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Gestes, objets et noms des dieu

2.2 Artefacts divins ou le mode d'action des dieu

2.2.2 L'égide, d'Athéna à Apollon

Qui dit égide dit Athéna. Pourtant, ce sont les usages qu'en font Apollon et Zeus dans l'Iliade qui paraissent les plus éclairants. En effet, de même que l'on a vu à quel point le dispositif sensoriel qui se construit autour du ruban est révélé par le contexte bien précis de son utilisation et de son activation par Héra, de même les modes d'activation et d'action de l'égide sont rendus d'autant plus visibles quand l'objet n'est pas manipulé par Athéna. Plus exactement il semble qu'Athéna, contrairement à Zeus et à Apollon, n'ait pas besoin de manipuler l'objet, de l'activer.

Nicole Loraux a montré combien l'égide est consubstantielle à Athéna. Elle n'est pas sa deuxième peau, elle est sa peau même116. D'où, semble-t-il, cette difficulté que l'on a à

déterminer de quelle manière Athéna utilise l'égide et, l'autre difficulté qui lui est liée, celle de comprendre la nature même de l'égide. L'objet pourtant est décrit avec plus de détails que le bandeau mais la manière dont il peut être manipulé prête à confusion117. Il s'agit alors de

comprendre certains des éléments de l'égide présentés dans l'Iliade à partir de la question de ses usages et de son activation. L'usage de l'objet semble en effet déterminant pour en définir sa nature. C'est en tout cas de cette manière que l'on peut comprendre le dédoublement de l'égide chez un certain nombre de commentateurs. L'idée répandue est en effet qu'il y aurait

115 Nul besoin de penser que le ruban change l'apparence d'Héra comme semble le suggérer Faraone, il agit sur Zeus, non sur son épouse. FARAONE 1999 p.100 : « the kestos hima makes Hera appear more

beautiful and more desirable ». L'analyse de Gabriella Pironti est beaucoup plus convaincante : « le désir est une puissance divine, il ne procède pas de l'individu, mais vient d'ailleurs, et saisit alors et tient en sa possession celui qui en subit les effets. Héra ne contrôle pas le désir de Zeus à son égard » (PIRONTI 2007

p.43).

116 LORAUX 1989 p.266.

deux égides ou deux types d'égide, l'une maniée par Apollon et Zeus serait plutôt proche d'un bouclier, tandis que celle en possession d'Athéna serait plutôt un corsage ou un châle118.

Athéna tient l'égide, αἰγίδ' ἔχουσα (Il. II 447), la met sur ses épaules, ἀμφὶ δ' ἄρ' ὤμοισιν

βάλετ' αἰγίδα θυσσανόεσσαν (Il. V 738), ὤμοις ἰφθίμοισι βάλ' αἰγίδα θυσσανόεσσαν (Il. XVIII 204), c'est-à-dire qu'elle la porte sur elle et que l'égide est visible sur son corps. Au contraire, les gestes faits par Apollon et Zeus sont décrits de manière précise : ils secouent l'égide, et c'est seulement une fois que l'égide est secouée que ce que l'on peut appeler l'effet de l'égide commence à s'exercer sur les mortels.

C'est lorsque Zeus donne des instructions à Apollon sur la manière d'activer l'égide que cette procédure est la plus claire. Il est intéressant de remarquer que c'est justement après s'être aperçu de la tromperie d'Héra que Zeus envoie Apollon rééquilibrer la situation en lui confiant l'égide (Il. XV 229-230) :

ἀλλὰ σύ γ᾽ ἐν χείρεσσι λάβ᾽ αἰγίδα θυσσανόεσσαν, τῇ μάλ᾽ ἐπισσείων φοβέειν ἥρωας Ἀχαιούς.

Mais toi, prends dans tes mains l'égide frangée et agite-la fort pour effrayer les héros achéens.

