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Gestes, objets et noms des dieu

2.1 Athéna aux beaux cheveux : expérimenter dans le champ des polythéismes

2.1.5 La statue qui fait non

Un dernier élément d'importance reste à étudier : la statue d'Athéna. Aucun terme ne vient concrètement la désigner mais l'expression Ἀθηναίης ἐπὶ γούνασιν, « sur les genoux

75 Pour elle, l'argumentation se trouve essentiellement dans l'épithète ἐρυσίπτολις : « Athéna est donc qualifiée de divinité “protectrice de la cité” précisément pour qu'elle exauce ce vœu » (NAPPI 2006

p.167). Sur la prière en Grèce ancienne voir AUBRIOT-SÉVIN 1992, PULLEYN 1997, NAIDEN 2006.

76 NAPPI 2006 p.169.

d'Athéna »78 (Il. VI 92, 273, 303) permet de comprendre qu'une effigie anthropomorphe de

la déesse se trouve à l'intérieur du temple. Dans l'Antiquité, la question est de savoir si elle est assise ou debout, et les scholiastes discutent l'opportunité de remplacer ἐπὶ γούνασιν par παρὰ γούνασιν79. Il n'y a néanmoins aucune raison de pencher pour une statue debout,

même si la mention des genoux peut également être liée à un geste de supplication qui ne présume pas de la posture de la statue. Outre le fait qu'il s'agit de la seule statue de dieu mentionnée dans l'Iliade et l'Odyssée, c'est surtout son rapport avec l'expression du refus de la déesse qui a suscité de nombreuses discussions.

La scène s'achève sur le refus d'Athéna. En un demi-vers, le rituel longuement décrit est réduit à néant. Ce refus est exprimé avec le verbe ἀνανεύειν, un verbe qui désigne un mouvement de tête expressif, vers le haut, en signe de refus80. Tous les exemples des verbes

composés de νεύειν et des déverbatifs mentionnés par Chantraine expriment l'idée d'un mouvement. On ne peut donc accepter l'hypothèse avancée par certains selon laquelle il s'agirait d'un sens abstrait, métaphorique du verbe qui signifierait ici tout simplement « refuser »81.

Le verbe apparaît à quatre autres reprises. Au chant XVI, Achille adresse une prière accompagnée d'une libation à Zeus avant le départ de Patrocle. Le verbe ἀνανεύειν est alors utilisé à deux reprises pour signifier le fait que Zeus n'accepte qu'une partie de la requête du héros et refuse de protéger Patrocle : ἕτερον δ' ἀνένευσε (Il. XVI 250), σόον δ' ἀνένευσε μάχης ἐξαπονέεσθαι (Il. XVI 252). Achille non seulement ne voit pas le geste du dieu mais il ignore

tout de son refus. Au contraire, dans la dernière occurrence de l'Iliade, c'est Achille qui fait un signe de tête pour signifier aux Achéens qu'il ne veut pas qu'ils se jettent avec lui sur Hector (Il. XXII 205). Aucune requête n'a été faite auparavant, mais on peut penser que les Achéens voient et comprennent le message d'Achille. Le verbe apparaît une fois dans l'Odyssée : alors que Télémaque tente de bander l'arc de son père, celui-ci l'arrête (Od. XXI 129). Il aurait pourtant peut-être pu réussir, à la quatrième tentative, souligne le poète, mais

78 L'expression ἐπὶ γούνασιν n'apparaît pas ailleurs dans l'épopée.

79 ἡ διπλῆ, ὅτι ἀντὶ τῆς παρά, ἵν᾽ ᾖ παρὰ γούνασιν. ὀρθὰ γὰρ τὰ Παλλάδια κατεσκεύασται. καὶ ἔστιν ὅμοιον τῷ "ἡ μὲν ἐπ᾽ ἐσχάρῃ" (ζ 52) ἀντὶ τοῦ παρ᾽ ἐσχάρῃ· ἡ γὰρ ἐπὶ τὴν ἐπάνω σχέσιν σημαίνει. διò οὐκ ἀναστρεπτεον τὴν πρόθεσιν. Α. ἡ ἐπὶ ἀντὶ τῆς παρά, ὁμοίως τῷ " ἡ μὲν ἐπ᾽ ἐσχάρῃ ἧστο" (ζ 52). b(BCE3)T | Στράβων (13, 1, 41, p.161) γὰρ φησι καθῆσθαι πρώην τὰ ἀγάλματα τῆς Ἀθηνᾶς.᾿ ἐξαρτῆσται αὐτῆς κελεύει. b(ΒCΕ3Ε4) T. Selon Nagy il y a ici une rivalité avec la statue debout d'Athéna dans son temple de l'Ilion de l'époque éolienne que Strabon (XIII, 1, 41) décrit comme étant une statue debout (NAGY 2010 p.270).

