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Expériences du divin dans l'épopée homérique

1.1 Pour en finir avec l'épiphanie: polysensorialité et expérience du divin

1.1.2 Épiphanie et enargeia

Le terme grec qui correspondrait véritablement à ce que nous décrivons comme une épiphanie ne serait pas tant ἐπιφάνεια que le substantif ἐνάργεια auquel correspond l'adjectif ἐναργής qui est, lui, attesté chez Homère. Contrairement à l'épiphanie qui est un phénomène sensible, l'enargeia désigne une qualité39. Cette qualité est liée à la visibilité de

l'objet. Son étymologie le renvoie en effet à l'adjectif ἀργός qui désigne des objets brillants40.

Ses usages dans l'épopée semblent distinguer une apparition particulière. L'occurrence la

31 PETRIDOU 2015 p.2 :« the natural world as a whole ».

32 GRAF 2004 p.113 : « the physical appearance of a divinity in an anthropomorphic form ».

33 PUCCI 1998 p.71 n.3 : « by means of shape and signs ».

34 PETRIDOU 2015 p.2.

35 VERSNEL 1987 p.51.

36 VERSNEL 1987 p.52.

37 En italien, dans l'article original : « autorivelazione » (PUCCI 1985 p. 171).

38 PLATT 2015 p.493.

plus citée est celle du chant XX qui est souvent lue comme une définition du rapport entre hommes et dieux. Ces propos sont tenus par Héra qui redoute qu'Énée, excité par Apollon, ne vienne effrayer Achille (Il. XX 129-131) :

εἰ δ' Ἀχιλεὺς οὐ ταῦτα θεῶν ἐκ πεύσεται ὀμφῆς δείσετ' ἔπειθ', ὅτε κέν τις ἐναντίβιον θεὸς ἔλθῃ ἐν πολέμῳ· χαλεποὶ δὲ θεοὶ φαίνεσθαι ἐναργεῖς.

Si Achille n'apprend pas cela par la voix d'un des dieux

il prendra ensuite peur, quand quelque dieu viendra face à lui

dans le combat. Car les dieux sont dangereux quand ils apparaissent bien visibles.

L'enargeia des dieux est donc présentée par la déesse comme une expérience « difficile » pour les mortels, et susceptible de provoquer chez eux de la terreur, δείσετο. On n'a pas suffisamment souligné que cette affirmation, au présent de vérité générale, énoncée sous la forme d'une maxime, est introduite par une opposition entre la manifestation visuelle du dieux et une intervention qui repose uniquement sur sa voix : θεῶν ὀμφῆς et ἐναντίβιον θεός. Alors même qu'Achille est un des héros de l'Iliade qui entre le plus souvent en contact avec les dieux, favorables ou non, ne serait-ce que parce qu'il est le fils de la déesse Thétis, il ressentira de la peur à voir un dieu. Il peut y avoir une hésitation sur le type de rencontre qui peut être qualifiée par l'adjectif χαλεπός. Il pourrait en effet s'agir de la rencontre d'Apollon qui viendrait se confronter au héros sur le champ de bataille. Toutefois, le dieu n'est pas, à ce moment-là, visible dans la plaine troyenne. Il a seulement encouragé Énée. En revanche, un dieu qui viendrait informer Achille du fait qu'Énée a le soutien du dieu archer pourrait l'effrayer, s'il apparaissait directement devant lui, et c'est la raison pour laquelle Héra suggère une intervention qui serait uniquement d'ordre sonore.

On ne peut néanmoins considérer, comme cela a parfois été suggéré, que le thème de l'enargeia serait utilisé pour désigner la forme « réelle » des dieux, en opposition à la

diversité des apparences qu'ils peuvent endosser lorsqu'ils se trouvent dans la sphère humaine41. L'hypothèse ne tient pas dans la mesure où l'adjectif ἐναργής vient qualifier un

40 DELG s.v. ἐναργής. En rhétorique, le thème de l' ἐνάργεια est utilisé pour désigner l'évidence liée à la vue (CALAME 2008 p.191-204).

