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Synthèse : Les paradoxes du régime d’aide aux familles genevois

3. Le contexte des politiques sociales genevoises

3.4. Synthèse : Les paradoxes du régime d’aide aux familles genevois

Le régime genevois de soutien financier aux familles en situation de précarité se caractérise par l’importance du niveau cantonal : contrairement à d’autres cantons, l’aide sociale individuelle est du ressort du canton et les prestations financières de la Ville de Genève sont subsidiaires à toutes les prestations cantonales.

Par ailleurs, Genève compte parmi les cantons suisses dont les politiques sociales sont les plus développées. Les familles en situation de précarité sont en effet susceptibles de bénéficier d’un grand nombre de prestations– aides cantonales et municipales. Enfin, on note depuis le début des années 2000 une réorientation des politiques vers l’activation, en l’occurrence la réinsertion professionnelle des bénéficiaires. Paradoxalement, ce régime d’aide plutôt centralisé, développé, relativement généreux et orienté vers l’insertion cumule des caractéristiques susceptibles, selon la littérature, de freiner l’accès aux droits (3.4.1, p. 56).

3.4.1. Des caractéristiques susceptibles de freiner l’accès aux droits

L’analyse du régime de prestations genevois en faveur des familles en situation de précarité nous permet de mettre en avant quatre caractéristiques susceptibles d’avoir un impact en termes d’accès aux droits. Le système se révèle en effet complexe, constitué par des prestations sélectives, orienté vers l’activation et formellement neutre en termes de genre.

3.4.1.1 Complexité

Le dispositif genevois d’aide aux familles se caractérise par sa forte complexité. Cette complexité est celle du système dans son ensemble ainsi que des critères d’éligibilité des prestations.

Des prestations nombreuses, mais peu intégrées114 : La complexité du système est d’abord liée au nombre relativement important de prestations, qui, on l’a vu, peinent à être intégrées dans le cadre d’une politique générale et sont dispensées par des institutions différentes. Cette caractéristique n’est pas nouvelle. La complexité et le manque de lisibilité de la politique familiale ont été thématisés dès le milieu des années 1990. Vingt ans plus tard, les comparaisons intercantonales situent Genève parmi les cantons qui ne possèdent pas de stratégie de politique familiale clairement définie, ni de stratégie globale de lutte contre la pauvreté des familles115. La complexité du dispositif social a quant à elle été pointée dans un rapport de 2007 (Bonoli & Berclaz, 2007). Les auteurs soulignaient le risque que les bénéficiaires (y compris les bénéficiaires potentiels) ignorent le fonctionnement de certaines prestations et renoncent à entreprendre les démarches nécessaires pour faire valoir leur droit.

Des prestations interdépendantes : La Loi sur le Revenu déterminant unifié a résolu le problème du manque de coordination des prestations, en homogénéisant les bases de calcul du revenu déterminant et en hiérarchisant les prestations. Or, si le système s’est simplifié du point de vue de son administration, la hiérarchisation qui conditionne la demande d’une prestation à l’obtention d’autres prestations complique les démarches du point de vue du bénéficiaire potentiel. Ajouté à la sectorisation des services de l’État compétents, cette caractéristique les contraint en effet à s’adresser à de multiples instances dans un ordre précis. Dans ce

114 Notons que le nouveau Département de la Cohésion sociale, sous la direction du nouveau Conseiller d’Etat socialiste Thierry Apothéloz, entré en fonction en juin 2018, regroupe désormais l’ensemble des prestations sous conditions de ressources.

115 Effectuées en 2015 et en 2017.

contexte, le non-recours à une prestation peut empêcher de bénéficier d’une autre prestation, générant ce que l’on nomme un « non-recours cumulatif » (Chauveaud & Warin, 2016).

Incertitudes liées aux effets de seuil : Plusieurs prestations (subsides de l’assurance maladie ou les PCFam par exemple) suivent la logique du « tout ou rien » (Bonoli & Berclaz, 2007) : une augmentation même minime du revenu peut donner lieu à la suppression de la prestation (et dans certain cas, d’une baisse du revenu total). Les familles monoparentales résidant en Ville de Genève étaient particulièrement touchées par ces effets de seuil (Knoepflel 2003, cité par Bonoli & Berclaz, 2007)116. Ainsi, les allocations familiales sont comptées comme un élément du revenu, et par effet de seuil, peuvent donc « empêcher » certaines familles de bénéficier de prestations, comme le subside d’assurance maladie. Ces effets de seuil sont considérés comme susceptibles de décourager la reprise d’une activité lucrative ou l’augmentation du temps de travail des bénéficiaires. De manière générale, ils rendent le bénéfice de la prestation incertain.

3.4.1.2 Sélectivité

Les systèmes de protection sociale en Europe se caractérisent depuis les années 1980 par une tendance à la baisse du niveau des prestations universelles et leur substitution par des prestations sélectives, à savoir ciblées sur des catégories spécifiques de la population, souvent les plus pauvres ou les plus marginalisés (Gilbert, 2004). A Genève, le régime de prestation reflète cette évolution. De manière générale, les prestations ciblent les plus pauvres, elles sont mises sous conditions de ressources - ce qui les distingue d’un régime d’assurance - et se destinent en priorité aux personnes résidant sur le territoire depuis plusieurs années et, pour les étrangers, aux personnes originaires de pays de l’UE ou l’AELE.

