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La matérialité du corps des dieux : des métaux brillants et sonores

Expériences du divin dans l'épopée homérique

1.1 Pour en finir avec l'épiphanie: polysensorialité et expérience du divin

1.1.5 La matérialité du corps des dieux : des métaux brillants et sonores

L'expérience sensorielle est étroitement liée à la dimension corporelle. Si les hommes ressentent la présence du dieux par l'intermédiaire d'une expérience sensorielle, c'est que leur corps est affecté par la présence du dieu. Il existe une interaction physique entre la sphère humaine et la sphère divine, qui peut également résulter d'un contact sensible entre corps humain et corps divin. Si le corps des dieux n'est jamais décrit et que seuls des détails de ce corps sont parfois mentionnés, les sons et couleurs qui en émanent permettent de l'envisager du point de vue de sa matérialité.

La question du corps des dieux a été profondément renouvelée depuis le colloque interdisciplinaire du même nom publié en 1986 par Charles Malamoud et Jean-Pierre Vernant. Ce dernier y insistait sur la nécessité de ne pas analyser le corps des dieux en soi mais en relation avec le corps des hommes. Les dieux disposent d'un sur-corps, qui n'est pas marqué par le sceau de la limitation. Le discours sur le corps des dieux « permet de penser la relation de l'homme et du dieu sous la double figure du même et de l'autre, du proche et du lointain, du contact et de la séparation »138. Si Vernant a bien montré que le corps des

135 Voir le chapitre 5 (5.3.3).

136 Il. XIV 171-174 Héra s'enduit de parfum. 137 Od. IV 406.

138 VERNANT 2007 p.1311. Pour un bilan historiographique de la question du corps des dieux voir ESTIENNE

hommes peut être augmenté par ce qu'il porte ou manie : « vêtements, protection, parure, armes, outils – des prolongements permettant d'élargir le champ de leurs actions et d'en renforcer les effets »139, il omet de montrer que le corps des dieux fonctionne également de

cette manière. Les dieux, quand ils se meuvent dans la sphère humaine, sont toujours vêtus. De fait, les scènes d'habillage et d'armement sont des scènes homériques typiques aussi bien chez les dieux que chez les hommes140 et précèdent souvent l'arrivée d'un dieu dans la sphère

humaine. Or ce que l'on met sur soi transforme l'apparence que l'on a et peut même conférer une propriété particulière à celui qui le porte141. Dans la mesure où ce que l'on porte

sur soi détermine la manière dont on est perçu par autrui142, ce qui vêt les dieux a une

importance cruciale pour le rapport entre les hommes et les dieux, où la question de la visibilité est fondamentale. Les dieux se revêtent d'une armure ou de riches vêtements décrits avec précision, et toujours porteurs d'une splendeur particulière. Le corps des dieux est souvent associé à celui d'un métal, or, bronze ou argent. La présence de ces métaux ne doit pas être analysée comme un attribut naturel des dieux, mais doit être interrogée comme l'une des modalités de perception des dieux par les hommes. Le fait de convoquer le bronze et l'argent comme métaux brillants et sonores semble être une des manières choisies par le poète pour rendre compte de la présence des dieux dans la sphère humaine143 et de l'effet que

produit cette présence sur les protagonistes humains. La matérialité métallique du corps des dieux apparaît comme une manière de le distinguer du corps des hommes, de l'inscrire dans le champ de la τέχνη, tout en le rapprochant d'autres objets métalliques précieux, qui relèvent de la sphère de l'ἄγαλμα.

Les mots utilisés pour désigner l'argent et le bronze renvoient de façon explicite à l'idée de couleur. En effet, ἄργυρος, « l'argent », est un adjectif dérivé d'ἀργός, « blanc brillant », il signifie donc « le métal blanc brillant »144. L'importance de ce métal est peut-être à mettre

en rapport avec son caractère frappant à la vue, exprimé par le substantif ἐνάργεια dont nous

139 VERNANT 2007 p.1318.

140 AREND 1975 chapitre V « Rüstung und Ankleiden », p.92-98.

141 L'exemple le plus frappant est sans doute l'égide, objet difficile à définir, à la fois arme et vêtement effrayant, que revêtent parfois Athéna (Il. II 447, V 738, XVIII 204, XXI 400, Od. XX 297) et Apollon (Il. IV 167, XV 308, 318, 361) sur le champ de bataille. Nous reviendrons sur cet objet dans le chapitre suivant (2.2).