41 Voir notamment DIETRICH 1983 p.69. Pucci comprend « le sens éymologique de enargēs » comme

« “en pleine lumière” et par extension “manifestement”, “sans déguisement”, “vraiment” ». Or, Pucci lui-même convient ensuite que ce sens ne peut convenir pleinement que pour deux des cinq occurrences que l'on trouve chez Homère (à savoir Il. XX 131 et Od. VII 201). Il est alors étonnant de ne pas adopter pour toutes les occurrences le sens qu'il propose pour les trois autres, à savoir la simple insistance sur

songe envoyé à Pénélope par Athéna et auquel la déesse a donné l'apparence de la sœur de Pénélope (Od. IV 796-797) :

εἴδωλον ποίησε, δέμας δ' ἤϊκτο γυναικί, Ἰφθίμῃ, κούρῃ μεγαλήτορος Ἰκαρίοιο

Elle fit un fantôme, par sa stature semblable à une femme, Iphthimé, fille du noble Icare.

Nulle marque de surprise de la part de la femme d'Ulysse, qui lui répond tout en restant endormie et ne se réveille qu'au départ du songe (Od. IV 840-841) :

φίλον δέ οἱ ἦτορ ἰάνθη,

ὥς οἱ ἐναργὲς ὄνειρον ἐπέσσυτο νυκτὸς ἀμολγῷ.

Son cœur se réchauffa,

parce qu'un songe bien visible s'était jeté sur elle au profonde de la nuit.

Ainsi l'enargeia est liée à la visibilité mais ne présume aucunement d'une « forme réelle » du dieu. C'est qu'il n'existe pas de forme du dieu autre que celle qui est perçue par les hommes. De même, ce passage empêche de faire du rapport direct la pierre de touche de l'enargeia comme le suggère Verity Platt qui propose de traduire « full unmediated presence »42. En revanche, nous la suivons, ainsi que Renée Koch-Piettre, dans l'importance

qu'elles donnent à la reconnaissance. Quand il y a enargeia, c'est toujours que le sujet humain comprend qu'il a affaire à un dieu43 . Aucune incertitude ne subsiste44. L'autre

élément qui est selon nous déterminant pour la compréhension de ce qu'est l'enargeia est le caractère discriminant de la manifestation divine. Dans la première apparition d'Athéna à Achille, sur laquelle nous avons ouvert la réflexion, le poète précise que la déesse est visible

l'idée de visibilité, qui convient dans tous les cas, alors qu'au contraire l'idée d'absence de déguisement, qu'on ne peut déduire de l'étymologie, n'a rien de nécessaire pour comprendre les deux autres scènes. L'unique raison pour laquelle l'expression de la simple visibilité semble rendre compte de manière insuffisante de l'adjectif ἐναργής aux yeux de Pucci, semble être que l'expression φαίνεσθαι ἐναργής serait alors redondante (PUCCI 1995 p.160-162)

42 PLATT 2011 p.77.

43 KOCH PIETTRE 1996, PLATT 2011 p.78 : « a corresponding process of perception and recognition—noesis

and anagnorisis— from its mortal witnesses ».

44 MANIERI 1998 p.107 : « Gli dei inoltre manifestano la loro volontà in maniera ἐναργής, in modo da non

pour le héros seul, οἴῳ φαινομένη (Il. I 198). On trouve plusieurs fois l'adjectif ἐναργής dans de

telles configurations (Od. XVI 159-161) :

στῆ δὲ κατ' ἀντίθυρον κλισίης Ὀδυσῆϊ φανεῖσα· οὐδ' ἄρα Τηλέμαχος ἴδεν ἀντίον οὐδ' ἐνόησεν, οὐ γάρ πως πάντεσσι θεοὶ φαίνονται ἐναργεῖς

Elle se tenait face à la porte de la cabane, visible pour Ulysse,

Mais Télémaque ne la voyait pas en face de lui, ni ne s'en apercevait, car les dieux n'apparaissent pas du tout bien visibles à tous.

