• Aucun résultat trouvé

Intentionnalité et épopée : état de l’art

L'épopée et ses agents

3.1 Intentionnalité et épopée : état de l’art

De nombreuses études sur les épopées homériques aussi bien que sur la religion grecque ont placé la question de l'action au centre de leur réflexion sur le rapport entre les hommes et les dieux. Sans que cela ait toujours été précisé de manière explicite, les questions de causalité, de responsabilité, de liberté, de détermination s’attachent toutes à rendre compte des modalités de l’action. Les épopées homériques s’y prêtent particulièrement dans la mesure où les actions des héros sont marquées par les interventions divines. Les personnages eux-mêmes allèguent l’influence de telle ou telle divinité, et, dans le cas de l’Iliade, la relation entre la décision de Zeus et les actions des hommes et des dieux qui lui sont liées est problématisée dès le tout début du proème. Cette intrication qui est formulée dès le début du poème semble caractériser la pratique de la performance aédique même dans la mesure où le chant épique ne peut se faire sans une collaboration avec différentes instances divines. Toutefois ces nombreuses études s’intéressant aux rapports entre les hommes et les dieux ont presque toutes la caractéristique de se faire dans un sens unilatéral : quel est le rôle des dieux dans les actions humaines? La question inverse, celle du rôle

des hommes dans les actions divines, semble ne pas pouvoir être posée, comme si elle n’avait pas de sens, ou comme s’il était impossible d’y répondre, alors même que les épopées homériques constituent une source unique, un véritable point d’entrée sur la manière dont les dieux agencent leurs actions en fonction des hommes. Il s'agit pourtant d'une question cruciale dans une perspective d'anthropologie religieuse qui prend en compte le fait que les hommes mettent en œuvre un certain nombre de pratiques et de discours, d'ordre rituel, par lesquelles ils cherchent à avoir une influence sur les actions des dieux. Mais, pour la plupart des hellénistes, la question est d'abord d’ordre moral : qui est à l'origine des actions humaines ? Les hommes sont-ils considérés comme libres de leurs actions si celles-ci peuvent être influencées par les dieux ? Quelle est leur responsabilité et quelles actions peuvent leur être imputées ? Existe-t-il un concept de justice ?

L’ouvrage de E. R. Dodds The Greeks and the Irrational paru en 19512 marque un

moment important. Il vient notamment s’opposer à tout un courant de pensée – représenté notamment par Gilbert Murray3 et Paul Mazon4 – pour qui les épopées homériques n’ont

rien à nous apprendre sur les conceptions religieuses des Grecs. Il s’agit pour l’auteur de montrer le passage d’une « civilisation de honte » à une « civilisation de culpabilité », c’est- à-dire d’une intériorisation progressive de processus psychiques qui étaient d’abord attribués à des agents extérieurs. Les actions humaines sont envisagées par l’auteur du point de vue de ce qui fait exception : l’expérience qui fait qu’une action accomplie par un agent est perçue ou décrite par cet agent comme extérieure à lui-même. Cette expérience est alors à comprendre comme une influence extérieure sur l’intériorité humaine. Dodds montre que, lors de cette première étape de la civilisation grecque, dont nous tirons notre connaissance des épopées homériques, cette influence, qu’elle soit exercée par des dieux dits personnels ou par différentes puissances, ne s’exerce pas tant sur la personne en elle-même que sur ces différents « organes »5. L’ouvrage de Bruno Snell, Die Entdeckung des Geistes, paru en 1946

et traduit en anglais en 1953 sous le titre The Discovery of the Mind: The Greek Origins of

European Thought6 est mentionné par Dodds. Selon Bruno Snell en effet, le corps humain à

l’époque archaïque n’est pas conçu comme une unité mais comme une pluralité et certains de ces organes, de ces éléments constitutifs de l’homme pourraient être mus par des puissances extérieures. L'absence d'unité psychique fait qu'aucune décision humaine n'est réellement possible. L'idée d'une volonté humaine est ainsi impossible. Les héros homériques sont donc présentés comme conscients qu’un monde divin ordonné les entoure

2 DODDS 1977.

3 MURRAY 1925.

4 MAZON 1942.

5 Nous préférons parler d’instances de la personne. 6 SNELL 1994.

et ainsi capables d’imputer leurs actions à une divinité olympienne – ce que l’homme du Ve

siècle ne fera plus. Dodds reprend cette idée, sans nier la possibilité que l'homme homérique puisse connaître ses propres sentiments. Il n’est pas sans prises sur ses actions, mais l’action psychique est doublée par une mécanique divine. C’est le concept de sur-détermination des actions humaines. Dodds suit en cela certaines thèses déjà défendues par Nilsson dès 19247

selon qui l’ensemble de la vie humaine subit l’influence des puissances divines, y compris la vie psychique qui se caractérise, dans les moments de difficulté, par une division de la personnalité entre ce qui dépend de l’homme et ce qui lui est extérieur et agit sur lui. Toutefois, pour Nilsson comprendre tout échec humain comme le résultat d'une action divine, devient, chez Homère, une réaction habituelle, stéréotypée, à la quelle il ne faut donc pas accorder trop de valeur8. Or c'est précisément ce que Dodds fait, rejetant du même coup

l'argument avancé par Nilsson de l’instabilité psychique des personnages homériques.

