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Le premier, le deuxième, le troisième : la mort de Patrocle

L'épopée et ses agents

3.3. Agentivité partagée des actions humaines

3.3.2 Le premier, le deuxième, le troisième : la mort de Patrocle

Un autre épisode est particulièrement propice à l'étude des coagentivités humaine et divine : il s'agit de la mort de Patrocle. Agents divins et humains s'y succèdent pour mettre fin à la vie du héros et c'est le héros lui-même qui souligne cette dimension auprès d'Hector qui se glorifie de l'avoir tué. Le motif est donc différent de celui des excuses d'Agamemnon : agents humains et divins y agissent successivement, chacun consciemment et de son propre gré.

Le récit de la mort de Patrocle, qui s'étend des vers 684 à 867 du chant XVI est marqué par un grand nombre d'adresses directes au héros à la deuxième personne97. Après la mort de

Sarpédon, l'attention se porte sur les actions de Patrocle. Or la phrase d'ouverture de cet épisode se caractérise par une qualification du fils de Ménétios par l'adjectif νήπιος (Il. XVI

686) qui vient souligner l'erreur commise par le héros, son manque de discernement. Le poète semble déjà s'adresser au héros lui-même, même s'il s'agit d'un nominatif et non d'un vocatif. Il paraît annoncer l'adjectif νήπιε par lequel Hector s'adressera à Patrocle mourant (Il. XVI 833). La première adresse directe à Patrocle se trouve aux vers 692-693 :

ἔνθα τίνα πρῶτον τίνα δ' ὕστατον ἐξενάριξας Πατρόκλεις, ὅτε δή σε θεοὶ θάνατονδ' ἐκάλεσσαν;

Alors qui fut le premier, qui fut le dernier que tu dépouillas Patrocle, quand vraiment les dieux t'appelèrent à la mort ?

Puis, au vers 744, c'est la phrase introductive au discours de Patrocle qui est à la deuxième personne (Il. XVI 744) :

τὸν δ' ἐπικερτομέων προσέφης Πατρόκλεις ἱππεῦ

Et, railleur, tu lui dis, Patrocle aux chevaux98

On trouve la même formule cent vers plus loin (Il. XVI 843) : τὸν δ' ὀλιγοδρανέων προσέφης Πατρόκλεις ἱππεῦ

97 On en trouve deux autres dans le chant qui précède le début à proprement parler de la mort de Patrocle : au vers 20 et au vers 584.

Et, à bout de force, tu lui dis, Patrocle aux chevaux

Cet usage de πρόσφημι à la deuxième personne du singulier n’apparaît qu'au chant XVI et toujours pour Patrocle, la troisième occurrence de ce vers se trouvant au vers 20 de ce chant. On trouve également une deuxième personne dans un vers qui décrit une action guerrière du héros (Il. XVI 754) :

ὣς ἐπὶ Κεβριόνῃ Πατρόκλεις ἆλσο μεμαώς

De même, sur Cebrion, Patrocle, tu sautas, enragé

De même, le moment charnière, celui du quatrième assaut qui marque l'intervention d'Apollon et le terme de la vie de Patrocle, est introduit par une autre apostrophe (Il. XVI 787-788) :

ἔνθ' ἄρα τοι Πάτροκλε φάνη βιότοιο τελευτή· ἤντετο γάρ τοι Φοῖβος ἐνὶ κρατερῇ ὑσμίνῃ

Alors vraiment, Patrocle, arriva le terme de ta vie : Car Phoibos vint face à toi, dans la puissante mêlée

Après cet assaut, la situation de Patrocle face à Hector est encore décrite par une apostrophe (Il. XVI 812-813) :

ὅς τοι πρῶτος ἐφῆκε βέλος Πατρόκλεις ἱππεῦ οὐδ' ἐδάμασσ'

Et d'abord il te frappa de son trait, Patrocle aux chevaux, mais ne te dompta pas.