142 BARTHES 1957 a montré qu'il fallait envisager le vêtement comme un fait social à interpréter en termes de

symbole et de valeur. Voir également à ce sujet le premier numéro des Cahiers du léopard d'or 1989. 143 GRAND-CLÉMENT 2010 p.7 : « L'attribution préférentielle d'une ou plusieurs couleurs à un Immortel ne

procède pas seulement de la volonté de rendre sensible son corps ou son apparence aux hommes, de matérialiser son essence, de le « présentifier ». L'article est centré sur la figure d'Athéna Glaukopis. Dans l'article à paraître mentionné plus haut, Adeline Grand-Clément montre combien les couleurs des dieux sont à comprendre comme l'expression de leur mode d'action et non de leur représentation (GRAND-

CLÉMENT à paraître).

144DELG s.v. ἄργυρος : « Il n'y a pas de nom i.-e. de l'argent, mais il a été dénommé le métal blanc brillant dans diverses langues », et LSJ s.v. ἄργυρος : « white metal, i.e. silver ».

avons vu plus haut qu'il est lié avec la visibilité divine. Une des hypothèses étymologiques pour χάλκος, « le bronze », fait remonter ce terme à la « notion fondamentale de “couleur rouge” » en le rapprochant de κάλχη « murex, pourpre »145. Ainsi la dimension purement

matérielle du métal n'est jamais la seule présente, la mention du bronze ou de l'argent suggère toujours en même temps une couleur particulière, le point commun de ces deux couleurs étant leur brillance146. La brillance du bronze est soulignée à de nombreuses reprises

dans l'épopée homérique, notamment par l'intermédiaire d'adjectifs signifiant « flamboyant » (αἰθοψ, αἴθων), « luisant » (ἦνοψ) ou « brillant » (νῶροψ,)147. L'absence

d'adjectifs de ce genre pour qualifier l'argent semble justifiée par le fait que l'idée de couleur et de brillance est déjà contenu dans ce nom et ses adjectifs dérivés.

Outre leur dimension visuelle, les métaux ont également une dimension sonore très importante, un objet en métal frappé produit en effet un son puissant. Ainsi, de quoi résonne le palais de Ménélas, δώματα ἠχήεντα, dans lequel pénètre Télémaque au chant IV de l'Odyssée (Od. IV 74) si ce n'est des métaux précieux dont il est couvert, bronze, or, électron et argent ? Dans l'épopée, l'argent et le bronze sont deux métaux particulièrement associés au bruit. La cithare sonore d'Achille, φόρμιγγι λιγείῃ (Il. IX 187), est surmontée

d'une travée d'argent. Stricto sensu ce n'est pas l'argent en lui-même qui résonne, mais cette association entre l'argent et le son est également confirmée par l'arc d'argent d'Apollon qui lui aussi résonne (Il. I 49). Quant au bronze, c'est avant tout l'apanage des guerriers. Il s'agit du métal dont sont faites les armes, toute la panoplie que porte le héros et qui le revêt. Mais quand le poème mentionne le bronze des guerriers, il n'évoque pas seulement une matière, une solidité, mais toujours en même temps le bruit et la lumière produits par ces armes. Ainsi avec l'expression, δούπησεν δὲ πεσών, ἀράβησε δὲ τεύχε᾽ ἐπ᾽ αὐτῷ, « il tomba avec fracas et ses armes sonnèrent sur lui »148. Le bronze est également le métal dont est fait l'instrument

de musique guerrier par excellence, la trompette, σάλπιγξ149.

La mention dans l'épopée des métaux que sont le bronze et l'argent convoque toujours un registre sensoriel, connotant l'effet que ces métaux produisent sur les personnages de la scène. Mais la présence de tels métaux ne sollicite pas seulement les sens des personnages de l'épopée qui en sont spectateurs, et, indirectement, ceux de l'auditeur de la performance aédique amené à l'imaginer.

145 DELG s.v. χάλκος.

146 GRAND-CLÉMENT 2011 p.300.

147 GRAND-CLÉMENT 2011 p. 145.

148Il. IV 504, V 42, 540, XIII 187, XVII 50, 311, Od. XXIV 525.