Comme le montre Pietro Pucci, le poète précise seulement que Télémaque ne voit pas Athéna, contrairement à son père et aux chiens qui sont présents (Od. XVI 162). Il ne s'agit

en rien de dire qu'Ulysse verrait la déesse sous sa véritable forme alors qu'elle apparaîtrait à Télémaque sous un quelconque déguisement45. Au contraire, les Phéaciens, grâce à leur

proximité avec les dieux, peuvent collectivement voir des dieux, qui leur apparaissent à tous comme ἐναργεῖς (Od VII 201). Ce n'est pas pour autant qu'ils peuvent distinguer avec

certitude un homme des dieux, puisqu'Alkinoos se demande précisément à cette occasion si Ulysse n'est pas un immortel. Ainsi, les apparitions des dieux se caractérisent par la possibilité qu'ont ceux-ci de choisir à qui ils sont visibles. Cela ne signifie néanmoins pas qu'ils se rendent alors visibles sous une forme plus réelle, plus authentique. Lorsque Nestor propose d'offrir à Athéna une génisse aux cornes d'or (Od. III 420), il a certes reconnu la déesse, mais celle-ci avait l'apparence de Mentor, avant de partir, semblable à une orfraie.

Dans un article consacré au lien entre muthos et logos, à partir du traitement de l'épisode de Crésus par Hérodote, François Hartog propose une définition éclairante de l'enargeia : « enargēs designates the mode of visibility of what one cannot see, what mortals can no longer see or look at »46. Il s'agit donc bien pour les dieux de se rendre visibles, sous

une forme ou une autre, et cette visibilité est nécessairement exceptionnelle. Reste que le concept demeure difficile à traduire, et si la définition proposée par Hartog est, selon nous, la plus satisfaisante, ses traductions, « in full light, truly », « visible in person » ne permettent pas d'exprimer avec précision le contenu de cette notion. Selon Hartog, d'Homère à Hérodote, on passe du temps de l'épiphanie au temps des oracles et c'est ainsi

45 PUCCI 1995 p.162.

que, dans les Enquête, c'est un oracle qui est qualifié d'ἐναργής47. Le divin se manifeste aux

hommes de manière visible, directement ou indirectement.

Dans la mesure où les scènes d'apparition ne permettent pas d'apporter une connaissance sur l'apparence des dieux, il apparaît difficile d'établir une liste fixe et exhaustive des épiphanies dans les épopées homériques. Certains passages peuvent ou non être considérés comme des épiphanies, en fonction des critères choisis. Cette absence de consensus repose sur le fait que, comme le souligne à juste titre Verity Platt, le phénomène est par essence lié à une dissonance cognitive : « divine manifestation is itself resistant to humain modes of description or classification »48. Cette difficulté est d'autant plus

importante dans les épopées homériques où les manifestations divines sont le plus souvent peu décrites, non dénuées d'ambiguïtés sémantiques, d'ambivalences voire de contradictions49, et où les thèmes du déguisement, de la dissimulation et de la

métamorphose s'ajoutent aux procédés poétiques que sont la métaphore et la comparaison, pour brouiller les pistes50.

L'usage des comparaisons notamment peut être éclairée par l'étude du corps des dieux et du prétendu anthropomorphisme des dieux grecs par Jean-Pierre Vernant. Le corps des dieux est en effet pensé à partir du corps connu, qu'est le corps des hommes. Il s'agit d'un système symbolique de correspondance où la limitation humaine s'oppose à la plénitude divine51. Toutefois, du point de vue du langage, cela oblige à utiliser des termes propres à la

sphère humaine pour désigner la sphère divine. C'est ainsi que le corps des dieux peut se dire sur le mode de la comparaison. Comme Athéna auprès d'Ulysse (Od. XIII 287-289) :

ὣς φάτο, μείδησεν δὲ θεὰ γλαυκῶπις Ἀθήνη, χειρί τέ μιν κατέρεξε· δέμας δ᾽ ἤϊκτο γυναικὶ καλῇ τε μεγάλῃ τε καὶ ἀγλαὰ ἔργα ἰδυίῃ·

Ainsi parla-t-il, et Athéna la déesse aux yeux glauques sourit,

et elle le caressa de la main : sa stature52 était semblable à celle d'une

femme

47 Enquête VIII 77. 48 PLATT 2015 p. 493.

49 « This divine presence is characterized by contradictory, ambivalent, and disconcerting elements, both from a formal and from a theological point of view » (PUCCI 1998 p.67).

50 « Epiphanies in homeric epic are similarly resistant to interpretation, characterized by disguise, metamorphosis, and verbal ambiguity » (PLATT 2015 p.495).