Un régime de prestations conditionnelles : A l’exception des allocations familiales, dont chaque famille peut bénéficier indépendamment de son revenu, les aides financières sont liées aux besoins et s’adressent uniquement à des individus ou des groupes familiaux dont le revenu n’atteint pas un certain seuil. Le nombre d’enfant est un critère déterminant pour la fixation du montant des prestations, qui suivent un principe de besoin.

A ces conditions de ressources s’ajoutent d’autres conditions, notamment des critères de résidence, mais aussi des critères liés à une durée de séjour minimale sur le territoire, eux-mêmes modulés en fonction de la nationalité.

Dans ce contexte, le dispositif d’aide financière de la Ville de Genève apparaît plus favorable aux migrants. En effet, dès lors qu’il ou elle bénéficie d’un titre de séjour, tout.e habitant.e de la commune peut prétendre aux prestations financières municipales, aide, indépendamment de sa durée de résidence, ce qui n’est pas le cas de certaines aides cantonales.

Les risques associés aux prestations conditionnelles : De nombreuses études montrent que les prestations sous conditions de ressources favorisent le non-recours (van Oorschot & Math, 1996). Toutefois, ce n’est pas le ciblage en lui-même qui produit le non-recours, mais ses effets conjoints (Warin, 2014). Le premier effet est la réduction du cercle des bénéficiaires. Avec l’évolution des régimes de protection sociale vers des prestations plus sélectives, de nombreuses personnes en effet ne remplissent plus les critères d’éligibilités et perdent leur droit. Dénonçant cette situation, des auteurs ont plaidé pour un élargissement de la définition du non-recours, incluant les personnes qui ne sont plus éligibles (European Commission, 2006; Warin, 2010b). Par ailleurs, les prestations sous conditions de ressources peuvent rendre l’accès au droit plus difficile. Elles ciblent en effet des populations dont les besoins effectifs et les conditions d’éligibilité doivent être établis par l’administration. Le système implique par conséquent des démarches administratives pouvant se révéler ardues, nécessitant selon les cas de figure des suivis administratifs de la part de professionnels étatiques ou privés. On a vu que dans le cas de certaines prestations de la Ville de Genève, le recours aux professionnels du social est une condition requise pour

116 La loi sur le Revenu déterminant unifié est elle aussi sujette aux effets de seuil. Ce problème a fait l’objet d’un rapport de recherche fin 2016, accompagné de propositions d’amélioration. Bridji et Tablin (2016). Analyse des effets de seuil dans le dispositif genevois des prestations sociales sous condition de ressources (80708). Lausanne, EESP.

pouvoir présenter un dossier. Enfin, le ciblage peut contribuer à une stigmatisation des bénéficiaires (Warin 2010).

Le système d’aides conditionnelles répond en effet à deux logiques politiques contradictoires. D’une part, une logique de protection sociale : il s’agit pour les autorités de garantir aux plus démunis des conditions minimales d’existence et de soutenir ainsi la cohésion sociale. D’autre part, une logique d’efficience qui peut (ou non) se coupler avec un discours stigmatisant. En situation de contrainte budgétaire, il s’agit de s’assurer que les prestations atteignent les « bonnes personnes », celles qui « en ont véritablement besoin ». Dans le cas de Genève, cette quête d’efficience est associée à des discours de « crainte des abus » ou des « appels d’air »117. Ces discours sont susceptibles d’entraîner une suspicion vis-à-vis des potentiels bénéficiaires, qui doivent démontrer aux administrations qu’ils possèdent bien la qualité « d’ayants droit » et contribuer à stigmatiser les bénéficiaires eux-mêmes.

3.4.1.3 Activation

Depuis le début des années 2000, le dispositif genevois d’aide financière sous conditions de ressources s’oriente vers l’activation plus que vers la protection ou le simple soutien au revenu. Suivant par là une tendance générale de régimes de protection sociale européens (Warin, 2010b), il introduit des conditions de comportement en plus des conditions de revenu, de résidence, de nationalité ou de sexe. L’activation s’entend ici comme « Les réformes d’activation de la protection sociale ont partout introduit, réactivé ou renforcé les liens explicites (réglementaires ou légaux) entre le droit à la protection sociale. » (Barbier, 2008, P.5). C’est en effet ce lien privilégié entre la protection sociale et l’activité professionnelle qui caractérise tant l’aide sociale individuelle que les prestations complémentaires pour les familles de « travailleurs pauvres ».

