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La perception des implications pour les familles

4. Le non-recours du point de vue des personnes concernées

5.3. Les conséquences du non-recours

5.3.1. La perception des implications pour les familles

Lorsque l’on aborde la question des implications du non-recours, les acteurs du réseau décrivent une succession de problèmes sociaux, présentant le non-recours comme le premier acte d’une dégringolade sociale.

Ainsi, les acteurs du réseau associatif, des services sociaux municipaux et de l’HG essentiellement mentionnent les dettes et les poursuites comme premières conséquences d’un non-recours aux aides financières publiques.

Lorsque surviennent les problèmes financiers en effet, les personnes commencent par cesser de payer leurs impôts

et leurs assurances maladie, réglant dans la mesure du possible le loyer. Elles cherchent parfois, au début, à emprunter de l’argent auprès du réseau familial ou amical, mais il s’agit souvent de ressources ponctuelles.

Selon plusieurs professionnels, les personnes surestiment leur capacité à s’en sortir par eux-mêmes.

Cette explication avait aussi été avancée dans le cadre du rapport susmentionné sur l’accès aux droits mandaté par l’Office fédéral des assurances sociales au début des années 2000, lui aussi basé sur des entretiens avec des professionnels du social (R. Bachmann et al., 2004). Pour nos interlocuteurs genevois, la dégradation de la situation qui s’en suit a des conséquences parfois dramatiques : perte du logement, intensification des conflits de couples, séparations ou divorces, comme l’exprime le professionnel d’un service social municipal:

Beaucoup de gens pensent se débrouiller autrement et ensuite se trouvent endettés, ou évacués, et après c’est tard, alors qu’ils avaient le droit. J’ai eu le cas d’un père de famille qui avait recouru à l’HG, il est sorti et ensuite il n’a plus rempli de déclaration d’impôts, et n’avait plus de droit aux prestations, aux allocations, et cetera. Il aurait pu recourir aux PCFam, car il travaillait, mais comme il n’est plus retourné se renseigner, il ne connaissait pas. Ensuite, il a arrêté de payer le loyer, et cetera, et ils ont été évacués. C’était le Tsunami pour la famille, les enfants et tout. La famille a éclaté, on a pu récupérer les jeunes qui étaient en formation, qui sont dans une résidence pour étudiants, les parents ont été accueillis dans une résidence, ils ont maintenant une sous-location de studio, j’ai fait une demande de mise sous curatelle pour le monsieur, je gère son budget pour l’instant. Mais il a toujours un travail. Mais c’est difficile pour lui de retrouver un logement, ils ont une liste noire.

Les conséquences sont dramatiques, pour la famille aussi, les enfants, la famille a explosé… On essaye de sauver, s’il faut payer des arriérées de loyer on le fait, car la perte du logement est dévastatrice. On a de temps en temps des grosses situations comme ça, on reconstruit le dossier pour que les gens puissent à nouveau avoir des droits, stabiliser la situation.

AT, Service social, JM-R3

5.3.1.2 Les conséquences sur la santé

Mis à part ces spirales négatives extrêmes, les conséquences du non-recours et du recours tardif mentionnées par les acteurs comportent le plus souvent une interaction entre problématiques sociales et de santé, qui peut conduire à l’isolement, à un repli sur soi en raison de la honte de ne pas avoir assez d’argent, ainsi qu’à des dépressions et des maladies. Un acteur du réseau associatif en lien avec les femmes s’exprime ainsi au sujet des conséquences multidimensionnelles du non-recours, dans ce cas pour les familles monoparentales :

Une conséquence importante est que si vous ne faites pas valoir vos droits, vous vous repliez sur vous, en général vous tombez malade, ou alors vous n’allez même pas consulter, car ça coûte trop cher, et puis il y a une espèce de repli social, j’ai honte, je ne peux pas sortir, car je n’ai pas d’argent, je ne veux pas le montrer, donc c’est un isolement. Les questions financières font qu’il y a isolement, repli, avec des problèmes de santé liés à ça, de type dépression, et ne pas allez consulter ou ne pas faire de la prévention, ou aller faire soigner les dents par manque de moyens, le cancer du sein pareil, et cetera.

(…) Si les personnes ne font pas recours comme ça, la situation s’empire, elles se débrouillent avec des combines, mais ça marche un certain temps, mais à un moment donné ce n’est plus gérable. Les montants s’accumulent et puis vous n’arrivez plus à payer et vous entrez dans une spirale de poursuites et d’endettement. (…) Les conséquences du non-recours c’est forcément une détérioration de la situation financière, sûr, psychique, sûr et sociale, sûr.

AT, Association, JM-R1

5.3.1.3 Le renoncement aux soins

En termes de santé, les familles en situation de précarité renonceraient en premier, selon les acteurs interviewés, à la prévention, aux soins de confort, aux consultations médicales, aux examens de routine, ainsi qu’aux soins dentaires. Dans de nombreux cas, le recours aux aides publiques, notamment à l’Hospice général, aurait pu, selon eux, éviter ces problèmes sanitaires.