Ainsi, comme le souligne Elizabeth Block, les apostrophes faites à Patrocle suffisent à résumer les grands traits de son aristeia et de sa mort99. Ces apostrophes et passages à la

deuxième personne sont généralement analysés en termes de dramatisation et d'expression de la sensibilité du poète envers le personnage. Irene de Jong relève l'importance que les

scholiastes ont accordée aux apostrophes100. Selon les scholies, ces apostrophes sont liées à

l'expression des sentiments personnels du poète envers les personnages, en général de la compassion. Ainsi la scholie bT à 692-693, ἥδισται αἱ ἀποστροφαὶ τῷ ποιητικῷ εἴδει. ἄλλως τε κάὶ ἀεὶ προσπάσχει ὁ ποιητής τῷ Πατρόκλῳ, « les apostrophes sont très plaisantes pour la forme poétique, en particulier à chaque fois que le poète éprouve de la compassion envers Patrocle ». De même la scholie bT au vers 787 : ἡ ἀποστροφὴ σημαίνει τὸν συναχθόμενον, « L'apostrophe est un signe de condoléance ». De Jong souligne la manière dont la scholie utilise elle-même l'apostrophe pour décrire la puissance émotionnelle de ce procédé101. Elle se

range à cet avis et n'aborde pas l'apostrophe du narrateur aux héros d'un point de vue narratologique, alors qu'une telle étude aurait pu être fort profitable102. L'autre tendance

interprétative concernant ces apostrophes consiste à en faire une convention, liée à la technique de composition orale103. Adam Parry s'oppose à cette dernière opinion mais

s'attache également à préciser la première104 : il souligne le fait que les trois personnages

régulièrement apostrophés dans les épopées homériques, à savoir Ménélas105, Patrocle106 et

Eumée107, ont des caractéristiques particulières108. Ce sont des personnages sensibles, dignes

de la sympathie de l'auditoire109, que ces apostrophes permettent de provoquer, mais aussi

qui jouent un rôle déterminant dans l'action épique tout en représentant des doubles des grands héros que sont, respectivement, Agamemnon, Achille et Ulysse. Des doubles dignes de sympathie, d'une certaine manière. Mais cette approche ne se distingue pas de manière radicale des commentaires anciens.

Néanmoins, une des occurrences particulièrement significative permet d'en dire plus sur ces apostrophes adressées à Patrocle. Il s'agit précisément de la seule adresse sur laquelle s'arrête Irene de Jong, celle qui prend la forme d'une question110. Car cette adresse particulière

peut se rapporter à un autre type d'adresse que l'on trouve dans l'épopée : les questions

100DE JONG 1989 p.12-13.

101 σοὶ γάρ, ὦ Πάτροκλε, τῷ οὕτως ὑπ’ Ἀχιλλέως ἀγαπωμένῳ, τῷ πᾶν εἰς σωτηρίαν τῶν Ἑλλήνων πραγματευσαμένῳ, τῷ Νέστορος φιλοπόνως ἀνασχομένῳ, τῷ Εὐρύπυλον φιλοστόργως ἰασαμένῳ, τῷ ὑπὲρ τῶν Ἑλλήνων δακρύσαντι καὶ τὸν σκληρῶς διακείμενον Ἀχιλλέα πείσαντι, τῷ κατὰ τῆς ἑαυτοῦ ψυχῆς τὴν ἔξοδον κατορθώσαντι. ταῦτα πάντα ἔνεστιν ἐπαναφέροντας ἐπὶ τὴν ἀποστροφὴν ὁρᾶν τὸ ἐν αὐτῇ περιπαθές, « Avec toi, Patrocle, qui étais si aimé d'Achille, qui t'es exercé pour le salut des Grecs, qui as patiemment supporté Nestor, qui t'es occupé avec tendresse d'Eurypyle, qui as pleuré sur les Grecs, qui as persuadé l'inébranlable Achille, qui, au prix de ta propre vie, as tracé une sortie. Toutes ces choses, si on les rapporte à l'apostrophe, on peut voir que cette dernière est très pathétique ».

102 DE JONG 1989 p.45.

103 Voir notamment EFFE 1983 p.77.

104 PARRY 1972.

105 Il. IV 127, 146 ; VII104 ; XIII 603 ; XVII 679, 702 ; XXIII 600. 106Il. XVI 20, 584, 692 sq., 744, 754, 787, 812, 843.

107Od. XIV 55, 165, 360, 442, 507 ; XV 325 ; XVI 60, 135, 464 ; XVII 272, 311, 380, 512, 579;;XXII 194. 108 Il y a deux autres occurrences dans l'Iliade : Melanippos en XV 582 et Achille en XX 2.

