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L'épopée et ses agents

3.2. Les théories de l'agentivité

La notion qui recouvre le terme anglais agency n'est pas aisée à traduire. Elle fait partie de ces concepts que les auteurs du Vocabulaire européen des philosophies ont isolés et inclus

dans leur liste des « intraduisibles ». Nous choisissons de le traduire, ou plutôt de faire référence à cette notion sous le terme d'agentivité27. Le passage de la notion d'action à celle

d'agentivité permet notamment de dépasser la dichotomie agent/patient, ainsi que de sortir du schéma aristotélicien de l'action qui prévaut dans les sociétés occidentales et qui repose notamment sur une distinction entre la puissance (δύναμις) et l'acte (ἐνέργεια)28 et distingue,

parmi quatre causes, la cause agissante. L'agency peut ainsi être définie comme « une qualité des événements qui en fait des actions », comme le proposent Étienne Balibar et Sandra Laugier dans le Vocabulaire européen des philosophies29. Le gain heuristique est que l'agent

intentionnel n'est plus au centre de l'action mais qu'au contraire l'action devient le point de rencontre de nombreux agents. On peut alors étudier l'action comme le point de rencontre d'un faisceau d'agentivités multiples, de différentes natures. C'est la raison pour laquelle on peut ensuite parler de « coagentivité », ou d'agentivité distribuée, pour rendre compte de situations qui sont caractérisées par la superposition de différentes agentivités, sans que celle- ci repose nécessairement sur une collaboration. C'est ainsi que depuis plusieurs décennies, la notion d'agentivité est devenue centrale en anthropologie religieuse et en particulier pour l'étude du rituel, mais aussi dans des approches anthropologiques cherchant à rendre compte de situations artistiques30. En effet, puisqu'elle opère « un décentrement par rapport

au sujet humain intentionnel au profit d'une multiplicité d'agents »31, elle permet

d'interroger des relations entre les hommes, des actions de ceux-ci, mais aussi des relations entre les humains et les non humains. Objets, animaux, instances divines peuvent alors être pris en compte. Et la relation que les humains peuvent avoir avec ces tiers peut être envisagée en des termes autres que communicationnels.

L'anthropologue britannique Alfred Gell a développé à partir de la notion d'agency

une théorie anthropologique de l’œuvre d'art32. Pour rendre compte d'objets aussi divers que

La Joconde, des tatouages corporels, des proues de bateau ou des idoles, il définit l’œuvre

27 Sur la difficulté à traduire ce terme, voir également la préface de Maurice Bloch à la traduction française de Art and Agency d'Alfred Gell (GELL 2009). Maurice Bloch argumente plutôt en faveur du terme

« intentionnalité ».

28 L'article de Catherine Darbo-Peschanski suit cette structure, tout en soulignant que la particularité des actions épiques consiste dans le fait que deux agents différents sont en jeu (DARBO-PESCHANSKI 2008).

29 VEP s.v. Agency.

30 Il convient de remarquer que les auteurs de l'article « Agency » du VEP n'abordent en rien ces domaines, alors même qu'ils ont apporté une contribution significative dans l'analyse de l'action et de l'agentivité.

31 FORNEL 2013 §1.

d'art comme un objet au centre de divers réseaux d'intentionnalité, et qui exprime seul toutes ces intentionnalités33. C'est ce qui, d'après lui, confère à l'objet son pouvoir de

fascination, puisque, dans des conditions normales, un objet n'exprime pas d'intentionnalité. Les images sont pour lui à la fois des « sources et cibles d'agentivité sociale ». Ce réseau se déploie entre différentes instances : l'artiste, l'indice – ce vers quoi pointe l’œuvre –, le prototype et le destinataire, qui peuvent tour à tour être agents ou patients en fonction du réseau d'intentionnalité de l’œuvre. Alfred Gell et d'autres après lui34

ont utilisé sa théorie de l'agentivité pour rendre compte de nombreuses œuvres d'art particulières mais toujours, « visuelles », c'est-à-dire qui qui se déploient dans l'espace, mais pas dans le temps35. Pourtant, les œuvres d'art langagières, écrites ou orales, semblent

pouvoir tout autant être soumises à de telles analyses36. L'épopée homérique pourrait alors

être considéré comme un objet artistique ou plus exactement comme une « situation d'ordre artistique ». En effet, comme nous le verrons dans ce chapitre ainsi que dans le suivant, les épopées homériques déploient un réseau d'agentivité particulièrement complexe, qui s'affiche notamment dès leurs proèmes. La performance épique peut alors être comprise comme un véritable agent dans le réseau des relations sociales entre les hommes et les dieux et entre les hommes entre eux. L'épopée permet non seulement de mettre en exergue, mais de présentifier des agentivités divines. Néanmoins, l'approche de Gell s'appuie sur une définition de l'agentivité qui reste trop limitée. Pour lui en effet les objets permettent d'exprimer les intentions des divers agents qui entrent ou sont entrés en relation à travers eux, sans être dotés eux-mêmes d'une agentivité propre et indépendante37. D'autre part, l'un

des points faibles de l'argumentation de l'anthropologue est qu'il ne rend pas compte précisément du rapport entre fonction religieuse et expérience esthétique38. Plus exactement,

il n'établit pas de différence entre expérience religieuse et expérience esthétique. C'est la raison pour laquelle sa théorie lui permet d'analyser des icônes aussi bien que des œuvres d'art contemporain. Or si nous percevons aujourd'hui les épopées homériques comme des œuvres d'art, il faut aussi prendre en compte la dimension rituelle de leur performance.