80 DELG s.v. νεύω « “se pencher en avant, s'incliner, faire un signe de la tête” […] Les préverbes précisent le sens : ἀνα- “relever la tête en arrière”, souvent en signe de refus ».

81 NAPPI 2006 p.169 n.43. Voir aussi GRAZIOSI et HAUBOLD 2010 ad loc. : « The verb νεύω covers the

entire semantic spectrum from actual physical movement to mere refusal ». Pour le LfgrE s.v. νεύω si le premier sens est bien lever la tête en signe de refus (« (hoch)nicken […] als Zeichen der Ablehng), le verbe peut aussi signifier refuser (« ablehnen, abschlagen »). Voir également DIETRICH 1997 p.3 « the

poet vivily described Athena's refusal which, as so often in Homer, did not require an actual divine physical presence ».

c'est à Ulysse de reprendre possession d'Ithaque. Ici le mouvement de tête du père est nécessairement vu par le fils qui, dépité, dépose l'arc.

On peut également rapprocher ce geste d'Athéna d'autres mouvements faits par les dieux en guise de réponse. Le plus frappant est sans doute le signe fait par Zeus au chant I de l'Iliade après la requête de Thétis. Le dieu reste d'abord silencieux, ce qui pousse la mère d'Achille à lui réclamer un signe positif de la tête : κατάνευσον (Il. I 514). Avant d'acquiescer, Zeus indique l'importance d'un tel signe (Il. I 524-530) :

εἰ δ' ἄγε τοι κεφαλῇ κατανεύσομαι ὄφρα πεποίθῃς· τοῦτο γὰρ ἐξ ἐμέθεν γε μετ' ἀθανάτοισι μέγιστον τέκμωρ· οὐ γὰρ ἐμὸν παλινάγρετον οὐδ' ἀπατηλὸν οὐδ' ἀτελεύτητον ὅ τί κεν κεφαλῇ κατανεύσω. Ἦ καὶ κυανέῃσιν ἐπ' ὀφρύσι νεῦσε Κρονίων· ἀμβρόσιαι δ' ἄρα χαῖται ἐπερρώσαντο ἄνακτος κρατὸς ἀπ' ἀθανάτοιο· μέγαν δ' ἐλέλιξεν Ὄλυμπον.

Allons, je vais te faire un signe positif de la tête, afin que tu sois convaincue. Ce signe qui vient de moi est parmi les immortels le plus puissant

des gages. Car il n'est ni révocable ni trompeur,

ni ne reste inaccompli, le signe positif que j'ai fait de la tête. Il dit et de ses sourcils bleus brillants le fils de Cronos fit un signe. Les cheveux divins du prince se soulevèrent

sur sa tête immortelle et le grand Olympe trembla.

Un geste de la tête engage plus encore un dieu que sa parole. Zeus insiste sur la puissance contractuelle et réalisatrice du geste divin. Le dieu qui le fait ne peut revenir en arrière et mettra à exécution ce sur quoi il s'est engagé. L'importance de ce geste est répétée quelques vers plus loin par Héra elle-même : τῇ σ' ὀΐω κατανεῦσαι ἐτήτυμον, « j'imagine que tu as accepté d'un geste de la tête infaillible » (Il. I 458). C'est la raison pour laquelle, dans le cas d'Athéna, on ne peut considérer que le verbe ἀνανεύειν signifie simplement que la déesse refuse. Elle fait un geste négatif et irrécusable, un geste propre à faire trembler, d'où l'effet de surprise produit par une telle réaction, après la longue description du rituel et de ses préparatifs82. La réaction de la déesse fonctionne, du point de vue de la narration, comme

82 Il n'est toutefois pas exact d'affirmer, comme le fait Morrison, qu'un tel refus est inédit : « the only such rejection in either Homeric epic » (MORRISON 1991 p.166). Zeus refuse les prières qui lui sont adressées

une prolepse, annonçant à l'auditeur qu'elle n'apportera aucun réconfort aux Troyens. Ce qui n'est que partiellement vrai puisqu'au début du chant VII la déesse accepte la mise en place du duel que propose Apollon. Ce geste, toutefois, n'est pas nécessairement vu ni perçu par les Troyennes, comme c'est le cas pour le geste de refus de Zeus au chant XVI, qui n'est pas vu par Achille.