109 PARRY 1972 p.15. Voir l'article de Block qui reprend ces arguments et y ajoute les notes qui manquent à

l'article de Parry, publié à titre posthume : BLOCK 1982.

posées aux Muses dont certaines ont en effet le même formulaire que la question posée à Patrocle111 : ἔνθα τίνα πρῶτον τίνα δ' ὕστατον ἐξενάριξαν/ἐξενάριξεν, aux vers 703 du chant V et

299 du chant XI. De Jong souligne la fonction expressive d'une telle question112 et en rejette

la dimension cognitive : il ne s'agit pas d'une demande d'information mais d'une manière de mettre en valeur une scène. Cette dimension est évidemment présente et ne manque pas de rappeler la dimension émotionnelle pointée par d'autres critiques, mais elle nous paraît insuffisante.

En effet il ne s'agit pas seulement d'une héroïsation de Patrocle, mais d'une manière de faire de lui un des destinataires de la narration épique, au même titre que la Muse et que les auditeurs du poème. Or il se trouve que Patrocle va ensuite prendre la parole et dire à son tour les circonstances qui ont conduit à sa défaite et à son trépas. La réponse de Patrocle à Hector qui se glorifie de l'avoir tué peut être lue comme une réponse à une question qui serait non pas « Alors qui fut le premier, qui fut le dernier que tu dépouillas // Patrocle, quand vraiment les dieux t'appelèrent à la mort ? » mais plutôt « Alors qui fut le premier, qui fut le dernier qui te dépouilla // Patrocle, quand vraiment les dieux t'appelèrent à la mort ? ». Patrocle avait répondu par ses actions guerrières à la question posée par le poète au début de son aristie, il prend la parole au même titre que le poète au moment de mourir (Il. XVI 844-854) : ἤδη νῦν Ἕκτορ μεγάλ' εὔχεο· σοὶ γὰρ ἔδωκε νίκην Ζεὺς Κρονίδης καὶ Ἀπόλλων, οἵ μ' ἐδάμασσαν ῥηϊδίως· αὐτοὶ γὰρ ἀπ' ὤμων τεύχε' ἕλοντο. τοιοῦτοι δ' εἴ πέρ μοι ἐείκοσιν ἀντεβόλησαν, πάντές κ' αὐτόθ' ὄλοντο ἐμῷ ὑπὸ δουρὶ δαμέντες. ἀλλά με μοῖρ' ὀλοὴ καὶ Λητοῦς ἔκτανεν υἱός, ἀνδρῶν δ' Εὔφορβος· σὺ δέ με τρίτος ἐξεναρίζεις. ἄλλο δέ τοι ἐρέω, σὺ δ' ἐνὶ φρεσὶ βάλλεο σῇσιν· οὔ θην οὐδ' αὐτὸς δηρὸν βέῃ, ἀλλά τοι ἤδη ἄγχι παρέστηκεν θάνατος καὶ μοῖρα κραταιὴ χερσὶ δαμέντ' Ἀχιλῆος ἀμύμονος Αἰακίδαο.

111 Voir JANKO 1991 ad XVI 92-7 : « In an emotive adaptation of the standard opening of slaying catalogues,

the poet addresses Patroklos himself, not the Muse (cf. 14.508-10n.), and reminds us that this is his last foray ».

112 « The illocutionary force of the question-form is not so much a request for information as an expressive statement » DE JONG 1989 p.49.

Maintenant déjà Hector, tu triomphes avec grandeur. Car c'est à toi qu'ont donné

la victoire Zeus le Cronide et Apollon qui m'ont dompté aisément : car c'est eux qui de mes épaules ont enlevé les armes. Mais si vingt hommes tels que toi étaient venus face à moi, Tous, ici, ils auraient péri, domptés par ma lance.

Mais moi Moira funeste et le fils de Léto m'ont tué,

et parmi les hommes Euphorbe : toi tu as été le troisième à me dépouiller. Je vais te dire autre chose, mets-le dans ta poitrine :

toi non plus tu ne vivras pas longtemps, mais déjà pour toi tout près de toi sont la mort et Moira puissante,

dompté par la main d'Achille, l'Éacide sans reproche.