Il faut également mentionner un ouvrage publié la même année par Richard Broxton Onians, The Origins of European Thought: About the Body, the Mind, the Soul, the World,

Time and Fate. Une des principales différences avec l'ouvrage de Dodds tient dans le fait que

Onians consacre une longue première partie de ses recherches à ce qu’on peut appeler les instances de la personne, mais sans explorer l’influence des dieux sur ces organes et la manière dont cette influence peut déterminer les actions humaines. Plus loin en revanche, il consacre un court chapitre au fatalisme des héros homériques qui ne seraient aucunement des agents libres mais « les instruments passifs ou les victimes d’autres puissances »9 et,

distinguant dieux dits personnels et fortune des hommes, il conclut que ce sont les dieux qui filent le destin humain mais qu’une négociation entre les uns et l’autre est toujours possible10.

Arthur Adkins et Hugh Lloyd-Jones sont deux grands lecteurs de Dodds. Le premier s’interroge sur la possibilité d’une responsabilité morale, et du mérite qui peut en découler, dans une société où les actions humaines sont contrôlées par les dieux, sans que les hommes puissent intervenir. Son premier argument réside dans le fait que seules certaines actions isolées sont causées par les dieux, et non toutes11. Sa conclusion est que la croyance

homérique dans la cause divine des actions humaines n’a pas d’influence sur l’imputation de responsabilité. Il introduit en effet une distinction nouvelle, entre les interventions divines qui sont proprement surnaturelles, comme les décisions de Zeus, et celles qui ne diffèrent

7 NILSSON 1956.

8 NILSSON 1956 p.159.

9 ONIANS 1999 p.361

10 ONIANS 1999 p.460-465.

des actions humaines que par leur intensité et non par leur nature – par exemple quand un dieu intervient physiquement sur le champ de bataille en lançant une arme ou en ôtant une armure12. Lloyd-Jones centre au contraire son analyse sur la figure de Zeus, toujours en lien

avec la question de la justice. Dans une démarche qui se distingue de celle des savants précédemment cités, il ne cherche pas à dégager une évolution : pour lui le concept de justice divine est déjà présent dans les épopées homériques. Tout en distinguant très fortement Zeus des autres dieux, il considère qu’en dernier ressort lui et Moira ne font qu’un13.. En

revanche ce ne sont pas les actions humaines en tant que telles dans leur déroulement et leur réalisation qui intéressent cet auteur14.

Il nous paraît intéressant de remarquer que tous ces auteurs, quelles que soient leurs divergences, sont très attachés à faire une distinction entre dieux et puissances et à donner un rôle particulier à Moira. C’est-à-dire qu'il est pertinent pour eux, du point de vue de la responsabilité humaine, de séparer les uns et les autres et de ne pas leur accorder le même rôle. D'autre part, tous s'attachent à distinguer entre les actions humaines « normales » et d'autres qui se distinguent par leur « sur-détermination » pour reprendre le terme de Dodds, c'est-à-dire parce qu'elles ont une cause psychique humaine et une cause d'origine divine.

De nouvelles questions émergent, dans le domaine des études proprement homériques cette fois, qui posent la question de l’action humaine non tant du point de vue de la responsabilité que de celui de l’influence des dieux dans la narration. Plus exactement, il s’agit de rendre compte de l'action épique comme résultant d'une combinaison entre décisions divines, initiatives humaines, interventions directes et indirectes des dieux, etc. Cette réflexion se développe dans le cadre d'une attention accrue portée au déroulement narratif de l'épopée. Albin Lesky a écrit en 1961 un ouvrage important qui fait toujours référence sur la question, Göttlich und menschliche : Motivation im homerischen Epos15,

dont il reprend les principales conclusions dans son article en anglais « Divine and Human causation in Homeric Epic »16. Il montre que l’homme a toute sa place en tant qu’agent dans

12 ADKINS 1960 p.16-17.

13 LLOYD-JONES 1971 p.5

14 C'est contre ces approches, et notamment celles de Snell et Adkins, que s'est positionné Christopher Gill. Partant de l'idée qu'il ne faut pas imposer des conceptions modernes aux textes antiques, il étudie notamment la question de la prise de décision et du passage à l'action. Il considère qu'Homère est déjà doté d’un modèle adéquat de la décision, qu'il s'agisse de décision individuelle ou collective, divine ou humaine, et que celui-ci ne nécessite pas de conception du sujet telle que nous l'entendons. Centrant en particulier son étude sur les monologues délibératifs des héros, il ne s'intéresse pas à l'interaction entre les homme et les dieux (GILL 1996).

