• Aucun résultat trouvé

θεσπέσιος, ou comment se manifestent les dieu

Expériences du divin dans l'épopée homérique

1.2 De la représentation à la présentification

1.2.2 Actualiser les interventions divines

1.2.2.2 θεσπέσιος, ou comment se manifestent les dieu

Quand les dieux vents entrent dans la sphère humaine, leur présence est rendue sensible par le bruit et le feu, qualifiés par les adjectifs θεσπέσιος et θεσπιδαής. Le second, composé du premier, et du verbe δαίειν, signifie « allumé par les dieux »246. Mais la

traduction française lui fait perdre une partie de son effet. Le terme apparaît toujours avec le substantif πῦρ et ne souligne seulement le rôle actif d'un ou de plusieurs dieux dans la présence de flammes. Dans l'Odyssée, le feu ainsi qualifié correspond au dieu Protée lui- même, susceptible de prendre toutes les formes possibles pour échapper à Ménélas (Od. IV 418). Il en va de même pour l'incendie qui gagne la plaine troyenne, suscité par Héphaïstos à la demande d'Héra (Il. XXI 342-381). Mais l'adjectif est d'autant plus intéressant lorsque le

feu semble allumé par un homme. C'est le cas pour l'occurrence du chant XV où Zeus désire favoriser Hector (Il. XV 596-598) :

Ἕκτορι γάρ οἱ θυμὸς ἐβούλετο κῦδος ὀρέξαι Πριαμίδῃ, ἵνα νηυσὶ κορωνίσι θεσπιδαὲς πῦρ ἐμβάλοι ἀκάματον

Car à Hector son cœur voulait procurer la gloire,

au fils de Priam, afin qu'aux nefs recourbées ce soit un feu prodigieux qu'il jette , inextinguible

Si Hector est en mesure d'allumer un incendie, ce sera parce que Zeus le lui a permis. Le feu aura non seulement une origine divine mais il sera même la manifestation de l'action de Zeus. C'est bien le héros qui mettra le feu aux nefs mais celui-ci sera la manifestation de l'intervention du dieu. Ce thème de l'incendie que Zeus permet à Hector de provoquer est présent dès le chant XII. On retrouve l'expression par deux fois, au chant XII (Il. XII 177 et

441), où l'incendie est à chaque fois présenté comme lié à la gloire, κῦδος, que Zeus veut accorder à Hector (Il. XII 174 et 437). Le fait que l'incendie soit présenté comme une manifestation du dieu est d'autant plus clair dans le premier passage qu'entre la mention de la gloire d'Hector et celle de l'incendie, le poète rappelle combien les capacités des hommes

246DELG s.v. θεσπέσιος. On ne peut pas accepter le commentaire de Richardson pour qui l'adjectif va de soi car, pour les Grecs, le feu serait toujours d'origine divine : « Here the fire is caused by a separate divine agency, but fire was in any case divine » (RICHARDSON 1993 ad loc.).

sont incommensurables à celles des dieux : ἀργαλέον δέ με ταῦτα θεὸν ὣς πάντ' ἀγορεῦσαι·, « il m'est difficile de dire tout cela à la manière d'un dieu » (Il. XII 176)247. Il ne s'agit ainsi

pas seulement d'un phénomène hors du commun, comme le laissent penser les traductions telles que « prodigieux »248, ni d'un événement prophétique comme le suggère Koller249,

puisque ce feu ne vient rien annoncer.

L'étymologie de l'adjectif θεσπέσιος vient confirmer l'analyse que nous proposons. D'après Chantraine, la première partie du mot, θεσ-, est la même que celle de θεός250. La

deuxième partie correspondrait à l'adjectif verbal *σπετός que l'on retrouve dans ἄσπετος, « indicible » et dont la racine se retrouverait également dans ἔννεπω, verbe pour lequel Chantraine propose la traduction de « faire connaître »251. À partir de ces considérations, on

ne peut se contenter des conclusions de Chantraine pour qui l'adjectif aurait « purement et simplement » le sens de « divin »252. Est bien plutôt qualifié de θεσπέσιος ce qui fait

connaître le dieu, c'est-à-dire ce qui vient manifester sa présence. L'étude des emplois de l'adjectif dans l'Iliade et l'Odyssée permet de mettre en évidence le fait que le sens de « divin » est bien trop imprécis. Tout d'abord, on le trouve toujours dans un contexte humain. C'est dans la sphère humaine qu'un phénomène ou un objet peut être qualifié de θεσπέσιος253. Ainsi, l'adjectif ne s'applique pas à ce qui est propre aux dieux comme

ἀμβρόσιος. A contrario, on ne peut considérer que θεσπέσιος est utilisé pour indiquer qu'un événement humain est hors du commun. L'adjectif apparaît quand les dieux provoquent un phénomène particulier dans la sphère humaine. Il s'agit très souvent d'un fracas extraordinaire fait par les soldats mais qui a été causé par une manifestation divine, qu'il s'agisse de peur ou d'excitation254. Il peut également venir qualifier une panique provoquée

par les dieux ou par les hommes à la suite d'une intervention divine255, mais aussi le cri de

247 La dernière occurrence de l'expression θεσπιδαὲς πῦρ se trouve en Il. XX 490 au sein d'une comparaison où, en l'absence de contexte, on ne peut déduire l'origine divine de l'incendie que de l'emploi de l'adjectif. 248 Il n'y a donc nulle raison de suivre Dieu qui traduit « un feu prodigieux » dans le sens de

« extraordinaire ». Contrairement à ce qu'il affirme, l'intervention divine est, dans toutes les occurrences du terme, manifeste (DIEU 2013 p.45).

