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L'épopée et ses agents

3.3. Agentivité partagée des actions humaines

3.3.1 Les excuses d'Agamemnon : à qui la faute ?

3.3.1.1 Plaidoyer pour des excuses

À l'instar de Dodds, Henk Versnel commence également une partie centrale de son ouvrage Coping with the gods, le deuxième chapitre « The Gods » avec l'étude de ce

passage68. Il est en effet à ses yeux représentatif de ces « inconsistencies », ces incohérences,

de la religion grecque qui sont une préoccupation ancienne de l'auteur qui a publié en 1990 et 1993, deux volumes intitulés Inconsistencies in Greek and Roman Religion, où il s'attache à montrer le caractère anti-systématique de la religion grecque69.

Tout en reprenant de Dodds l'importance de la dimension psychologique d'une telle présentation, il y ajoute une dimension tout à fait déterminante pour la compréhension de cette scène : le fait qu'il s'agisse d'excuses présentées par Agamemnon à Achille ou, en anglais, « a plea for excuses », ce qui l'amène à faire référence à l'article d'Austin de 1971 qui porte ce titre. Dans cet article, Austin propose d'examiner les justifications ou les causes que l'on donne à l'action afin de définir l'agency de manière plus satisfaisante. On pourra ainsi mieux comprendre ce que veut dire « X a fait A » ou « X parce qu'il a fait A est responsable de B ». Comprendre les excuses, c'est comprendre la diversité des modes d'action. De même, cet article permet de bien souligner que le fait de présenter des excuses ne signifie pas nier

67 « the core of the problem lies in the conjunction of three dissimilar agents : one personal “mythological” god, (Zeus) who in the Iliad generally exercises his supreme power in an arbitrary – at least inscrutable – way, betraying some interest in the execution of justice exclusively in punishing perjurer, and those who wrong suppliants and xenoi. The second actor on this stage began her career as a non-personnal principle representing 'one's portion or share' developing into 'that which is destined to be', often translated as 'one's fate'. She is often pictured as an independent deified personification and so she seems to be here, witness her position in between two personal agents and joining theses partners in a common action. The third is a demonic authority prosecuting and punishing a person guilty of the specific transgressions just mentioned, and thus introducing the element of personal culpability as opposed to the ambivalent rule of the highest god and the arbitrary, but mostly negative, actions of Moira » (VERSNEL 2011 p.165-

166). Nous soulignons.

68 « Chapter II. (the gods) examines the implications and complications of the well-known Greek tendency to attribute sudden changes in human life, either fortunate or, more often, catastrophic ones, to the interference of a supernatural power under the name of Zeus or anonymously referred to as ‘the gods’ or ‘the god’ » (VERSNEL 2011 p.7).

69 « the persistent and pervasive lack of consistency in expressions concerning divine causation of good and evil in archaic and early classical literature » (VERSNEL 2011 p.162).

que l'on est l'auteur de l'action mais amener son interlocuteur à prendre en compte la complexité et la variété des agents. Ainsi, quand Dodds établit une distinction nette entre action et intention : « Agamemnon ne nie assurément pas sa responsabilité juridique, puisque à la fin de son discours il offre des compensations à ce titre précisément […] La justice grecque, à ses débuts, ne tient pas compte de l'intention, c'est l'action qui compte »70.

Toutefois, le recours de Versnel à cet article reste trop superficiel : pour lui, le fait qu'il s'agisse d'excuses est un argument pour proposer une analyse du discours d'Agamemnon à un niveau psychologique :« On a psychological level, then, blaming a divine power is a device for simultaneously acknowledging one's own acts as errors and attributing the cause of it all to another agent. From a functionalistic perspective I would suggest we understand references to “the god”, “the gods”, and particularly ate in such expressions as devices to facilitate such a “double entendre”. Albeit not releasing the offender from his responsibility and his duty to redress it, this excuse formula may help both to save his face and to open up avenues in the social process of reconciliation »71. La « surdétermination » pointée par

Dodds est, selon Versnel, d'ordre psychologique, et il appuie cette affirmation sur son interprétation de sources ultérieures : « In the Hellenistic and Roman periods this type of potentially inconsistent blame attribution proliferates »72. Selon lui, les agents désignés par

le héros sont là pour recevoir le blâme des actions qui ont été accomplies sous l'effet de cette

atè (« blame targets »). Il accorde toutefois son importance à cette « façon de parler » en ce

que la stratégie suivie par Agamemnon peut apporter des indices sur l'action et la causalité telles qu'elles pouvaient être comprises dans le monde grec. Puisque les excuses d'Agamemnon ne sont nullement remises en cause, on peut considérer ses arguments comme acceptables pour ses interlocuteurs. Or ces excuses reposent sur la dimension de coaction ou de « co-operation », pour reprendre le terme de Versnel, entre Zeus, Moira et Erynis : « they are depicting as acting together in putting wild ate in Agamemnon's mind »73. Versnel dégage trois agents et un agent « instrumental » : « We thus see three

different agents — a more or less personal supreme god (Zeus), Fate (Moira) “that what is destined for a person”, and a personalized principle of retaliation (Erinys) — in paratactic co- operation sending the instrumental agent ate, which/who after meeting the other three in the central niche “theos” steals this predicate and the show and continues her life as a personal divine actor »74. Ainsi pour Versnel cette multiplicité d'agents sert à faire retomber

le blâme sur les puissances divines. Il faut remarquer que l'analyse proposée par Versnel

70 DODDS 1977 p.13.

71 VERSNEL 2011 p.170.

72 VERSNEL 2011 p.171.

73 VERSNEL 2011 p.164.

permet de résoudre l'apparente incohérence dans la présentation des agents et de la réduire à l'expression de la mauvaise foi humaine. Il n'y a là, selon lui, aucune expression d'une croyance religieuse mais une accumulation de « blame targets » qui ne serait rien d'autre qu'une façon de parler.