33 Permettant ce qu'il appelle une « abduction d'agentivité ». 34 OSBORNE et TANNER 2007.

35 Selon la distinction établie par Lessing (LESSING 1990).

36 GELL 2009 p.16 : « pour simplifier le problème je me contenterai du cas de l'art visuel, ou du moins de

l'art “visible” en excluant l'art verbal et musical, même si je reconnais qu'ils sont généralement inséparables les uns des autres ».

37 Sur les diverses critiques de cet ordre adressées à Gell voir notamment SEVERI 2009, p.11, ALLARD 2010.

38 La théorie de l'enchantement qui est au cœur de son argumentation pourrait apporter un élément de réponse. Sur la question de l'enchantement dans la thèse de Gell voir DERLON et JEUDY-BALLINI 2010.

Rappelons que l’œuvre a été publiée à titre posthume et que l'anthropologue n'a malheureusement pu répondre aux objections de ses détracteurs.

Caroline Humphrey et James Laidlaw, dans leur étude consacrée à l'analyse du rituel à partir des pratiques jaïnistes, insistent sur le fait que le rituel n'est pas à comprendre en termes de communication39. Ils proposent une théorie du rituel dont la force est de laisser la

place à tout type d'actions qui peuvent être considérées comme ritualisées. La ritualité est alors une qualité que l'action peut avoir. Ainsi plutôt que de parler de rituel, ils proposent de penser en termes de ritualisation ou de situation rituelle, caractérisée selon eux par une modification par rapport à l'intentionnalité habituelle de l'action humaine40. En d'autres

termes, la relation entre intention et action est rendue problématique. L'intention de l'agent humain impliqué dans une situation rituelle « n'est pas constitutive de son acte »41 et ainsi

la compréhension de l'intention des agents humains n'épuise pas la signification de l'action. Michel de Fornel, dans son introduction au deuxième dossier sur l'agentivité publié dans les

Ateliers d'anthropologie, considère leur thèse comme réductrice en ce qu'elle nierait toute

intention dans les pratiques rituelles alors qu'une procédure rituelle peut avoir pour but de « faire de certains non-humains des quasi-co-agents dans le traitement de leurs affaires judiciaires »42. L'approche de Michel de Fornel, centrée sur l'étude linguistique des moyens

grammaticaux en œuvre dans l'expression de l'agentivité, s'appuie toutefois sur l'analyse de ce qu'il nomme « communication rituelle » alors que ces actions ne sont pas toujours à comprendre en termes communicationnels.

Il est selon nous fructueux de combiner ces approches en cherchant à prendre au sérieux le discours de l'épopée qui dans de nombreux passages, va dans le sens d'une coagentivité entre agents humains et agents non humains, sur les plans intradiégétique et extradiégétique. Nous montrerons au cours des chapitres suivants que performance épique et exploits héroïques peuvent être considérés comme des actions d'un type particulier. Ce sont des actions qui se distinguent de l'expérience commune en ce que l'intentionnalité humaine ne suffit pas à en rendre compte. Il s'agira pour nous de montrer, notamment par des analyses de discours, que différents agents, humains ou non humains, sont impliqués dans la réalisation d'une action, sans qu'il y ait besoin d'avoir recours à la dichotomie actif/passif ou à une quelconque hiérarchisation ou au motif du redoublement (double motivation, surdétermination). Dans le contexte d'une étude conjointe du texte homérique et de la religion grecque, la notion d'agentivité permet de repenser l'action en elle-même, du point de vue de l'intention, de la réalisation et des agents impliqués, sans questionnement juridique ou moral. Enfin, la notion d'agentivité est riche en tant qu'elle permet de rendre

39 HUMPHREY et LAIDLAW 1994 p.68.

40 HUMPHREY et LAIDLAW 1994 p.71.

41 HUMPHREY et LAIDLAW 1994 p.96.

compte non seulement d'actions, mais aussi de processus psychologiques ou intellectuels dont nous verrons qu'ils sont au centre du rapport entre hommes et dieux dans les poèmes homériques43. C'est autour de cette notion que notre études des actions humaines et divines

s'articulera dans ce chapitre, et nous nous efforcerons pour cela de suivre une démarche proche de celle de Catherine Darbo-Peschanski : « on partira en effet de la dynamique de l'acte pour dire quelque chose de l'agent »44.

Une telle enquête permettra de mettre en rapport actions héroïques et performance épique, à partir du constat que le roi Agamemnon et l'aède Phémios, tous deux amenés à se justifier, avancent un argument qui relève de l'agentivité partagée.