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Expériences du divin dans l'épopée homérique

1.2 De la représentation à la présentification

1.2.2 Actualiser les interventions divines

1.2.2.1 Les vents, du banquet au bûcher

À partir de la mort d'Hector au chant XXII de l'Iliade, les interventions des dieux dans la sphère humaine se font plus rares. Seul Hermès entrera directement en contact avec Priam dans le dernier chant, pour guider celui-ci jusqu'à la baraque d'Achille (Il. XXIV 351-469). Toutefois, les dieux interviennent ponctuellement, de leur propre initiative, comme Apollon lors du concours de tir à l'arc ou Aphrodite et Apollon, encore, pour empêcher la décomposition du cadavre d'Hector (Il. XXIII 184-191). Alors que les funérailles de Patrocle commencent, Achille fait appel aux des dieux (Il. XXIII 192-199) :

οὐδὲ πυρὴ Πατρόκλου ἐκαίετο τεθνηῶτος· ἔνθ᾽ αὖτ᾽ ἀλλ᾽ ἐνόησε ποδάρκης δῖος Ἀχιλλεύς· στὰς ἀπάνευθε πυρῆς δοιοῖς ἠρᾶτ᾽ ἀνέμοισι Βορέῃ καὶ Ζεφύρῳ, καὶ ὑπίσχετο ἱερὰ καλά· πολλὰ δὲ καὶ σπένδων χρυσέῳ δέπαϊ λιτάνευεν ἐλθέμεν, ὄφρα τάχιστα πυρὶ φλεγεθοίατο νεκροί, ὕλη τε σεύαιτο καήμεναι. ὦκα δὲ Ἶρις ἀράων ἀΐουσα μετάγγελος ἦλθ᾽ ἀνέμοισιν.

Mais le bûcher où se trouvait Patrocle mort ne brûlait pas : Alors le divin Achille aux pieds rapides pensa à autre chose : Il se plaça à l'écart du bûcher et fit une prière aux deux vents, Borée et Zéphyr, et leur promit de belles offrandes.

Et il faisait aussi des libations avec une coupe en or et les priait de venir, afin qu'au plus vite les morts soient brûlés par le feu, et que le bois soit poussé à brûler. Rapide Iris,

Entendant ses prières, alla porter le message aux vents.

La procédure mise en place par Achille n'est guère surprenante. Prière, libation et promesse ont pour but de convoquer les dieux (ἐλθέμεν) dont la présence est ici nécessaire. Toutefois, la première surprise réside dans le fait que les destinataires de la prière ne l'entendent pas et qu'Iris, la déesse messagère, transmette le message d'un homme aux dieux, comme elle transmettrait celui d'un dieu à un homme. Il s'agit ici d'un cas inédit où la déesse se fait la messagère d'un héros, sans toutefois avoir été convoquée par lui. Elle se rend donc auprès d'eux (Il. XXIII 200-208) :

οἳ μὲν ἄρα Ζεφύροιο δυσαέος ἀθρόοι ἔνδον εἰλαπίνην δαίνυντο· θέουσα δὲ Ἶρις ἐπέστη βηλῷ ἔπι λιθέῳ· τοὶ δ᾽ ὡς ἴδον ὀφθαλμοῖσι πάντες ἀνήϊξαν, κάλεόν τέ μιν εἰς ἓ ἕκαστος· ἣ δ ̓ αὖθ ̓ ἕζεσθαι μὲν ἀνήνατο, εἶπε δὲ μῦθον· οὐχ ἕδος· εἶμι γὰρ αὖτις ἐπ ̓ ̓Ωκεανοῖο ῥέεθρα Αἰθιόπων ἐς γαῖαν, ὅθι ῥέζουσ ̓ ἑκατόμβας ἀθανάτοις, ἵνα δὴ καὶ ἐγὼ μεταδαίσομαι ἱρῶν.

Ils étaient assemblés chez l’orageux Zéphyr

et partageaient un banquet. Dans sa course, Iris s’arrêta sur le seuil de pierre. Quand ils la virent de leurs yeux Tous se levèrent et chacun l’appela à lui.

Mais elle refusa de s’asseoir et dit :

Je ne prends pas place. Je vais repartir vers les bords de l’Océan, dans la terre des Éthiopiens, qui offrent des hécatombes

Iris transmet le message d'Achille aux vents qui réagissent aussitôt (Il. XXIII 212-218) : ἣ μὲν ἄρ ̓ ὣς εἰποῦσ ̓ ἀπεβήσετο, τοὶ δ ̓ ὀρέοντο ἠχῇ θεσπεσίῃ νέφεα κλονέοντε πάροιθεν. αἶψα δὲ πόντον ἵκανον ἀήμεναι, ὦρτο δὲ κῦμα πνοιῇ ὕπο λιγυρῇ· Τροίην δ ̓ ἐρίβωλον ἱκέσθην, ἐν δὲ πυρῇ πεσέτην, μέγα δ ̓ ἴαχε θεσπιδαὲς πῦρ. παννύχιοι δ ̓ ἄρα τοί γε πυρῆς ἄμυδις φλόγ ̓ ἔβαλλον φυσῶντες λιγέως·

Ayant dit cela elle partit et ils se levèrent,

bousculant avec un bruit prodigieux les nuées devant eux ; Vite ils gagnèrent la mer en soufflant, le flot se leva

sous leur souffle sonore. Ils arrivèrent à la Troade fertile,

se jetèrent dans le bûcher et le feu prodigieux retentit avec force. Toute la nuit ensemble ils excitèrent la flamme

de leur souffle sonore.