Alors que la deuxième partie de la réplique de Patrocle tient plutôt de la prophétie – , Πατρόκλεις τί νύ μοι μαντεύεαι αἰπὺν ὄλεθρον; « Patrocle, pourquoi donc me prophétises-tu le gouffre de la mort ? » (Il. XVI 686), demande Hector – la première relève plutôt de l'art

du poète et consiste bien en une réponse à la question « qui le premier ? qui le dernier ? » : le premier est Zeus, le fils de Cronos, et Hector a beau se vanter, il ne vient qu'en dernier. La réponse de Patrocle à Hector reprend et condense les étapes de la scène. Le νῦν qui ouvre son intervention pourrait correspondre à un changement dans la perspective du récit tel qu'on le trouve dans la dite seconde invocation à la Muse du chant II de l'Iliade. On trouve une fois encore dans cette réponse des points communs avec le début de l'Iliade. Ainsi les acteurs divins du proème sont ceux qui sont mentionnés ici : Ζεὺς Κρονίδης καὶ Ἀπόλλων, « Zeus le Cronide et Apollon » (Il. XVI 845). Or ce dernier dieu est ensuite désigné par la périphrase

Λητοῦς υἱός. Cette expression n'apparaît qu'à deux reprises dans l'Iliade : dans ce passage et au vers 9 du proème. Le rapprochement se fait donc nécessairement entre ces deux pôles du récit, d'autant plus qu'Apollon est mentionné à de nombreuses reprises dans l'Iliade, mais sans qu'il y ait jamais d'autre mention de son ascendance. On remarque également la présences du verbe ὄλοντο et de l'adjectif ὀλοὴ, deux termes relevant de la racine d'ὄλλυμι, ce qui est aussi caractéristique du proème où l'on trouve à la fois le participe οὐλομένην (Il. I 2) et l'imparfait ὀλέκοντο (Il. I 10).

Surtout, la réponse de Patrocle reprend et rend problématique la succession d'actions précédemment décrite. Le héros distingue l'intervention de cinq agents : Zeus, Apollon, Moira, Euphorbe et Hector. Hector est pourtant présenté comme le troisième. Apollon et Zeus sont présentés comme ceux qui ont décidé d'accorder la victoire à Hector, et c'est en

effet le sens du vers 799. Ce sont également eux qui ont dompté Patrocle et ont détaché sa cuirasse. Dans la narration seul Apollon est présenté comme l'agent qui fait effectivement ces gestes (Il. XVI 793-796) tandis que le rôle de Zeus est d'abord lié au plan qu'il prépare en vue de la mort de Patrocle. La scène est en effet préparée par une prolepse aux vers 647-655, où Zeus s'interroge sur les modalités de la mort de Patrocle, qui vient de tuer son fils Sarpédon, et surtout sur le moment où celle-ci doit intervenir. Le résultat de cette délibération consiste en une venue en aide à Hector à laquelle répondra une intervention envers Patrocle. Ces deux interventions sont de même type : il s'agit d'abord d'une intervention sur Hector, Ἕκτορι δὲ πρωτίστῳ ἀνάλκιδα θυμὸν ἐνῆκεν, « à Hector le premier il mit la vaillance au cœur » (Il. XVI 656)113, puis sur Patrocle, ὅς οἱ καὶ τότε θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ἀνῆκεν, « et il fit

se lever son cœur dans sa poitrine » (Il. XVI 691). Cette intervention de Zeus est liée à une mention problématique du rapport entre les actions de Patrocle et la volonté de Zeus (Il.

XVI 686-691) : νήπιος· εἰ δὲ ἔπος Πηληϊάδαο φύλαξεν ἦ τ' ἂν ὑπέκφυγε κῆρα κακὴν μέλανος θανάτοιο. ἀλλ' αἰεί τε Διὸς κρείσσων νόος ἠέ περ ἀνδρός· ὅς τε καὶ ἄλκιμον ἄνδρα φοβεῖ καὶ ἀφείλετο νίκην ῥηϊδίως, ὅτε δ' αὐτὸς ἐποτρύνῃσι μάχεσθαι· ὅς οἱ καὶ τότε θυμὸν ἐνὶ στήθεσσιν ἀνῆκεν.

Imbécile ! S'il s'était tenu à la parole du fils de Pélée

c'est là qu'il aurait échappé à la mauvaise puissance de la mort noire, mais toujours l'esprit de Zeus est plus fort que celui d'un homme : c'est lui qui effraye l'homme valeureux et lui soustrait la victoire, aisément, quand c'est lui qui l'a poussé à combattre.

Et il fit se lever son cœur dans sa poitrine.