Ainsi, l’orientation du dispositif vers l’activation des personnes aux revenus les plus bas implique que l’aide est donnée non seulement sous conditions de ressources, mais aussi sous condition de comportement. Un contrat doit en effet être signé par le bénéficiaire de l’aide sociale, tandis que le fait de travailler à un minimum de pourcentage est une condition pour l’obtention des prestations complémentaires famille. Ces conditions établissent un rapport de réciprocité entre les bénéficiaires et l’État, de même qu’elles expriment, explicitement ou implicitement, des attentes normatives à l’égard des personnes les plus pauvres. Comme l’explique Giuliano Bonoli (Bonoli, 2012), la mise en œuvre des politiques d’activation est caractérisée par une grande diversité d’instrument et de d’objectifs et les meilleures interventions sont effectivement susceptibles d’agir positivement sur les chances d’emploi des participants. Pour autant, rappelle cet auteur, les travaux comparatifs montrent que les politiques d’activation ne semblent pas en mesure de répondre aux problèmes du chômage des personnes à faible niveau de qualification.

3.4.1.4 Neutralité de genre formelle des prestations

La plupart des prestations sociales à Genève s’adressent tant aux hommes et aux femmes et expriment une neutralité de genre formelle. En effet, tant les prestations du canton que celle de la ville se destinent aux individus ou aux « familles » sans précision de sexe. Ainsi, la seule exception concerne les prestations de l’assurance maternité, réservées aux femmes et l’absence de congé paternité ou de congé parental, caractéristiques qui renvoient à la persistance d’un régime de genre traditionnel en Suisse (Giraud, Lucas 2009, 2014).

Cette neutralité formelle cache toutefois des politiques contradictoires en termes d’égalité de genre. D’un côté, ces prestions peuvent être au service d’une politique d’égalité. Ainsi, le service de recouvrement des pensions

117 Certains articles parus dans les journaux contribuent à diffuser auprès de l’opinion publique les suspicions d’abus ou « d’appel d’air » du système, entrainant une perception problématique des bénéficiaires de l’aide sociale, et plus récemment aussi des PCFam. Voir en guise d’exemple une série d’articles parus sur le Temps : Plus de 90'000 francs d’aides sociales par an : à ce prix, faut-il travailler ? 10.04.2015 ; A Genève, l’aide sociale souvent plus élevée que les salaires plus bas, 29.06.2015 ; Familles nombreuses sous perfusion de l’Etat, 14.06.2017.

alimentaires a été créé dans les années 1970 à l’attention des femmes, premières victimes financières des séparations. Il est donc l’expression d’une politique féministe visant à corriger des inégalités de revenu sexuées.

De même, la politique de la petite enfance à Genève – qui relève des communes- mobilise un vocabulaire neutre à dessin, évoquant les « parents » pour ne plus évoquer les « mamans » et contribuant ainsi à remettre en cause la division sexuée des rôles sociaux. Cet élément de langage s’inscrit dans une politique qui promeut activement l’activité professionnelle des femmes, par le développement de structures de garde extra-familiale. Par contraste, les récentes prestations complémentaires familles, bien que destinée de facto à une population majoritairement féminine (famille monoparentales composées à une large majorité de mères seules) ont été initiées en l’absence de toute référence aux inégalités de genre, dans une neutralité qui tient plus de l’aveuglement au caractère genré des inégalités de revenus que d’une volonté de déconstruction.

En conclusion, l’ensemble du dispositif genevois qui régit les prestations financières d’aide aux familles se révèle paradoxal. Il est caractérisé à la fois par sa richesse et par le caractère innovant de certaines prestations (PCFam, notamment) mais aussi par son caractère conditionnel et sa complexité, des éléments susceptibles de freiner l’accès aux droits ou de générer du non-recours par non-demande. Cette richesse comme cette complexité s’expliquent notamment par le développement de nouvelles prestations qui viennent s’ajouter aux prestations existantes ainsi que par la multiplicité du nombre d’associations actives dans le domaine. Les politiques familiales et les politiques de la précarité ne sont par ailleurs pas intégrées et ne répondent pas à un référentiel politique explicite en matière d’égalité de genre. Ce dispositif a été historiquement traversé par des tensions fortes, tension accrues récemment par les contraintes budgétaires, dans un contexte où les cas de précarité des familles s’accroissent et se complexifient. Ces tensions concernent on l’a vu la manière d’assurer un accompagnement social des bénéficiaires entre les associations et les institutions publiques, ainsi que la répartition des tâches entre la Ville et le canton.

C’est donc dans ce contexte à la fois généreux, complexe et tendu que se pose la question du non-recours aux prestations sociale. D’une part, la question de sa perception par les personnes non-recourantes elles-mêmes. Comment expliquer que certaines familles ne bénéficient pas de prestations alors que des aides financières sont prévues à leur intention ? Quels sont les principaux motifs des personnes concernées à ne pas demander une aide et quel rapport aux institutions leurs récits expriment-ils ? D’autre part, la question de la perception de ce phénomène au sein du réseau d’action sociale cantonal : comment à quelles fins le non-recours est-il problématisé par les acteurs du réseau ? Dans quelle mesure cette thématisation peut-elle contribuer à la transformation des pratiques voire des politiques ? Sans prétendre répondre de manière définitive à ces questions, la suite de ce rapport apporte des pistes afin de mieux comprendre le non-recours des familles - tel qu’il se manifeste dans un régime de protection social contemporain.

4. Le non-recours du point de