens évoquant un premier contact avec l’Hospice général ou le SPC. Au-delà des formes que prennent ces récits (absence de réponse, jugement moral ou cloisonnement), les entretiens révèlent l’existence d’un profond malentendu entre ces bénéficiaires potentiels et les institutions au guichet. Contrairement à ce qui est présupposé en effet, bénéficier d’une prestation financière n’apparaît pas comme la première motivation à pousser la porte des institutions. Certaines personnes – le plus souvent des femmes, nous y reviendrons – expliquent ainsi s’être senties incomprises dans leurs attentes ou que leur situation particulière n’a pas été prise en compte. Comme l’explique cette mère évoquant son rapport avec les professionnels de l’Hospice général:

Le problème, c’est le problème de compréhension de ce que l’on demande.

Femme de 60 ans, sans emploi, originaire du Brésil, Permis B, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; BL-NR01

En premier lieu, les récits des premiers contacts avec des administrations sociales cantonales, mais aussi municipales, ou auprès des associations, évoquent tous un souhait générique, celui d’obtenir de l’aide. Le chapitre précédent a montré qu’au sein de notre collectif, les personnes qui se rendent auprès d’une institution, ne le font pas (ou pas seulement) en vue de bénéficier d’une prestation financière qu’elles auraient préalablement définie, mais plutôt en attente d’un soutien encore indéterminé, autrement dit, en attente d’écoute et de conseil sur les aides qui pourraient correspondre à leur situation. On peut ainsi comprendre cette démarche comme une demande pas toujours très articulée de soutien, un appel à l’aide.

Cette demande s’exprime souvent sous forme d’une demande de conseils, d’orientation ou d’information se rapportant à sa situation personnelle, demande qui apparaît pourtant comme inaudible dans les récits recueillis.

C’est autour de ce rapport entre demande de conseils et demande financière que se cristallise le malentendu : Je cherche des endroits juste pour comprendre. Après quand on me donne pas l’argent… on peut vivre avec ou sans argent

Homme de 41 ans, originaire de Côte d'Ivoire, Permis B, marié, vivant avec 2 enfants; JC-NR03 J’aimerais bien connaître mes droits tout simplement. Je vous demande pas de me prendre pour me donner de l’argent, je demande des renseignements !

Femme de 37 ans, sans emploi, originaire de Côte d'Ivoire, Permis C, en situation monoparentale, vivant avec 1 enfant; JC-NR22

Ce résultat est congruent avec ceux obtenus par les chercheur.se.s de la HES bernoise (Neuenschwander et al., 2012) sur la base d’une enquête téléphonique réalisée auprès d’un échantillon de 356

personnes ayant déposé une demande de rendez-vous dans cinq services sociaux de Suisse alémanique. Leur enquête montre que l’attente première des bénéficiaires de l’aide sociale envers cette dernière est de recevoir des conseils. L’aide financière figure en seconde position et le désir d’être écouté vient en troisième. Par ailleurs près d’un quart des personnes considèrent que leurs attentes ne sont pas satisfaites du tout.

Comme le soulignent les auteurs, le mythe selon lequel les personnes recourent à l’aide sociale juste pour toucher de l’argent puis s’en aller est passablement écorné par ces résultats. On pourra objecter que les normes sociales poussent les personnes à ne pas mettre leur demande d’argent en premier, un effet qui serait renforcé par la situation d’entretien dans laquelle il s’agit de se mettre en scène vis-à-vis des chercheurs.

Cependant, la mise en contexte de ces récits, que permet l’analyse qualitative (éclairant notamment le long et difficile processus qui conduit aux portes des institutions) de même que la franchise dont nos interlocuteurs font part par ailleurs (y compris sur le thème du manque et du besoin d’argent) nous incite à penser que nous sommes bien en présence d’un véritable malentendu.

Ainsi, « le guichet » apparaît comme un lieu crucial du point de vue de l’élucidation des mécanismes qui participent aux non-recours. Plus qu’à un enjeu en terme d’espace, c’est à une question de gestion des temporalités que le guichet fait écho. Son importance se comprend en effet dans le contexte du parcours que les personnes ont déjà effectué pour arriver jusqu’à la porte des institutions publiques : ce qui se révèle décisif, c’est bien la particularité de ce moment où la demande d’aide peut, enfin, se formuler. De manière générale, ce non-recours relève donc d’une inadaptation de la réponse administrative aux caractéristiques de la demande d’aide. D’une part, une réponse technique qui vient heurter une attente de relation. D’autre part, une réponse financière prédéterminée vient annuler une attente sociale large, une attente de diagnostic social. Enfin, une réponse standardisée, qui ne mesure pas le caractère exceptionnel et éphémère du moment où une personne se décide à pousser la porte.

Cette fin de non-recevoir et plus largement ce malentendu, lorsqu’ils sont vécus comme tels du moins, sont associés à différents types d’implications. Ils peuvent produire du non-recours tout d’abord, qui contribue à retarder le bénéfice effectif d’un soutien. Cependant, ces mauvaises expériences peuvent aussi générer un sentiment de défiance envers les institutions ou les autorités. Dans plusieurs entretiens pointe en effet l’existence d’un lien entre l’accueil et la confiance dans les institutions sociales, comme l’illustre le témoignage de cette mère de famille, qui, revenant sur ses demandes d’information infructueuses, s’interroge :

Voilà le droit que vous avez, voilà le droit que vous n’avez pas, pour répondre aux questions qu’ils posent… Vous avez un enfant ? Oui ? Alors votre enfant il a ci, il a ça. On fait pas, ça… Qui sait ? Peut-être qu’ils le font exprès…

Femme de 51 ans, sans emploi, originaire du Maroc, Suisse, mariée, vivant avec 2 enfants; JC-NR15

Enfin, ces témoignages soulignent, a contrario, le rôle que peuvent jouer des administrations sociales, et notamment les administrations de proximité dans l’identification sociale des personnes les plus isolées et démunies (Dubois, 2015). Il s’agit, pour ce faire, de ne pas manquer cette première occasion de rencontre. Dans cette perspective, on a vu que l’Hospice général a mis sur pied récemment des projets pilotes afin de créer les conditions de cette rencontre.