249 KOLLER 1965. C'est la spécialisation du terme dans ce sens par la suite qui le conduit sans doute à une telle

interprétation.

250 Voir aussi BENVENISTE 1969 II p.135.

251 MEIER-BRÜGGER 2006 propose une autre interprétation pour la deuxième partie du mot, à partir de la

racine *speh1 « engraisser, réussir », aboutissant ainsi à la traduction « rendu prospère par un dieu ». Éric Dieu discute cette étymologie et montre bien que les occurrences homériques rendent impossible une telle interprétation (DIEU 2013).

252DELG s.v. θεσπέσιος.

253 À l'exception du seuil à partir duquel Héphaïstos est lancé par Zeus jusqu'à Lemnos (Il. I 591).

254Il. VIII 159 : après Zeus a lancé son foudre ; Il. XII 252 : après que Zeus a envoyé un aigle et que le présage a été interprété par Hector et Hélénos ; Il. XIII 834 : suite à l'aigle qui apparaît alors qu'Ajax et Hector se disputaient la protection de Zeus ; Il. XV 353 : quand les Troyens marchent derrière Apollon ; Il. XV 590 : les Troyens ont été excités par Zeus ; Il. XVIII 149 : réaction des Achéens suite au départ de Thétis sur l'Olympe ; Od. III 150 : la discorde entre les Achéens, provoquée par Zeus, au sujet du retour.

255 Il. IX 2 : la panique, φύζα, s'empare des Achéens ; cette panique est comparée à la levée de Zéphyr et de Notos (Il. IX 4-7). Si aucun dieu n'est explicitement mentionné, on remarque que cette réaction

deuil poussé par Thétis et les Néréides qui vient faire trembler les hommes (Od. XXIV 49)

Les vents sont également à de nombreuses reprises liés à cet adjectif, qui qualifie leur bruit tel qu'il est entendu par les hommes256. On remarque que dans toutes ces occurrences, les

vents, envisagés comme phénomène, sont liés à la manifestation de Zeus. Il en va de même des autres passages, où est qualifié de θεσπέσιος ce qui est provoqué par un dieu : l'éclat du bronze des armures des Achéens qui monte jusqu'au ciel après l'intervention d'Athéna (Il. II 457), la richesse que Zeus accorde aux Rhodiens (Il. II 670), le nuage de brouillard qu'Athéna écarte des yeux des combattants257 (Il. XV 669), tout comme celui que Poséidon

dissout autour d'Achille (Il. XX 342), la brume dont Athéna couvre Ulysse (Od. VII 42) et la kharis qu'elle verse sur lui (Od. VIII 19) et sur Télémaque (Od. II 12, XVII 63). Un usage

adverbial258 au chant II, θεσπεσίῃ, sur la manière dont les Achéens apprendront comment

vaincre Troie, est directement lié au rappel du présage d'Aulis (Il. II 367). La voix de Thamyris (Il. II 600) tout comme le chant des Sirènes (Od. XII 158), tous deux liés au chant

épique inspiré reçoivent la même qualification, mais également le cri des morts, victimes d'Arès (Od. XI 43), hôtes d'Hadès et de Perséphone (Od. XI 633), ou guidés par Hermès (Od. XXIV 6). Restent trois passages odysséens où la manifestation des dieux est moins explicite mais peut néanmoins être déduite. L'adjectif vient qualifier l'odeur du vin qu'Ulysse a reçu d'un homme qui avait été épargné par lui en sa qualité de prêtre d'Apollon (Od. IX 21), la toison du bélier qui sauve Ulysse du Cyclope (Od. IX 434) et dont la présence dans la grotte avait été attribuée, plus haut, à l'intervention d'un dieu (Od. IX 339), enfin la grotte d'Ithaque, premier lieu qu'Ulysse reconnaît de son île, après l'intervention d'Athéna, une grotte peut-être liée aux Nymphes et où la déesse lui enjoint de cacher les présents des Phéaciens (Od. XIII 363).