La question est alors de déterminer si c'est la statue d'Athéna qui bouge la tête. De même que les « genoux d'Athéna » semblent désigner sans équivoque dans ce passage le genoux de la statue d'Athéna, faut-il penser de même que la tête d'Athéna qui est mise en mouvement est celle de la statue ? Il semble que l'ensemble du passage puisse induire une telle interprétation. Aristarque en effet trouve le vers superflu et même ridicule et propose de l'athétiser83. Dans la mesure où le verbe apparaît par ailleurs dans l'épopée et notamment

pour des dieux, seule une confusion entre la déesse et la statue pourrait conférer à la scène le caractère ridicule dénoncé par Aristarque. La question du rapport entre statuaire et mouvement de tête ne se pose pas que dans le chant VI dans la mesure où la description des sourcils et des cheveux de Zeus au chant I a été considérée comme une source d'inspiration pour la statue de Zeus à Olympie de Phidias84.

Le poète, utilisant le nom d'Athéna pour désigner tantôt la divinité tantôt sa représentation figurée85, et insistant sur le corps de la déesse, construit le passage de manière à

soulever la question de la statue de culte et plus généralement de la représentation. La reprise de ce passage par Virgile dans l'Énéide montre bien que la question de la représentation est posée en filigrane dans ce vers. L'auteur latin reprend en effet la scène en parlant lui aussi de la déesse, diva, et non de sa statue, qui cette fois reste immobile, et il ne saurait en être autrement dans la mesure où il s'agit d'une scène représentée en bas-relief sur le mur du temple d'Aphrodite à Carthage86. C'est ainsi que les commentateurs se sont focalisés sur la

statue, centrant la réflexion sur la question de l'objet. L'objet est alors pensé comme, par essence, inanimé, et son association avec la mention d'un geste a suffi à faire de cette statue un objet exceptionnel87. Deborah Steiner part de cette scène pour souligner que les statues

83 a. ἀθετεῖται, ὅτι πρὸς οὐδὲν τὸ ἐπιφώνημα καὶ οὐκ ἠθισμένον· κατὰ μὲν γὰρ τὸ ἐναντίον ὁ Ζεὺς ἐπιβεβαιοῖ κατανεύων (sc. Α 528). καὶ ἑξῆς δὲ ἐπιλεγομένου "ὢς αἱ μέν ῥ᾽ εὔχοντο" (Ζ 312) σαφῶς γίνεται περισσὸς ὁ στίχος. γελοία δὲ καὶ ἡ ἀνανεύουσα Ἀθηνᾶ. A b. τῇ γνώμῃ ἀνένευεν ἐπì τῇ ἀναιρέσει, ἐπεί τοι παύει Διομήδεα διὰ τῆς Αἴαντος πρòς Ἕκτορα μονομαχίας. b(BCE3E4) T.

84 GRAZIOSI et HAUBOLD 2010 ad loc.

85 Il s'agit d'un procédé fréquent en grec.

86 Énéide I 482 : diua solo fixos oculos auersa tenebat. L'adjectif aversa peut signifier soit que la déesse se détourne soit qu'elle est hostile aux Troyens. Voir BARCHIESI 1998.

87 En parlant notamment d'objet magique, pris dans un sens extrêmement vague. Ainsi Michel Woronoff considère que la statue bouge : « toute à sa haine des Troyens, la divinité dit non, en relevant la tête, ce qui fait songer aux propriétés magiques de certaines statuettes, Palladion ou Junon de Véies, capables, elles aussi, de bouger la tête » (WORONOFF 1999 p.179).

de culte ne sont pas en premier lieu à considérer comme des « représentations » des dieux88.