La divinité particulièrement liée au bronze, à la fois dans ses composantes sonores et lumineuses, est Athéna comme l'ont Detienne et Vernant : « la fille de Zeus et de Métis jaillit dans l'éclat de la lumière et du tumulte [...] C'est une Athéna inséparable de ses armes [...] Lumière et son du bronze, tels sont les traits de la puissance guerrière que possède Athéna »150. Si la fille de Zeus est la divinité métallique par excellence, ce n'est pas la seule à

être liée aux métaux quand elle se trouve sur le champ de bataille. L'Iliade s'ouvre sur un Apollon à l'arc d'argent dont l'efficacité tient précisément dans cette arme brillante et sonore (Il. I 43-46). Avant même que la flèche d'Apollon ait atteint son but, le bruit qu'elle produit, exprimé par le verbe ἔκλαγξαν, « faire du fracas, résonner », et le nom κλαγγή, « fracas, retentissement », semble déjà faire effet. Ce bruit terrible, δεινή, est caractéristique d'un dieu et en même temps lié à la brillance de l'arme du fils de Zeus, ἀργυρέοιο βιοῖο. La puissance du dieu s'exprime tout entière dans cet arc d'argent, dans ce métal brillant et sonore, qui sera à l'origine du fléau qui s'abattra sur les Achéens.

L'arc d'Apollon est l'équivalent offensif de l'armure qui revêt les dieux quand ils sont sur le champ de bataille et qui émet également un son retentissant et une lumière brillante. Néanmoins, le bronze n'est pas uniquement lié aux divinités guerrières, les dieux ne s'en revêtent pas uniquement pour se protéger, à l'image des hommes, mais il semble être une matière directement liée à la perception de la divinité. Ainsi Hypnos, Sommeil, mandaté par Héra pour endormir son divin époux, craint de subir des représailles de la part du roi des dieux et son intervention nécessite qu'il endosse un forme particulière au moment où il entre dans la sphère humaine où se trouve Zeus à ce moment-là (Il. XIV 286-291) :

̓̓́Ενθ ̓ ̓́Υπνος μὲν ἔμεινε πάρος Διὸς ὄσσε ἰδέσθαι, εἰς ἐλάτην ἀναβὰς περιμήκετον, ἣ τότ ̓ ἐν ̓̓́Ιδῃ μακροτάτη πεφυυῖα δι ̓ ἠέρος αἰθέρ ̓ ἵκανεν· ἔνθ ̓ ἦστ ̓ ὄζοισιν πεπυκασμένος εἰλατίνοισιν, ὄρνιθι λιγυρῇ ἐναλίγκιος, ἥν τ ̓ ἐν ὄρεσσι χαλκίδα κικλήσκουσι θεοί, ἄνδρες δέ κύμινδιν.

Là, Hypnos s'arrêta sans être vu par les yeux de Zeus, il monta sur un pin immense, qui alors sur l'Ida

était le plus haut qui ait jamais poussé et qui montait jusqu'à l'éther. Là, il se posta à l'abri de branches de pin,

semblable à l'oiseau au chant mélodieux que, dans les montagnes,

les dieux nomment khalkis et les hommes kumindis.

L'oiseau dont Sommeil prend la forme est décrit uniquement par son cri : ὄρνιθι λιγυρῇ ἐναλίγκιος, « pareil à l'oiseau sonore ». Le seul élément qu'on peut considérer comme décrivant l'apparence prise par Hypnos consiste donc en la mention d'un cri dont rien ne dit s'il est effectivement poussé par Hypnos. Puis, suit la mention des deux noms. Le nom divin connote le bronze, χαλκός, et, puisque le mot χαλκίς suit immédiatement la mention du cri de l'oiseau, il en vient à connoter le bruit du bronze, ce bronze dont le choc produit un son fort et retentissant. Cela est confirmé par le nom humain de cet oiseau, κύμινδις, qui serait au départ dérivé d'une onomatopée151 et imiterait donc d'une certaine manière le cri de l'oiseau

évoqué au vers précédent. Le meilleur exemple de la stupeur pétrifiante qui peut s'emparer des humains est la réaction que provoque par les Sirènes. Dans cet épisode bien connu de l'Odyssée, l'emploi de l'expression λιγυρῇ ἀοιδῇ, « avec un chant aigu » (Od. XII 44), montre

bien que c'est par l'intermédiaire du chant que les hommes sont charmés, subjugués par les Sirènes. Or, tout comme le chant de l'oiseau χαλκίς, le chant des Sirènes est qualifié par Circé de λιγυρός. Cet adjectif ne semble donc pas seulement qualifier la tonalité d'un son mais aussi l'effet qu'il produit sur ceux qui l'entendent152. On peut également avancer l'hypothèse que le

plumage de l'oiseau se rapproche également du bronze par sa couleur153. Le bronze apparaît

donc ici comme caractéristique de la présence divine, doublement même puisqu'il caractérise une des formes que peut prendre un dieu, et parce qu'il est l'image choisie par les dieux pour désigner ce qui peut les représenter. Les métaux apparaissent donc comme l'un des moyens privilégiés pour qualifier l'apparence des dieux qui sont présents dans la sphère humaine. Le caractère brillant de ces métaux correspond tout à fait à la splendeur de l'apparence divine et à son caractère aveuglant.