Ainsi, l'adjectif θεσπέσιος est toujours lié à la perception humaine d'un phénomène lié à une intervention divine. La variété des phénomènes permet de rendre sensible combien les dieux peuvent se manifester aux humains sous des formes variées. Si la perception humaine est toujours au centre de ces scènes, c'est que les phénomènes provoqués par les dieux ont tous une dimension sensorielle. Dans une grande majorité des cas, elle est auditive259, mais

intervient juste après un sacrifice fait aux dieux à la fin du chant VIII. D'autre part le mode d'action de cette panique, exprimé par le verbe ἔχειν, est caractéristique des dieux (voir chapitre 3 – 3.5.1). Il. XV 637 : les Achéens sont pris de panique sous l'action conjointe de Zeus et d'Hector ; Il. XVI 295 : le tumulte provoqué par Patrocle est la conséquence directe de la prière d'Achille à Zeus ; Il. XVIII 149 : il s'agit du φόβος que provoque Apollon chez les Achéens.

256Il. XIII 797 : dans une comparaison qui souligne le bruit que font les vents sous l'effet du tonnerre de Zeus (ὑπό) ; Od. IX 68 : les hurlements de Borée provoqués par Zeus ; Od. XII 314 : les hurlements de Notos provoqués par Zeus.

257 Le passage est athétisé par Aristarque dans la mesure où ce nuage, sans nulle doute d'origine divine, n'a jamais été mentionné auparavant.

elle peut aussi être visuelle260, olfactive – l'odeur du vin en Od. IX 211, ou tactile – la toison

du bélier en Od. IX 434261.

Le terme θεσπέσιος ne vient pas marquer un lien d'appartenance vis-à-vis d'un dieu. Il désigne ce qui dit les dieux, les rend manifestes aux yeux des hommes. Le phénomène, par ses qualités sensorielles, révèle une intervention divine. Il s'agit d'une manifestation indirecte, qui ne provoque pas une réaction démesurée de la part des hommes mais leur rappelle avec régularité la présence des dieux262. C'est ainsi que le poète rend sensible une des

actualisations possibles des dieux. Il le fait d'autant plus aisément que son propre chant permet de rendre manifeste la présence divine. C'est ainsi que le chant de l'aède Thamyris est qualifié de θεσπέσιος, tout comme les Sirènes, dont la performance funeste constitue le revers de la performance aédique. Or l'enquête sur θεσπέσιος ne saurait être complète sans l'étude de son parent θέσπις. Celui-ci n'apparaît que dans l'Odyssée, avec les substantifs ἀοιδός et ἀοιδή, ce qui le rapproche des deux emplois de θεσπέσιος associé à un chant. D'après Koller, ce syntagme serait la reprise analytique de θεσπιαοιδός ou θεσπιῳδός, qui est mentionné par Hésychius et serait construit comme ῥαψῳδός. Il s'agirait donc, à l'origine, d'une forme contractée de θεσπέσιος ἀοιδός. Alors que le seul chanteur qualifié de θέσπις est un anonyme convoqué par Eumée à qui Antinoos reproche d'accueillir n'importe qui à Ithaque (Od.

XVII 385), les deux aèdes de l'Odyssée sont décrits comme possédant une θέσπις ἀοιδή (Od. I 328, VIII 498). Comme dans le cas de θεσπέσιος, on ne peut se contenter d'affirmer que l'adjectif θέσπις désigne l'origine divine du chant, le fait que l'aède soit inspiré. Si c'était le cas, l'expression du chant VIII serait redondante :πρόφρων θεὸς ὤπασε θέσπιν ἀοιδήν. Il ne s'agit pas de dire que le dieu a donné à Démodocos un chant dont l'origine est divine, mais un chant par lequel le poète manifestera sa présence. L'aède, par sa performance, permet de rendre sensible, par la voie auditive, l'intervention du dieu dans la sphère humaine.

Le chant du poète permet d'articuler et de confronter différentes actualisations des dieux263. Aucune ne permet de dire le divin dans son intégralité. Au contraire, c'est par leur

combinaison, qui n'est jamais à considérer comme contradictoire que se dit l'incommensurabilité du divin. Mais toutes ces actualisation disent ce qu'est le dieu, aux

259Il. II 457 (Dieu souligne à juste titre la dimension auditive du bronze dans l'Iliade – DIEU 2013 p.51), 600,

VIII 159, IX 2, XII 252, XIII 797, 834, XV 355, 590, 637, XVI 295, 769, XVII 118, XVIII 149, XXIII 213. 260Il. II 457, XV 669, XX 342, Od. II 12, VII 42, VIII 19, XVII 63.

261 Éric Dieu insiste sur la dimension auditive ou plutôt, selon lui, vocale, pour argumenter dans le sens d'une étymologie commune à ἐννέπω, contra MEIER-BRÜGGER 2006. Il considère que les autres usages

sont dérivés de celui-ci. Si son article est intéressant, il n'analyse que très peu l'importance de la dimension divine du terme (DIEU 2013).

262 La spécialisation de l'adjectif dans la sphère oraculaire dans la littérature postérieure est caractéristique d'un monde où les modes de présence des dieux se font beaucoup plus restreints.

263 Vernant, pour les différents types de statues divines, parle de « niveaux multiples de figuration du divin » (VERNANT 2007 p.1533.)

yeux des hommes, elles sont le lieu non d'une représentation mais d'une expérience du divin. C'est de cette manière que le poète présentifie les dieux.