15 LESKY 1961.

les épopées homériques, il y garde toujours sa pleine et entière responsabilité. Il a ainsi développé une théorie de la double motivation que Vernant en 1972 considère comme « adoptée, avec diverses nuances, par la plupart des contemporains »17. C'est toujours, selon

nous, le cas aujourd'hui. Son étude s’intéresse aux différentes instances de la personne grecque et surtout à ces actions humaines où les dieux interviennent dans les processus mentaux des hommes. Il tient à bien souligner l'existence de nombreux passages où le héros réfléchit seul, agit sans prendre le temps de la réflexion, ou encore les passages où certaines actions sont exclusivement causées par des dieux. Il existe toutefois un grand nombre d'actions qui sont doublement motivées, c'est-à-dire qui ont une double origine, un agent humain et un agent divin. Lesky insiste alors sur la claire distinction opérée entre les deux niveaux de l'action. Il voit dans ces deux niveaux les deux faces d'une même médaille, très liées entre elles au point de former une unité, et en même temps indépendantes l'une de l'autre. Cette collaboration entre hommes et dieux s'exprime pour lui aussi bien dans la sphère physique que dans la sphère mentale. Tout en faisant un grand pas en ce qu'il prend au sérieux la part tout humaine de l'action, l'analyse de Lesky reste selon nous incomplète en ce qu'elle est centrée sur l'identité de l'agent, une face pour les dieux, une face pour les hommes, et ne cherche pas à rendre compte de la nature de ces différentes actions et de leur articulation. Il s'agit pour lui d'une simple superposition, qui ne fait que redoubler le modèle classique de l'action. Il n'est plus alors possible de parler que de collaboration,

mutuality, ou encore layers of agency. La séparation nette qui est créée entre les sphères

humaines et divines n'est pas justifiée, comme nous le verrons plus loin. Notons par ailleurs que c'est justement en dépassant ce qui semble être une séparation entre deux règnes que l'on peut mieux comprendre l'action et en rendre compte de manière rationnelle, ce que Lesky considère comme impossible18.

Certains ouvrages cherchent à explorer le rôle d’un dieu spécifique dans l’ensemble d’un poème épique et son déploiement. Nous ne citerons que quelques études relativement récentes et d'importance qui illustrent particulièrement une tendance à unifier la pluralité des instances divines présentées dans les épopées sous la coupe d'un dieu supérieur. Ainsi Jenny Strauss Clay étudie le rôle d'Athéna dans l'Odyssée19 : elle fait de sa colère la clé de toute

la structure de l’œuvre. Mais c'est surtout la figure de Zeus qui se distingue pour son rôle

17 VERNANT 2007 p.1107. « Ébauches de la volonté dans la tragédie grecque » a d'abord été publié dans

Psychologie comparative et art, Hommage à I. Meyerson, Paris, 1972, p.277-306

18 LESKY 2001 p.177 : « « What takes place between the man and wat the god wills and brings to pass are

united in a way that defies any rational partition but, in my opinion, represent an essential trait of the Homeric world-picture ». Nous soulignons.

prédominant dans les épopées. C'est ainsi que Philippe Rousseau20 fait du plan de Zeus la

raison suprême de l'Iliade, à laquelle tous les agents concourent sans le savoir21. Tous les

autres dieux sont, consciemment ou inconsciemment soumis à Zeus. Jim Marks, dans Zeu

in the Odyssey22, suit une thèse assez proche mais appliquée à l'Odyssée en avançant

l'argument que l'ensemble du poème correspond au plan divin de Zeus seul et que celui-ci se contente de négocier avec les « dieux inférieurs » (lesser gods, subordinate gods) que sont Athéna et Poséidon, voire de les manipuler pour les conduire à réaliser son propre but. Contrairement aux deux premiers ouvrages cités dont la réflexion est avant tout poétique et narrative, Marks intègre à son argumentation une véritable dimension religieuse : ce qui nous semble le trait le plus original dans son étude est qu'il fait de cette prééminence de Zeus dans l'Odyssée le signe d'une tradition panhellénique, celle des grandes performances épiques dans le cadre de festivals. Il établit en effet un lien entre la divinité dont le rôle est prépondérant et le type de culte auquel était liée la performance. Or le culte de Zeus n'était pas poliade en Grèce archaïque et classique mais s'inscrivait dans une dimension panhellénique. C'est ce qui caractérise selon lui la différence entre l'Odyssée et les traditions non odysséennes, plus locales, qui n'accordent pas à Zeus cette place prééminente. Toutefois une telle approche reste insatisfaisante en ce que le polythéisme grec, y compris tel qu'il est présenté dans les épopées homériques, ne saurait se réduire à une opposition entre un dieu supérieur et des dieux inférieurs.