L'article d'Austin est bien plus subtil dans son analyse des procédures d'excuses. Nous nous proposons de le reprendre afin d'analyser, de la manière dont il y invite, les excuses du héros achéen. Il s'agit bien ici non d'une justification de l'action mais d'un rejet, qu'il soit partiel ou total, de responsabilité. Agamemnon reconnaît bien qu'il est l'auteur des faits que les Achéens lui imputent, même si Achille s'est gardé de le faire explicitement. On note l'utilisation du pronom αὐτός, souligné par Catherine Darbo-Peschanski, par lequel Agamemnon reconnaît être pleinement agent de cet acte75. C'est une des particularités de

cette scène : les autres scènes de l'Iliade qui font état d'une coagentivité humaine et divine, et sur lesquelles nous reviendrons pour certaines, sont décrites comme telles uniquement par l'aède. On trouve au contraire des exemples où la responsabilité du dieu, seule et unique est pointée du doigt. C'est par exemple le cas d'Ajax au chant XXIII de l'Iliade qui impute sa

chute et sa défaite lors de la course à pied à la préférence accordée par Athéna à Ulysse (Il. XXIII 782-783). Les seules excuses qui sont comparables, et n'ont, à notre connaissance, pas été comparées, sont celles que Phémios présente à Ulysse au chant XXII de l'Odyssée. Nous y reviendrons76. Suivre Austin permet de montrer quelles sont les qualifications de l'action et

son contexte qui permettent la défense d'Agamemnon. Le héros, refusant la qualification juridique d'aitios, mais nullement celui d'acteur, reporte l'aitia sur les agents divins77. « C'est

bien la plupart du temps, pour échapper à la responsabilité, ou à l'entière responsabilité, que nous faisons des excuses […]. Mais en fait, « responsabilité » ne semble pas non plus vraiment approprié dans tous les cas. Je ne soustrais pas exactement ma responsabilité quand

75 Pour Catherine Darbo-Peschanski, dans la structure de l'acte réparti qui caractérise l'action iliadique, le pronom αὐτός désigne celui qui actualise l'action, qui est passé à l'acte sans avoir nécessairement choisi le contenu de cet acte. Sur le pronom αὐτός voir également ILDEFONSE 2014. Dans cette analyse Frédérique

Ildefonse reprend l'analyse de Catherine Darbo-Peschanski (DARBO-PESCHANSKI 2008) et affirme qu'un

dieu intervient toujours dans le processus causal des actions humaines. Dans ces conditions, αὐτός ne peut exprimer qu'un sujet affirme son exclusivité dans l'action. Ce à quoi vient s'opposer αὐτός n'est donc pas l'intervention des dieux mais un processus qui est selon elle majoritaire dans les actions iliadiques : celui de la délégation. La délégation ne recouvre pas tout à fait la notion d' « acte réparti » telle qu'elle est définie par Darbo-Peschanski. Pour Frédérique Ildefonse, quand un dieu ou un homme souhaite réaliser une action, il la fait souvent faire par une tierce personne. Lorsque ce n'est pas le cas et qu'il l'accomplit lui-même, il souligne cette exceptionnalité en utilisant l'adverbe αὐτός.

76 Voir chapitre 5.

77 Au sujet de cet adjectif voir DARBO-PESCHANSKI 1997 : elle montre que dans la littérature archaïque ce

terme est ambivalent puisqu'il désigne à la fois celui qui assigne la part et celui qui la prend. Sans avoir encore un sens juridique, il est toujours, d'après l'auteur, convoqué pour son ambiguïté, dans des situations où l'attribution et la répartition des parts fait problème, comme dans l'Hymne homérique à Hermès. Voir aussi DARBO-PESCHANSKI 2007 notamment p.313-334.

je plaide la maladresse ou le manque de tact, ni, souvent, quand je plaide avoir fait quelque chose contre mon gré, ou à contrecœur, et encore moins quand je plaide n'avoir pas eu le choix étant donné les circonstances ; dans ce cas j'étais contraint et j'ai une excuse (ou une justification), mais je peux néanmoins assumer ma responsabilité »78. Agamemnon ne

cherche pas à faire porter le blâme sur la divinité mais bien plutôt à associer à son action les puissances divines qu'il cite. Les excuses ne portent pas sur les questions de liberté ou de responsabilité mais sur celles de la définition de l'action et de l'agentivité. En l'occurrence une coagentivité complexe. La particularité de l'action décrite ici, que Dodds montre bien, est qu'elle n'est pas uniquement le résultat d'une action divine mais plus exactement d'une intervention divine sur une des composantes de la personne du héros. Il s'agit, dans ce cas, des phrenes, et Dodds rapproche ce schéma de l'insufflation du menos. C'est-à-dire que l'agent humain est bien physiquement impliqué dans l'action en même temps que le dieu et par le même mouvement que lui. Il est intéressante de noter chez les deux auteurs la question de la distance par rapport à ce qui serait une norme : Dodds s'attache à souligner « la différence entre les actes normaux et les actes accomplis dans un état d'atê »79, ce qui fait

écho à l'affirmation d'Austin : « Étudier les excuses, c'est étudier les cas où s'est produit quelque anomalie ou échec »80. Cet écart par rapport à l'action normale est en fait ce qui

caractérise l'action héroïque.