Albin Lesky, reprenant un article de Gisela Strasburger considère que la folie de Patrocle est due à la volonté de Zeus : « What takes place within the man and what the god wills and brings to pass are united in a way that defies any rational partition but, in my opinion, represent an essential trait of the Homeric world-picture »114. L'irréel présenté dans

113 On remarque qu'à la suite de cette intervention Hector est dit « reconnaître la balance sacrée de Zeus », γνῶ γὰρ Διὸς ἱρὰ τάλαντα (Il. XVI 658), seule mention faite de cette balance par un mortel, et alors qu'elle n'a précisément pas été utilisée, mais qu'elle le sera dans l'épisode de la mort d'Hector. Sur cet épisode, voir plus loin dans ce chapitre (3.5.3).

les premiers vers constitue en fait une impossibilité logique : Patrocle n'aurait pas pu écouter Achille puisque cela allait à l'encontre de la volonté de Zeus. Entre ces deux interventions du dieu sur des acteurs humains, il adresse ordre à Apollon, qui ne concerne pourtant pas la mort de Patrocle mais le traitement du cadavre de Sarpédon. La dernière mention qui est faite de Zeus dans cet épisode se trouve au moment où Hector revêt le casque d'Achille (Il. XVI 799-800). Il est toutefois difficile de déterminer s'il s'agit d'une action ponctuelle de Zeus, qui accorderait le casque à Hector, l'adapterait à lui comme il le fait plus loin avec l'armure ou, plutôt si cette mention est un élément qui rappelle la décision générale de Zeus. Ainsi, l'hypothèse présentée par le poète d'une survie possible de Patrocle tend à souligner que pour que la volonté des dieux se réalise, il faut la collaboration des hommes : il est nécessaire que ceux-ci agissent comme on s'y attend. Mais cette collaboration, inconsciente de la part des hommes, a toujours lieu, car ceux-ci ne réfléchissent pas. Ils sont naïfs, comme des enfants (νήπιος). La volonté de Zeus aurait pu ne pas se réaliser, mais, les hommes étant ce qu'ils sont, il n'y avait en fait aucun risque qu'elle ne se réalise pas. Malgré lui, Patrocle a collaboré à sa propre mort.

Apollon intervient ensuite à plusieurs reprises. Tout d'abord, pour ce qui concerne Patrocle, les interventions d'Apollon sont caractérisées par l'usage du motif « trois fois, et à la quatrième fois » que l'on trouve à deux reprises, aux vers 702-706 et 784-787. Il n'y a qu'au chant XVIII que l'on trouve cette formule répétée au sein d'un même épisode. La première occurrence de ce motif est accompagnée d'une prise de parole menaçante du dieu qui ajoute une autre instance destinale : αἶσα (Il. XVI 707). Or cette instance réapparaît plus loin, quand les Achéens remportent le corps de Cébrion qui vient d'être tué par Patrocle (Il. XVI 780) :

καὶ τότε δή ῥ' ὑπὲρ αἶσαν Ἀχαιοὶ φέρτεροι ἦσαν

Et alors les Achéens étaient supérieurs, au-delà du destin115

En effet, le destin, qui vient d'être énoncé par Apollon, est que ni Patrocle ni Achille ne prendront Troie. Pourtant, il octroie aux Achéens une victoire partielle. Pierre Judet de La Combe comprend ce passage en faisant de aisa un équivalent du plan de Zeus : « Comme le

souligne Janko, l’expression est ici aussi à prendre à la lettre (et non au sens de « au-delà de toute attente », Leaf, ou de « merveilleux », Mazon). Cette victoire provisoire des Achéens

est le seul événement de l’Iliade qui soit « au-delà du destin » : les Achéens, à ce moment (c’est-à-dire sans l’action d’Achille programmée par Zeus en XV 68), ne peuvent vaincre : le but de l’épisode présent est la mort de Patrocle. Implicitement la mention du « destin » situe l’action dans le plan de Zeus (qui détermine l’aisa) : l’avancée de Patrocle anticipe de

manière intempestive la victoire finale des Achéens, que Patrocle a anticipé trois fois en attaquant le rempart (v. 697 sq. – l’une des occurrences du thème du « presque », « cela aurait eu lieu si… », étudiée par Karl Reinhardt et Irene de Jong116), de même ici une victoire