À la lecture de telles études, on est donc toujours confronté à une hiérarchisation entre les actions humaines et les actions divines, d’une part, et, d’autre part, entre des dieux plus importants et des dieux qui le seraient moins. Alors que, dans le premier groupe d'ouvrages cités, la distinction primordiale est celle qui oppose dieux dits personnels et puissances, notamment instances du destin, les ouvrages ayant une perspective moins ouvertement religieuse mais s'intéressant davantage à la narration épique et au déroulement de l'action distinguent Zeus des autres dieux, ainsi qu'Athéna, dans le cas de l'Odyssée. L'idée que l'on trouve répétée de différentes manières, est qu'il existe deux niveaux dans la structure des actions et que ces niveaux se distinguent par l'identité, la nature des agents.

Un article de Catherine Darbo-Peschanski23 renouvelle réellement la question de

l'action homérique24 : plutôt que de s'intéresser à l'identification des acteurs, elle repense

20 ROUSSEAU 1995 dont une partie des arguments et des conclusions sont reprises dans ROUSSEAU 2001.

21 ROUSSEAU 2001 p.149 : « En dehors de Zeus lui-même, les principaux acteurs du drame, dieux compris,

servent le plan du dieu suprême par des détours dont l'enchaînement leur échappe. Ils sont bien les agents de l'histoire, et si l'événement tourne régulièrement autrement qu'ils l'avaient envisagé et produit des effets contraires à ceux qu'ils croyaient ou attendaient, il n'en est pas moins aussi la conséquence de leur action ».

22 MARKS 2008.

23 DARBO-PESCHANSKI 2008.

l'action dans ses différentes composantes et distingue deux phases systématiquement présentes dans l'action homérique. L'acte est fait d'une matière et d'une forme. La question de l'agent réapparaît en ce que « la forme émane d'un personnage différent de celui qui détient la matière, si bien que l'acte implique deux agents, qu'ils soient dieux ou hommes ». Il s'agit pour Catherine Darbo-Peschanski d'une constante structurelle de l'action épique, qui en fait sa particularité. L'autre grande nouveauté apportée par cet article réside dans le fait que les actions humaines et divines ne sont pas fondamentalement différentes, mais suivent la même structure. On peut toutefois aller encore plus loin dans ce décloisonnement des actions divines et humaines : nous montrerons qu'un même acte, y compris un acte considéré comme divin, peut être réparti entre les hommes et les dieux. Alors qu'il y a deux acteurs, celui qui donne la matière, et celui qui donne la forme, Darbo-Peschanski réserve le nom d'agent à celui qui donne la matière, car il est aussi celui qui actualise l'acte25. L'auteur

ne s'explique pas sur cette terminologie. Dans notre développement ultérieur, nous choisirons plutôt de nommer agents toutes les instances, humaines ou non humaines, qui concourent à la réalisation d'un acte. Darbo-Peschanski conclut son étude par un retour sur les composantes de la personne, qui ne sont pour elles ni des organes ni des entités intelligibles mais des « points d'impact des mouvements » où elle montre qu'il existe également une « répartition intérieure ». Elle ne s'intéresse toutefois pas au fait que ces « mouvements » liés à l'action sont souvent présentés comme provoqués par les dieux. La notion, développée dans cet article, d' « acte réparti » est à rapprocher de la notion féconde de l'agentivité distribuée qui s'est développée dans les sciences sociales, notamment en philosophie et en anthropologie. Il convient toutefois de souligner que Darbo-Peschanski ne part pas d'une théorie de l'agency : l'ouvrage qu'elle cite comme point de départ pour son article, Le Complément de sujet, de Vincent Descombes26. Celui-ci part d'une « méthode

grammaticale d'éclaircissement des concepts » pour établir une philosophie du sujet. L'étude du philosophe est consacrée uniquement au sujet humain et se distingue en cela des perspectives anthropologiques qui montrent que des objets ou des instances peuvent être également considérées comme des agents. Catherine Darbo-Peschanski suit la méthode de Descombes en portant son attention sur la structure grammaticale des phrases, qui sera également pour nous un moyen d'étudier la manière dont est présentée l'agentivité dans les poèmes épiques.

25 DARBO-PESCHANSKI 2008 p. 248.