Ces instructions sont appliquées par Apollon quelques vers plus loin (Il. XV 306-311 et 318-327) : Τρῶες δὲ προὔτυψαν ἀολλέες, ἦρχε δ' ἄρ' Ἕκτωρ μακρὰ βιβάς· πρόσθεν δὲ κί' αὐτοῦ Φοῖβος Ἀπόλλων εἱμένος ὤμοιιν νεφέλην, ἔχε δ' αἰγίδα θοῦριν δεινὴν ἀμφιδάσειαν ἀριπρεπέ', ἣν ἄρα χαλκεὺς Ἥφαιστος Διὶ δῶκε φορήμεναι ἐς φόβον ἀνδρῶν· τὴν ἄρ' ὅ γ' ἐν χείρεσσιν ἔχων ἡγήσατο λαῶν […] ὄφρα μὲν αἰγίδα χερσὶν ἔχ' ἀτρέμα Φοῖβος Ἀπόλλων, τόφρα μάλ' ἀμφοτέρων βέλε' ἥπτετο, πῖπτε δὲ λαός. αὐτὰρ ἐπεὶ κατ' ἐνῶπα ἰδὼν Δαναῶν ταχυπώλων

118 KOCH-PIETTRE 1996 p.136 : « Dans l'Iliade, l'égide est parfois un vêtement, ou plutôt une cuirasse, une

armure, jetée par-dessus les vêtements, ou bien une sorte d'étendard : elle le porte sur l'épaule ou à la main ». HE s.v. αἰγίς : « It may be a shield carried by Zeus and Apollo, but in the possession of Athene it is a kind of bodice or shawl, as we see in later classical art […] This may suggest that Athene has her own aegis and has no need to borrow Zeus', as Apollo does ».

σεῖσ', ἐπὶ δ' αὐτὸς ἄϋσε μάλα μέγα, τοῖσι δὲ θυμὸν ἐν στήθεσσιν ἔθελξε, λάθοντο δὲ θούριδος ἀλκῆς. οἳ δ' ὥς τ' ἠὲ βοῶν ἀγέλην ἢ πῶϋ μέγ' οἰῶν θῆρε δύω κλονέωσι μελαίνης νυκτὸς ἀμολγῷ ἐλθόντ' ἐξαπίνης σημάντορος οὐ παρεόντος, ὣς ἐφόβηθεν Ἀχαιοὶ ἀνάλκιδες· ἐν γὰρ Ἀπόλλων ἧκε φόβον, Τρωσὶν δὲ καὶ Ἕκτορι κῦδος ὄπαζεν.

Les Troyens chargèrent en masse, Hector à leur tête

marchait à grands pas ; et devant lui avançait Phoibos Apollon vêtu d’un nuage sur les épaules, il tenait l’égide impétueuse terrible, hirsute, glorieuse, que de fait le forgeron

Héphaïstos avait donnée à Zeus à porter pour l’effroi des hommes ; il la tenait dans les mains et conduisait l’armée. […]

Aussi longtemps que Phoibos Apollon tint l’égide immobile entre ses mains,

aussi longtemps les traits touchaient des deux côtés, et les gens tombaient. Mais quand, en fixant dans les yeux les Danaens aux coursiers rapides Il l’agita, et se mit lui-même à pousser un grand cri, il stupéfia leur cœur dans leur poitrine, et eux, ils oublièrent leur vaillance impétueuse. Comme un troupeau de bœufs ou une grande troupe de brebis est bousculée par deux fauves

qui sont venus dans l’obscurité de la nuit noire en l'absence du berger, Ainsi les Achéens sans force furent effrayés : car Apollon

Envoya effroi, et il accordait la gloire aux Troyens et à Hector.

L'aède s'emploie à bien préciser la différence qu'il y a entre le fait de simplement tenir l'égide et le fait de l'agiter. Cette différence est soulignée par la structure ὄφρα … τόφρα. Ce n'est pas l'arrivée d'Apollon qui provoque le retournement de situation mais uniquement la secousse qui permet l'activation de l'objet, le déploiement de ses propriétés, de ses effets. Or, de même que dans le cas du ruban d'Aphrodite, mais de manière beaucoup moins explicite, l'activation est liée à la mise en place d'un univers sensoriel. Bordée de cent franges d'or, comme le poète la décrit ailleurs (ἑκατὸν θύσανοι παγχρύσεοι, Il. II 448-449), l'égide devient

beaucoup plus visible quand on l'agite et que les franges se mettent en mouvement. L'égide se pare alors de reflets, qui peuvent même être éblouissants. Cette dimension lumineuse,