collective est donnée aux Achéens, mais de manière à produire en fait l’isolement de Patrocle, et donc sa mort ; or cette mort, vengée par Achille, est la condition mise par Zeus à la réalisation finale de la victoire Achéenne117. Il faudrait alors comprendre qu'Apollon

choisit d'aider les Achéens, pour les mettre, très temporairement, dans une situation plus favorable que celle qui devrait être la leur. Si Apollon et Moira semblent agir de concert d'après Patrocle mourant, le dieu est aussi capable d'anticiper le destin pour lui permettre de

se réaliser. La lecture de Pierre Judet de La Combe montre bien que cette anticipation est

nécessaire à la réalisation du plan de Zeus puisqu'elle permet l'isolement de Patrocle. L'expression ὑπὲρ αἶσαν serait un moyen de montrer la relation particulièrement complexe qui existe entre le destin, les décisions divines d'une part et d'autre part les actions qui permettent la réalisation de ce destin. Le moyen qu'ont les dieux pour faire face aux actions humaines et réaliser le destin peut être complexe et nécessiter une entorse même au destin : il faut que Patrocle soit assez confiant pour attaquer les Troyens et se mesurer à Hector, malgré les recommandations d'Achille et d'Apollon lui-même, et pour cela le dieu doit faire en sorte qu'il soit encouragé par une victoire des Achéens, alors même que ceux-ci ne devraient pas être supérieurs dans la bataille en l'absence d'Achille.

Une autre intervention du dieu est ensuite nécessaire : sur Hector cette fois, auquel le dieu s'adresse en prenant les traits de son oncle, pour l'encourager à ne pas engager de retrait. Il fait alors mention d'une gloire qu'Apollon pourrait lui octroyer, εὖχος Ἀπόλλων (Il. XVI 725). Ce genre de trait d'ironie de la part d'un dieu n'est pas rare dans l'Iliade et apparaît comme une mise en évidence de la possible adéquation entre la perception humaine et l'action divine. Apollon est partout, et notamment dans les peines des mortels : ὣς εἰπὼν ὃ μὲν αὖτις ἔβη θεὸς ἂμ πόνον ἀνδρῶν, « ayant ainsi parlé le dieu retourna au milieu des peines des hommes » (Il. XVI 726). Sa troisième intervention consiste à rejoindre les lignes achéennes pour y semer un mauvais tumulte, κλόνον κακόν (Il. XVI 729-730), et qu'Hector

se dirige directement vers Patrocle. Après le meurtre de Cébrion par Patrocle et la bataille autour de son corps, Apollon met un terme au massacre des Troyens. Cette dernière

116 REINHARDT 1961 p.107-120, DE JONG 1989 p.68.

intervention d'Apollon est particulière. Il aurait pu affaiblir Patrocle, lui dérober son μένος. Ou alors prendre l'apparence d'un guerrier et l'attaquer, comme quand Arès attaque Diomède au chant V (Il. V 846-863). L'intervention d'Apollon se fait de manière particulière118 : couvert d'un nuage, le dieu ne se fait pas voir, mais il intervient directement

par un coup dans le dos puis en défaisant l'armement du guerrier. Cette mise à nu est de l'ordre du déliement : le verbe utilisé quand Apollon ôte sa cuirasse à Agamemnon est λῦσε, un verbe qui est souvent utilisé pour désigner un guerrier sur le point de mourir, dont une des instances, que ce soit le μένος ou les γυῖα, vient à faire défaut. C'est ce qui se passe dans le vers suivant, mais pas tout à fait sous l'action d'Apollon. On remarque en effet l'irruption d'un agent qui aura son importance quelques chants plus loin, Atè (Il. XVI 805) :

τὸν δ' ἄτη φρένας εἷλε, λύθεν δ' ὑπὸ φαίδιμα γυῖα

Atè lui prit l'esprit, ses membres lumineux se délièrent.

Le premier agent humain fait ensuite son apparition. Euphorbe est bien peu glorieux, qui frappe Patrocle dans le dos et s'enfuit aussi vite. Son action est pourtant mise sur le même plan que celle d'Apollon : Patrocle est « dompté par le coup du dieu et par la lance [d'Euphorbe] », Πάτροκλος δὲ θεοῦ πληγῇ καὶ δουρὶ δαμασθεὶς (Il. XVI 816). Enfin apparaît Hector, le troisième, qui frappe Patrocle de sa pique et le fait choir à terre. Ainsi, si l'on suit