La brillance et le son aigu ne se résument pas à des qualités de l'objet. Ils ont en commun le fait qu'ils agissent sur le spectateur ou l'auditeur, provoquant éblouissement ou assourdissement. Or, nous avons vu que provoquer l'éclat du sensible est caractéristique du mode de présence des dieux dans l'épopée homérique. C'est la raison pour laquelle Télémaque, découvrant le palais brillant et résonnant de Ménélas, éprouve le σέβας, un sentiment de crainte mêlé de respect et d'admiration qui le conduit aussitôt à comparer le palais du héros à celui de Zeus154. On remarque que l'expression de cette admiration se fait

151 DELG s.v. κικυμωίς : « constitué autour de l'onomatopée κικκαβαῦ », « le cri de la chouette chevêche ». 152 CARASTRO 2006, chapitre IV, « Le chant des Sirènes », p. 101-140.

153 Scholie T : ἢ ὅτι χαλκίζει τὴν χροιάν, « ou bien parce qu'il a la peau de couleur bronze ». DELG s.v. χαλκίς.

154 RUDHARDT 1958 p.17 : « la stupeur en présence de la grande beauté, la vénération devant la majesté

divine ». Voir aussi RUDHARDT 2000 où l'auteur montre que le terme σέβας est un élément central de la

sur le mode du saisissement, comme pour la sphère du θάμβος : σέβας μ᾽ ἔχει εἰσορόωντα, « quand je le regarde l'étonnement me saisit » (Od. IV 75). Ainsi, le bruit et la couleur lumineuse du bronze et de l'argent constituent un mode possible de manifestation de la présence du divin. Leur manifestation est liée à une expérience humaine particulière, celle de l'assourdissement et de l'aveuglement que ces deux métaux sont particulièrement aptes à évoquer, notamment parce que leur couleur brillante et leur son retentissant sont régulièrement rappelés dans l'épopée, y compris dans des épisodes où ils ne sont pas associés à une présence divine.

Mais la mention de ces métaux doit être considérée au-delà du plan strictement dénotatif. La qualification ne vaut jamais pour elle-même, elle appelle toujours une référence, explicite ou implicite, à une réaction humaine. Comme l'ont bien montré Detienne et Vernant, couleur et bruit des métaux produisent un effet sur les hommes et constituent un moyen d'expression de la puissance divine. Mais plus encore, leur mention permet de représenter les dieux et leurs corps, de figurer ce qui est en fait invisible, inaudible.

Bronze, argent, mais aussi or, renvoyant à une valeur, à des qualités et à des effets, représentent bien plus que les matières dont sont faits les vêtements et les armes des dieux. Ils renvoient à leur corps même, auquel ils sont associés, et plus exactement à la surface de ce corps. Ils relèvent du domaine de la parure et sont ainsi perçus comme une émanation du corps des dieux, un moyen d'exprimer la divinité. L'excursus de Georg Simmel sur la parure permet de repenser celle-ci par opposition au vêtement ; la définition qu'il en donne correspond à la figuration des dieux homériques : « le moyen matériel de répondre à la finalité sociale de la parure, c'est cet éclat brillant »155. La parure est envisagée par le

sociologue en termes de valeur. Elle « exprime et augmente » la valeur de celui qui la porte, et de ce fait, correspond à une manière particulière, qui n'est pas celle d'un simple vêtement, d'entrer en relation avec l'autre. La dialectique complexe que la parure met en place, établissant tout à la fois « distance » et « connivence » entre celui qui la porte et celui qui la voit, correspond tout à fait à la plupart des relations qui s'établissent entre les hommes et les dieux dans l'épopée : la brillance et le son qui émanent de la personne des dieux sont le moyen de les manifester aux hommes, d'attester leur présence et de mettre en place un contact, en même temps, ils établissent d'emblée une distance par la subjugation qu'ils

provoquent156. La brillance attire le regard et l'aveugle, la stridence assourdit en même temps

qu'elle fait se lever l'oreille.