Ce type de passage n'est jamais convoqué quand il s'agit d'analyser les dieux d'Homère. Sans doute parce que les dieux vents sont considérés comme des dieux « mineurs » et que rien n'est dit sur leur apparence. Leur mode d'action et la manière dont ils sont présentés ici est pourtant éclairante. L'ensemble du passage est condamné par Leaf. Il voit en effet le manque de sérieux de la scène comme la trace d'une interpolation : « It must be admitted that this scene falls below the dignity of its surroundings ; there is an unmistakable touch of humour in the party of the wind and their behaviour to the goddess. This may be an intentional relief to the gloom of the funeral, or may possibly betray the hand of an interpolator »242. La question est bien celle du contraste, non seulement entre le banquet des

vents et le bûcher funéraire, mais plus précisément entre la position des dieux au moment de l'intervention d'Iris et leur action dans la sphère humaine. Les dieux sont d'abord décrits comme assis au banquet et interpellant la déesse avec désinvolture243, comme pourraient le

faire des convives humains. Cette scène présente un fort contraste avec la scène suivante, le moment du départ des dieux effectuant une transition entre une scène domestique et une

242 LEAF 1900 ad loc. Voir aussi RICHARDSONad loc. « The episode in which the winds are summoned is a

curious one ». KAKRIDIS 1949 p.75-83 considère que cette scène serait issue d'un épisode des funérailles

d'Achille lui-même lors desquelles les vents auraient refusé de souffler. 243 Et quelque peu avinés (scholie T).

description de l’action divine plus habituelle, soulignée par les adjectifs θεσπέσιος et θεσπιδαής. De tels adjectifs sont utilisés à partir du moment où les dieux font irruption dans la sphère humaine et sont perçus comme tels. Les dieux sont perçus dans leur immédiateté, comme événement sensible. Le bruit qu'ils provoquent et le feu qu'ils excitent manifestent leur présence. La dimension sonore est soulignée à quatre reprises : ἠχῇ θεσπεσίῃ, πνοιῇ ὕπο λιγυρῇ, μέγα δ ̓ ἴαχε, λιγέως. Ces indications correspondent à l'expérience humaine habituelle de la manifestation des vents. La description peut ainsi rappeler une comparaison du chant XIV où une tempête provoquée par l'Euros et le Notos est décrite également avec l'expression ἠχῇ θεσπεσίῃ et les mentions du fracas provoqué (Il. XVI 765-769). Ce qui est

décrit est une expérience physique qui repose sur l'ouïe et le toucher et peut-être également appuyée par la vue, lorsque le souffle du vent attise le feu. Les dieux qui banquetaient sont désormais présentés comme se trouvant dans le bûcher même, qu’ils alimentent comme de l’intérieur : ἐν δὲ πυρῇ πεσέτην. Or ces deux moment de l'action divine ont autant de valeur, ils sont mis sur le même plan par l’aède et constituent chacun une modalité de l’action des vents. Le poète nous confronte à deux représentations qui semblent difficilement compatibles, ou, plus exactement, ces deux passages sont incompatibles, si l'on se place du point de vue de la représentation. Il est impossible de tirer de cet épisode une représentation univoque des dieux vents. Il faut alors les considérer comme des actualisations possibles des dieux. Loin de présenter une contradiction, c'est la mise en séquence de différentes actualisations qui permet de dire la complexité du divin et de distinguer entre un mode possible de figuration des dieux et leur présentification.

Alors que les vents invitent Iris à se joindre à eux, celle-ci leur répond : οὐχ ἕδος, « ma place n'est pas ici », car elle s'apprête à participer aux hécatombes offertes par les Éthiopiens244. Or, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, le temple est appelé ναός ou

encore ἕδος, « siège de la divinité », « et le même mot ἕδος désigne aussi bien la grande statue divine : c'est par son image que la divinité vient habiter dans sa maison. Entre le temple et la statue, il y a réciprocité complète. Le temple est fait pour loger la statue du dieu ; et la statue, pour extérioriser en spectacle la présence du dieu dans l'intimité de sa demeure »245. Cette dimension « intime » correspond tout à fait à la scène. Précisément,

c'est un autre type de rapport avec les hommes que préfère Iris. À un banquet entre dieux, à des funérailles qui signalent la rupture inexorable entre hommes et dieux liée à la mortalité, la déesse préfère un banquet particulier, où certains hommes peuvent encore partager le

244 Les scholies considèrent qu'il s'agit d'un prétexte puisque les dieux la veille observaient le champ de bataille et le lendemain s’inquiéteront pour le sort d'Hector (scholies bT)

repas avec les dieux, contrairement aux auditeurs de l'épopée. Pour eux, c'est par l’intermédiaire de la performance épique que ce rapport peut s’instituer.