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Présentification et efficacité

Gestes, objets et noms des dieu

2.2 Artefacts divins ou le mode d'action des dieu

2.2.3 Présentification et efficacité

Ces objets sont donc liés à des dispositifs et des gestes qui permettent de les activer. Il convient en dernier lieu de s'intéresser aux effets qu'ils produisent et à leur activation.

Comme le bandeau, l'égide est un objet composite (Il. V 738-742) : ἀμφὶ δ' ἄρ' ὤμοισιν βάλετ' αἰγίδα θυσσανόεσσαν

δεινήν, ἣν περὶ μὲν πάντῃ φόβος ἐστεφάνωται, ἐν δ' ἔρις, ἐν δ' ἀλκή, ἐν δὲ κρυόεσσα ἰωκή, ἐν δέ τε γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου δεινή τε σμερδνή τε, Διὸς τέρας αἰγιόχοιο.

Autour de ses épaules elle jeta l’égide frangée terrible, qu’effroi couronnait tout autour, là il y a querelle, là vaillance, là déroute glacée, là, la tête de Gorgone du monstre terrible,

terrible, épouvantable, prodige de Zeus qui porte l’égide.

dans laquelle se meut Athéna, (Eleusis 619; fragments de coupe attique à figures rouges, peintre d'Eleusis ; Rome Villa Giulia (ex Hunt); cratère attique à figures rouges, Euphronios) jusqu'à se retrouver de profil, dans une posture dynamique inhabituelle pour ce motif (Cleveland 78.59; lécythe attique à figures rouges, Douris). Nous remercions François Lissarrague d'avoir porté ce motif à notre connaissance.

On note une grande proximité dans la description des deux objets. Mentionnons de nouveau la description du ruban pour mieux saisir la concordance structurelle (Il. XIV 214- 217) :

ἦ, καὶ ἀπὸ στήθεσφιν ἐλύσατο κεστὸν ἱμάντα ποικίλον, ἔνθα δέ οἱ θελκτήρια πάντα τέτυκτο· ἔνθ ̓ἔνι μὲν φιλότης, ἐν δ ̓ἵμερος, ἐν δ ̓ὀαριστὺς πάρφασις, ἥ τ ̓ ἔκλεψε νόον πύκα περ φρονεόντων

L'égide comme le ruban sont d'abord introduits comme le complément du verbe qui désigne l'action des déesses : βάλετο, ἐλύσατο. Le substantif, en fin de vers, est ensuite accompagné d'un adjectif qui lui est étroitement lié, n'étant appliqué à aucun autre objet dans l'épopée, θυσσανόεις, κεστός. Un second adjectif en asyndète est introduit au début du vers suivant. Contrairement aux précédents, δεινός et ποικίλος sont des adjectifs très fréquents dans l'épopée et tous deux fréquemment associés à la sphère divine. Comme ποικίλος que nous avons analysé plus haut, δεινός dénote l'effet produit sur le spectateur : l'égide est un objet « terrible, redoutable » et dans le même temps « puissant, extraordinaire »124. Elle provoque la peur et impressionne. Ces deux adjectifs permettent de

définir ces objets comme relevant de la sphère d'action des dieux. Dans les deux passages, suit une relative. À première lecture, ces relatives peuvent sembler avoir peu de choses en commun. En réalité dans les deux cas l'accent est mis sur la fabrication de l'objet et sur son mode d'action. Le mode d'action est celui du φόβος dans un cas, de la θέλξις dans l'autre. Deux termes qui expriment une paralysie dont on est saisi devant un spectacle particulier. Dans son analyse sur la constellation du θέλγειν, Cléo Carastro souligne l'importance de Phobos, Effroi qui fait oublier au guerrier ses propres forces125. Les deux objets agissent donc

de la même manière, l'un dans la sphère érotique, l'autre dans la sphère guerrière. D'autre part, l'idée de totalité est exprimée dans les deux cas avec la présence du pronom πᾶς. Enfin, dans ces deux propositions relatives, qui précèdent l'énumération des puissances caractérisée par l'absence de forme verbale, on trouve dans les deux cas un verbe : τέτυκτο et ἐστεφάνωται. On pourrait penser que ces deux verbes ne sont pas équivalents puisque le premier fait référence à la fabrication de l'objet et le second à sa forme et à sa disposition. Nous avons vu que, pour ce qui est du ruban, le verbe τεύχειν souligne le fait que l’objet est le produit d’un

savoir technique artisanal. Contrairement à l’égide, nous n’avons pas d’indications précises sur l’atelier qui aurait produit le ruban d’Aphrodite. Au contraire, au chant XV, Héphaïstos