La parure est néanmoins tout aussi opérante dans les relations entre les dieux. La parure par excellence est celle qu'Héra met longuement en place avant d'aller séduire, et tromper, Zeus (Il. XIV 166-223). Si le roi des dieux n'est pas à proprement parler aveuglé par

la brillance de la parure de la déesse, celle-ci a néanmoins sur lui un effet similaire à celui qu'elle aurait sur les hommes : Zeus est subjugué, sa capacité d'action est réduite à néant. Il existe également un autre destinataire de cette parure, humain cette fois, qui n'est autre que l'auditeur même de la performance épique. La description de la parure d'Héra par le chant de l'aède vise elle aussi à subjuguer l'auditeur, à charmer ses sens et à lui faire sentir la présence de la divinité157. À cette parure divine correspond une parure humaine. Vernant a

rappelé que les hommes aussi se parent, dans l'épopée : la parure guerrière et la cosmétique féminine apparaissent comme autant de moyens dont les hommes disposent pour manifester aux autres leur valeur propre, et ce en quoi ils se rapprochent des dieux158. Mais le

rapport du corps à la parure semble être différent chez les hommes et chez les dieux. La parure vient en effet s'ajouter, se superposer à la corporéité humaine tandis qu'elle constitue le corps même du dieu. Même quand la parure humaine est d'origine divine, elle vient revêtir le corps de l'homme. Ainsi, quand Athéna pare Ulysse avant que celui-ci ne rencontre Nausicaa, le geste qu'elle fait est celui de verser la χάρις sur la tête du héros159. Elle transforme

ainsi son apparence en ajoutant quelque chose sur lui, en recouvrant, revêtant son corps. Pour les dieux, en revanche, on n'a pas affaire à un ajout, il y a correspondance entre ce qui pare le dieu et sa peau, son corps même.

Cette correspondance est particulièrement claire dans un épisode où Arès blessé résonne sur le champ de bataille. Son épithète est alors χάλκεος, « Arès de bronze » (Il. V 855-863) :

δεύτερος αὖθ ̓ ὡρμᾶτο βοὴν ἀγαθὸς Διομήδης ἔγχεϊ χαλκείῳ· ἐπέρεισε δὲ Παλλὰς ̓Αθήνη νείατον ἐς κενεῶνα ὅθι ζωννύσκετο μίτρῃ·

156 C'est la raison pour laquelle dans l'Hymne homérique à Aphrodite, celle-ci doit quitter ses parures pour s'unir à Anchise. Dans un premier temps (v.60-65), elle se pare pour entrer en contact avec le pâtre, et son apparence éclatante le séduit et le subjugue (v.81-91), mais pour que l'union puisse avoir lieu la déesse doit quitter ses atours (v.161-166). Au contraire, au chant XIV de l'Iliade, si Héra s'est parée comme Aphrodite pour séduire son divin époux, celui-ci n'a pas besoin d'ôter les parures d'Héra. Il lui suffit de cacher son épouse aux yeux des autres, sous un nuage d'or (Il. XIV 350-351). Ainsi, si Anchise dénoue les parures d'Aphrodite, ce n'est pas seulement pour la dévêtir avant de s'unir à elle, mais parce qu'elles établissent une trop grande distance entre la déesse et son amant.

157 Sur la parure d'Héra et notamment le ruban d'Aphrodite, voir chapitre 2 (2.2.1). 158 VERNANT 2007 p.1318.

τῇ ῥά μιν οὖτα τυχών, διὰ δὲ χρόα καλὸν ἔδαψεν, ἐκ δὲ δόρυ σπάσεν αὖτις· ὃ δ ̓ ἔβραχε χάλκεος ̓̓́Αρης ὅσσόν τ ̓ ἐννεάχιλοι ἐπίαχον ἢ δεκάχιλοι ἀνέρες ἐν πολέμῳ ἔριδα ξυνάγοντες ̓̓́Αρηος. τοὺς δ ̓ ἄρ ̓ ὑπὸ τρόμος εἷλεν ̓Αχαιούς τε Τρῶάς τε δείσαντας· τόσον ἔβραχ ̓ ̓̓́Αρης ἆτος πολέμοιο.

En deuxième, à son tour, s'élança Diomède valeureux par son cri avec sa pique en bronze. Pallas Athéna la poussa contre

le bas-ventre [d'Arès], là où sa ceinture le ceignait.

Le rencontrant à cet endroit elle le blessa, elle dévora sa belle peau. Il retira ensuite la lance. Arès de bronze résonna

comme crient neuf ou dix mille

hommes sur le champ de bataille, engagés dans la lutte d'Arès. Ils sont pris d'un tremblement, les Achéens et les Troyens, de peur. Si fort résonna Arès avide de guerre.

Le cri de douleur d'Arès est comparé à un cri d'enthousiasme : celui de neuf ou dix