brillante, est soulignée, par contraste, par l'insistance sur l'obscurité de la scène évoquée dans la comparaison. D'autre part, alors que le début de la scène est caractérisé par le thème de la dissimulation, puisqu'Apollon porte sur les épaules une nuée, c'est ensuite la visibilité qui prend le pas. Comme par un retournement, c'est sur le regard d'Apollon que le poète focalise l'attention, κατ' ἐνῶπα ἰδὼν, soulignant le lien entre le fait de voir et d'être vu119. Cette

expression unique dans l'épopée homérique n'est pas sans rappeler le regard fixe de la Gorgone qui est présente sur l'égide, ἐν δέ τε γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου (Il. V 541)120. La

dimension auditive est également présente : le mouvement de l'égide est accompagné par un cri poussé par Apollon ἐπὶ δ' αὐτὸς ἄϋσε μάλα μέγα. Ce cri, pourtant, n'était pas mentionné dans le « mode d'emploi » de Zeus et vient comme en surplus, ἐπὶ. Il vient sans doute en réponse à la bouche de la Gorgone. C'est ainsi que Jean-Pierre Vernant rapproche cette bouche ouverte du cri guerrier : « La bouche du monstre, distendue, évoque en sa béance le formidable cri de guerre qu'Achille […] pousse à trois reprises avant le combat »121. On peut

supposer que la dimension sonore est également liée au secouement de l'égide : en plus de briller, les franges qui s'entrechoquent produisent un bruit caractéristique. Si l’on pense que ces franges sont des serpents, suivant l'iconographie ultérieure de l'égide, la dimension sonore liée au secouement de l'égide est encore plus claire : « pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? ».

Zeus fait lui-même un tel usage de l'égide122, ainsi que le décrit Agamemnon (Il. IV 166-

167) :

Ζεὺς δέ σφιν Κρονίδης ὑψίζυγοςαἰθέρι ναίων αὐτὸς ἐπισσείῃσιν ἐρεμνὴν αἰγίδα πᾶσι

Zeus fils de Kronos assis bien haut et qui vit dans l'éther lui-même agitera pour eux tous la sombre égide

Comme le ruban, l'égide maniée par Zeus et Apollon doit donc faire l'objet d'une activation123. Ce maniement est à rapprocher de la seule occurrence de l'Odyssée où apparaît

119 Cette expression renvoie également au thème du dédoublement du regard qui s'opère dans la fascination que provoque la vue de la Gorgone (VERNANT 2007 p.1518).

120 Sur le regard de la Gorgone, voir FRONTISI-DUCROUX 2012 p.25-28.

121 VERNANT 2007 p.1493-1494 qui insiste sur les connotations sonores du masque de la Gorgone. Sur le

nom même de la Gorgone, avec son redoublement expressif et ses phonèmes qui évoque « gargouillements, gargarismes, grognements et autres grouillements […] les bruits divers qui escortent ces créatures mythiques » voir FRONTISI-DUCROUX 2012 p.26-27.

122 En Il. XVII 593, Zeus tient l'égide entre ses mains et lance son foudre dans le même temps.

123 Le verbe ἐπισείειν n'est pas sans rappeler l'ἐπίσημα que l'on trouve sur les boucliers que les soldats brandissent devant eux pour effrayer l'ennemi., Dans l'iconographie, cette dimension active de l'égide peut être rendue manifeste par le fait que le gorgoneion est représenté en mouvement, suivant la direction

l'égide et où Athéna la brandit. C'est le verbe ἀνέχειν qui est alors utilisé (Od. XXII 297- 298) :

δὴ τότ' Ἀθηναίη φθισίμβροτον αἰγίδ' ἀνέσχεν ὑψόθεν ἐξ ὀροφῆς·

Et alors Athéna brandit l'égide qui détruit les mortels vers le haut depuis le plafond.

Ainsi l'objet se comprend par son usage, par ses gestes mais ce n'est pas parce que les gestes ne sont pas les mêmes qu'il s'agit d’objets différents. L'égide est bien la même, elle provoque le même effroi, sur lequel nous allons revenir dans un instant, mais alors que l'égide semble toujours activée quand elle est portée par Athéna, Apollon et Zeus doivent l'agiter pour l'activer.