124 DELG s.v. δείδω. 125 CARASTRO 2006 p.89.

est présenté comme le créateur de l'égide126. Quant au verbe στεφανοῦν, il renvoie lui aussi à

la sphère d'action du dieu forgeron. Plutôt que de couronne de feuilles de laurier, la couronne de l’égide doit nous rappeler la couronne en feuilles d'or127. Le motif de la

fabrication en couronne se retrouve au tout début de la description du Bouclier d'Achille. Après la mention de la bordure et des attaches, on trouve le verbe τεύχειν, suivi, comme pour le ruban et l'égide, de différents éléments introduits par ἐν et enfin la mention d'Ouranos qui couronne le Bouclier (Il. XVIII 483-485). Le bouclier d'Agamemnon est lui aussi couronné avec la tête de la Gorgone, un élément caractéristique de l'égide128. Φόβος y est présent

également (Il. XI 36-37). Car la Gorgone est étroitement lié à l'effroi : « cette terreur dont elle incarne la présence, qu'elle mobilise en quelque sorte »129.

Ruban et égide sont d'abord présentés du point de vue de leur effet et de leur fabrication. Leur efficacité même est liée à leur fabrication. C'est seulement dans un dernier temps que les composantes de ces objets sont énumérées. Ces composantes sont en réalité des puissances. Il s'agit d'une part de puissances qui stupéfient : φιλότης, ̓ἵμερος, ὀαριστὺς, πάρφασις, ainsi que celle qui effraient : ἔρις, ἀλκή, κρυόεσσα ἰωκή,γοργείη κεφαλὴ δεινοῖο πελώρου. Nul besoin ici de raisonner en termes de personnification ni d'allégorie ou encore de représentation au sens mimétique du terme. Les puissances ne sont pas brodées ou forgées à la manière d'Arès et Athéna représentés sur le Bouclier d'Achille130. Φιλότης et ̓ἵμερος

font partie du cortège d'Aphrodite, ils l'accompagnent, ils sont là, et sont présents également lorsque, par l'intermédiaire du don de l'objet, la sphère d'action propre à la déesse accompagne une autre déesse. La présentification peut ainsi se passer de la représentation au sens mimétique du terme. Le texte en effet ne mentionne pas le fait qu'elles soient représentées mais bien le fait qu'elles soient sur l'objet. Présentification des puissances et circulation des objets sont ainsi étroitement liés. Dans la mesure où l'égide sur laquelle il y a le φόβος provoque le φόβος chez celui qui la voit, et le ruban où se trouve la φιλότης fait naître la φιλότης, ces artefacts nous permettent de repenser la dichotomie de l'objet et du sujet. À partir du moment où des gestes particuliers permettent une activation, φόβος et φιλότης se déploient. Ils ne sont ni uniquement des propriétés de l'objet ni seulement des états du sujet mais des éléments qui sont communs à l'objet et au sujet. De l'un à l'autre et dans certaines conditions, un continuum s'établit par l’intermédiaire des sens, et notamment

126Il. XV 310.

127 Nulle trace de couronne dans les épopées homériques. En revanche, si Pandore est coiffée par Athéna d'une couronne de fleurs (Théogonie 576), c'est bien d'une couronne d'or qu'il est fait mention dans l'Hymne homérique à Séléné (v.6). On remarque d'autre part que Zeus, après avoir été trompé par le ruban d'Aphrodite et juste avant de donner l'égide à Apollon, se coiffe d'une couronne de nuée (Il. XV 153)

128 Sur l'égide et le Gorgoneion voir HALM-TISSERANT 1986.

129 VERNANT 2007 p.1493.

de la vue. Plutôt que de parler en termes d'intériorité, en exprimant l’idée d’une émotion par l’image d’une implantation de cette émotion à l’intérieur du sujet, il faut parler en termes de présence. Il ne s’agit pas seulement de subir ou faire subir l’effroi ou le désir, mais d’activer une sphère d'effroi ou de désir qui prend tous ceux qui l’entourent. Héra elle-même est prise dans la sphère de la φιλότης une fois qu’elle porte le ruban sur elle. Quant au φόβος, Nicole Loraux a bien résumé le fait qu'il prend dans sa sphère le porteur de l’objet comme celui qui le regarde : « phobos est ce lien qui enchaîne au terrifiant le terrifié, lors même qu'il s'enfuit »131. De tels passages permettent de repenser la dimension relationnelle des artefacts.

On ne peut pas simplement dire que l’objet crée un lien. La dynamique est plus complexe : l’artefact englobe plusieurs individus dans sa sphère et détermine ainsi, pour un temps, la nature de leur relation.