Reprenant l'argumentation de Christopher Faraone89, elle propose de les considérer comme

des réceptacles90. Par un glissement d'une notion à l'autre qui gagnerait à être explicité, les

statues de culte sont considérées comme des objets « convaincants » (persuasive) destinés à

influencer les dieux. Les hommes représenteraient les dieux et les traiteraient de la manière dont ils souhaiteraient voir les dieux se comporter avec eux : « Thus a community depicts a picture of Apollo with the attributes of peace so as to guarantee that when the gods attend its rite, he will do so in his benign and tranquil aspect »91. Si tel était le cas, Athéna devrait se

présenter comme la protectrice des Troyennes. Ce n'est pas ce qu'elle fait. La littérature anthropologique a bien montré les limites qu'il y a à considérer les statues des dieux comme de simples réceptacles92. Pour autant, la statue et la déesse ne sont pas confondus par le

poète. Ce passage a en effet été mobilisé pour étayer l'hypothèse d'une indistinction, à l'époque archaïque, entre la divinité et son image. C'est ainsi que Jan Bremmer ouvre le résumé initial de son article sur les statues grecques et romaines animées par la phrase : « In the Archaic period the Greeks did not yet conceptualize the difference between a divinity and its statue »93. Il considère que l'ambiguïté entre image et dieu est constitutive de

l'époque archaïque et qu'elle perdure, à l'état de trace, au moins jusqu'à l'époque hellénistique. Contrairement à ce qu'indique le titre de l'article « The agency of Greek and Roman statues », l'auteur s'intéresse aux mouvements des statues, à leurs actions, plus qu'à leur agentivité comme il le précise lui-même d'entrée, prenant le terme agency au sens de

« performance of an action ». Il ne s'inscrit en effet pas dans une perspective d'anthropologie des objets mais dans une perspective historienne et évolutionniste. Or, une approche anthropologique permet justement de déplacer le problème pour comprendre ce qui est en jeu dans le vers 311 du chant VI. Les approches traditionnelles se focalisent sur l'opposition entre objet et être animé. La statue est considérée a priori comme un objet inerte et toute idée de mouvement est pensée comme une perturbation du rapport entre animés et inanimés. Mais si, plutôt que de mouvement, nous parlons d'agency, c'est-à-dire

88 STEINER 2001 p.105-106.

89 FARAONE 1992.

90 Alors que Walter Burkert mobilise cette scène pour présenter le temple comme le lieu d'habitation du dieu (BURKERT 1985 p.88-89).

91 STEINER 2001 p.106.

92 Voir par exemple BAZIN 1986, BAZIN 2008.

93 BREMMER 2013 p.7. Tonio Hölscher développe cette idée avec plus de subtilité en affirmant que les

statues sont traitées « comme s'il s'agissait des dieux eux-mêmes ». Selon lui c'est le cadre rituel et la tension émotionnelle qu'il provoque qui fait que « l'image de la divinité est la divinité » (HÖLSCHER

2015 p.26, l'emphase est dans le texte). Mais l'argumentation de l'auteur est ensuite insuffisante en ce qu'il déduit la vie des objets de leur dimension symbolique. Or un objet peut être chargé de significations sociales et culturelles sans pour autant être considéré comme vivant. Pour une perspective radicalement opposée à celle de Bremmer, et bienvenue, à partir des objets dans le culte romain, voir ANDO 2011.

d'action et d'intentionnalité94, la statue apparaît alors comme le lieu autour duquel viennent

s'articuler un certain nombre de gestes rituels. Or, de la même manière, c'est par un geste que la déesse exprime son intention et la rend effective. Toutefois, ce geste n'est pas vu par les Troyennes. Sa mention par le poète est à la destination exclusive de l'auditoire. L'auditoire est présenté comme le seul spectateur du geste de refus de la déesse. La parole poétique construit à ce moment une image d'Athéna qui vient s'imbriquer avec celle qu'il a présentée dans le début de la scène. Ces deux images ne se confondent pas mais entrent en tension l'une par rapport à l'autre dans un rapport problématique. L'effet de surprise lié au refus inattendu de la déesse s'articule avec l'affirmation de la complexité de l'objet rituel. Par là même, l'aède dit aussi sa supériorité sur le devin et sa propre stratégie de mise en relation des dieux et des hommes.