Les primes d’assurances maladies sont les premières factures à rester impayées153, qui plus est lorsque les personnes renoncent à recourir aux aides financières publiques. D’une part, les franchises peuvent être élevées, ce qui dissuade de consulter le médecin. D’autre part, les personnes qui ne paient pas leurs primes ignorent souvent qu’elles peuvent, dans certains cas, bénéficier des prestations des caisses maladie. Elles renoncent donc à se faire soigner. En effet, en 2006, la Loi Fédérale 832.10 sur l’Assurance-Maladie (LaMal)154 donnait aux assurances maladie le droit de suspendre le remboursement des prestations de soins dans les cas où l’assuré ne payait pas et était en conséquence mis aux poursuites. Un accord a été trouvé entre les cantons et les caisses maladies et depuis 2012, les cantons assument 85% des primes impayées ; les 15% restants étant à la charge des assurances. En contrepartie, les prestations sont versées, dès lors que les caisses disposent d’un acte de défaut de bien155. N’étant pas informées de ces changements, les personnes en situation financière difficile retardent au maximum les examens et les soins et se présentent aux urgences dans des situations très problématiques en termes sanitaires.

Toutefois, c’est l’absence de soins dentaires qui apparaît comme le problème de santé lié au non-recours le plus souvent mentionné par les interlocuteurs du réseau, un problème associé principalement au fait que ces soins ne sont, eux, pas pris en charge par les caisses maladies. Si les personnes ne bénéficient pas de l’aide sociale alors qu’elles y auraient droit, les conséquences se répercutent notamment sur l’état des dents :

Après, la pauvreté, le signe c’est les dents, problèmes énormes, et cela a un coût économique. Mais s’ils étaient à l’aide sociale, les frais dentaires seraient couverts.

AT & Cade, Association, JM-R4

Un acteur associatif s’exprime sur le cas d’une famille d’intermittents du spectacle qui n’a pas été prise en charge par l’HG alors qu’en principe elle aurait dû l’être. Cette non-réception de la demande aurait comporté à terme un risque vital pour la femme, en raison d’une absence de prise en charge médicale dentaire. Ainsi :

L’autre jour j’ai reçu deux intermittents du spectacle (…) ils ont (déjà) fait appel à l’aide sociale, puisqu’ils étaient salariés.

L’AS leur a dit, ça ne va pas, pour moi vous êtes comme des indépendants, laissez tout tomber et on vous prendra… Et eux ont dit, mais non, on a un contrat (…) on ne peut pas tout laisser tomber, on a un spectacle, des acteurs. Ils ont été très traumatisés, en plus ils ont été mal reçus, et là ils vivent avec deux mille francs par mois, à trois (…). Ils me disent ‘on voudrait s’inscrire à nouveau à l’Hospice, mais avec des conseils, car on a été traumatisés’. Entretemps, j’ai vu que la dame avait très mal aux dents, ils ont été à l’hôpital, mais ils ont dit qu’ils ne pouvaient pas les prendre, je me suis rappelée d’un dentiste qui aide dans ces cas, il m’a dit ok, je vais voir ce que je peux faire. Elle était en septicémie, elle n’allait pas passer le week-end peut-être, et le médecin lui a fait cadeau du traitement, il y a des médecins sympas.

Cadre, Association, JC-8

5.3.1.4 Une intégration sociale compromise pour les enfants

Les acteurs du réseau social genevois identifient dans le non-recours des familles un risque de frein à l’intégration sociale des enfants et des adolescents. Pour les enfants, les conséquences du non-recours qui sont identifiées, plus particulièrement par les acteurs associatifs et les professionnels de services sociaux, sont un manque de loisirs, d’activités sportives, de vacances. C’est bien l’intégration sociale des enfants des familles les plus précarisées qui serait menacée par le manque d’argent selon nos interlocteurs. Plusieurs acteurs évoquent

153 En 2016, selon l’OFS, le montant total des primes impayées en Suisse se seraient élevé à 843 millions de francs.

154 Consultable sur https://www.admin.ch/opc/fr/classified-compilation/19940073/index.html

155 Sauf dans les cantons qui disposent d’une « liste noire », qui peuvent restreindre les prestations.

des cas où les enfants grandissent dans des univers parallèles, en marge de la société, ce qui contribuerait à la reproduction familiale de la pauvreté. Ces aspects transparaissent dans deux témoignages, le premier d’un acteur associatif, le deuxième d’un professionnel d’un service social municipal.

Les manifestations du non-recours sont déjà les dettes, le fait de réagir trop tard peut avoir des conséquences sur le bail, ou la dépendance de l’entourage, de la famille, ou les personnes se privent, n’envoient pas les enfants faire du sport ou ne partent pas en vacances, alors qu’ils auraient pu avoir des aides avant.

AT, Association, JC-R7 C’est la socialisation des enfants aussi, le foot, les loisirs… On ne peut qu’espérer qu’ils aient des alternatives, le système D, par exemple les Sud-Américaines qui ont été dans une économie parallèle avant d’avoir le permis, mais en même temps cela ne veut pas dire que les enfants accèdent plus aux loisirs, ils restent en marge. Je me rends compte que ces enfants, même s’ils ont fait l’école ici, restent toujours dans le même système, ils font ensuite les ménages, ils fonctionnent dans des mondes précaires…

AT, Service social, JM-R3

Selon un autre acteur du réseau associatif, les conséquences du non-recours, notamment pour des questions liées à la crainte pour le permis de séjour, peuvent être particulièrement marquées pour les adolescents.

Leur perception de la société et de leur intégration future s’en trouverait perturbée :

Pour les gens qui ne font pas recours, pour les enfants les répercussions que je vois (mais c’est le cas aussi des personnes à l’aide sociale, car elles reçoivent tellement peu pour vivre), les répercussions de la précarité à l’adolescence (les petits ne voient peut-être pas trop) : c’est très compliqué, ça donne une image que les parents font de tout pour s’en sortir, mais qu’ils ne sont pas aidés, voire méprisés, maltraités. Du coup est-ce que moi en tant que jeune j’ai envie de m’investir pour cette société, chercher du travail ? (…) Là j’ai deux familles qui refusent totalement d’aller à l’aide sociale, l’une s’en sort encore, mais pour l’autre c’est dramatique.

Cadre, Association, JC-R8

Enfin, notons le cas mentionné des jeunes adultes qui héritaient des dettes de leurs parents, relatives à leurs primes d’assurance maladie. Si les subsides cantonaux couvrent le plus souvent les primes des enfants mineurs, il arrive que de jeunes adultes se retrouvent en demeure de rembourser leurs primes, laissées impayées par leurs parents. De fait, les dettes vis-à-vis des caisses maladie pouvaient être héritées156. Cette situation a été réglée fin 2017 par le canton de Genève, qui a passé des accords avec les assureurs afin que seuls les parents soient poursuivis157.

5.3.1.5 Un accroissement de précarité par les « petits boulots »

Pour nos interlocuteurs, un certain nombre de personnes en fin de droits de chômage, mais aussi des personnes ayant d’autres parcours, renoncent à demander des aides financières, préférant chercher des emplois précaires pour s’en sortir. Cette stratégie est souvent présentée comme une alternative à l’aide sociale, jugée stigmatisante, une manière de préserver sa fierté face à un système social qui ne le permet pas. L’impact paradoxal de la précarisation du marché du travail actuel est mis en lumière, non sans un certain cynisme : d’un côté, la précarisation du marché du travail contribue à la précarisation des personnes et de l’autre, elle leur permet de s’en sortir temporairement sans aide. Comme le relèvent un acteur associatif ainsi qu’un acteur politique :

A peu près un tiers de nos consultants sont en fin de droit, ils se trouvent devant des portes fermées, des bureaux qui se les renvoient, ils se découragent et disparaissent dans la nature… (…) Ce sont des personnes qu’on voit passer comme

156 Ce constat a d’ailleurs fait l’objet d’une proposition de résolution d’un élu socialiste genevois en 2016.

157 Au niveau fédéral, une motion a été déposée en 2017 visant à éviter que les caisses ne se retournent contre les jeunes adultes.

des étoiles filantes, elles viennent chez nous pour se renseigner sur comment ça marche. On leur explique comment ça fonctionne et ils nous disent : « c’est bien comme je pensais, je ne vais pas mettre mon pied dans le rouage ». On ne répertorie pas systématiquement les motivations, mais souvent c’est l’ostracisme, le fait de devoir se déshabiller devant une administration, c’est le côté « on ne veut pas aller faire la queue ». Ce sont des cas qu’on a régulièrement, ils disent qu’ils préfèrent se débrouiller autrement, avec des boulots archi-précaires, on en trouve qui sont prêts à bosser pour une douzaine de francs de l’heure.

Cadre, Association, JM-R5

Il y a une très intéressante étude mandatée par la Cour des comptes, qui montrait un pourcentage de gens qui disparaissaient du chômage, et qui ne vont pas à l’assistance, ils se débrouillent avec les petits boulots, avec les problèmes de la précarisation, car c’est clair que les petits boulots non déclarés ne font pas partie des conventions collectives… Il y a là une problématique importante, il y a la surveillance du travail, mais qu’est-ce qu’on va faire ? Coller une amende à l’employeur et cela s’arrête là et après l’employé perd son job ? C’est le serpent qui se mord la queue… Ça pose le problème de l’autorité politique. Par rapport à ce problème, le discours est que si les gens ne demandent pas l’aide on va pas la leur donner.

Pol, droite, JM-R6