51 VERNANT 2007 p.1307-1331.

52 Comme le souligne Vernant, δέμας « désigne non le corps mais la stature, la taille, la charpente d'un individu fait de parties assemblées » (VERNANT 2007 p. 1310).

belle et grande et douée pour des travaux resplendissants

Auparavant, la déesse avait l'apparence d'un jeune garçon (Od. XIII 221-225) : σχεδόθεν δέ οἱ ἦλθεν Ἀθήνη,

ἀνδρὶ δέμας εἰκυῖα νέῳ, ἐπιβώτορι μήλων, παναπάλῳ, οἷοί τε ἀνάκτων παῖδες ἔασι, δίπτυχον ἀμφ᾽ ὤμοισιν ἔχουσ᾽ εὐεργέα λώπην· ποσσὶ δ᾽ ὑπὸ λιπαροῖσι πέδιλ᾽ ἔχε, χερσὶ δ᾽ ἄκοντα.

Athéna vint près de lui-même

semblable par sa stature à un jeune homme, berger pour les moutons, délicat, tels que sont les fils des rois.

Sur les épaules elle avait une cape double et fine,

sous ses pieds brillants, des sandales, à la main une flèche.

Alors que le premier passage peut être considéré comme une simple comparaison53,

dans le second, Athéna prend bien l'apparence d'un jeune homme mais les seuls éléments concret de ce déguisement sont ceux qui constitue sa tenue, qu'un mortel aurait tout aussi bien pu revêtir pour changer son apparence. L'apparence de la déesse est volontairement présentée de manière complexe par le poète, dans la mesure où Athéna ressemble à un berger qui ressemblerait à un prince54. Le passage d'une comparaison à l'autre est généralement

compris comme un changement d'apparence de la déesse, qui ne prendrait sa véritable forme que dans un deuxième temps55. Pour que le héros la reconnaisse, il est pourtant nécessaire

que celle-ci dise son nom : οὐδὲ σύ γ' ἔγνως // Παλλάδ' Ἀθηναίην, « et toi tu n'as même pas reconnu Pallas Athéna » (Od. XIII 299-300). En effet, comme le souligne Ulysse, la multiplicité de ses apparences rend la déesse difficilement reconnaissable (Od. XIII 311-312) :

ἀργαλέον σε, θεά, γνῶναι βροτῷ ἀντιάσαντι καὶ μάλ' ἐπισταμένῳ· σὲ γὰρ αὐτὴν παντὶ ἐΐσκεις.

53 PUCCI 1998 p.69 : « « the […] goddess is described through the rhetorical figure of a simile ».

54 Il est néanmoins possible, comme le suggère HOEKSTRAad loc., en mentionnant les scholies H et Q que

le prince et le berger soient une seule et même personne dans la mesure où les fils de rois pouvaient être chargés de surveiller les troupeaux aussi bien que les villes.

55 PUCCI 1986 p.14 : « Par un fiat divin, Athéna devient elle-même ». Pucci comprend ce passage comme

Il est dur, déesse, de te reconnaître pour un mortel qui te rencontre en face même s'il s'y connaît bien. Car tu te rends semblable à tous.

Aucune apparence n'est plus vraie qu'une autre, et rien ne nous permet d'affirmer que dans un cas il s'agit d'une comparaison et dans l'autre d'un déguisement ou d'une métamorphose.

Il est un autre passage qui apparaît comme le parangon de l'indétermination du poète sur cette question. À Pylos, Athéna accompagne Télémaque sous l'apparence de Mentor. Elle justifie son départ par la nécessité de ne pas laisser seul l'équipage qui accompagne le jeune homme (Od. III 371-373) :

ὣς ἄρα φωνήσασ᾽ ἀπέβη γλαυκῶπις Ἀθήνη φήνῃ εἰδομένη· θάμβος δ᾽ ἕλε πάντας ἰδόντας. θαύμαζεν δ' ὁ γεραιός, ὅπως ἴδεν ὀφθαλμοῖσι·

Ainsi parla-t-elle et Athéna aux yeux glauques partit,

ayant l'apparence d'une orfraie. La stupeur saisit tous ceux qui la regardaient.

Et le vieillard s'étonnait de ce qu'il avait vu.

Stephanie West résume la controverse : « Di solito si interpreta l'espressione come una effettiva metamorfosi, ma è sicuramente meglio intenderla come una similitudine volta ad illustrare la partenza di Atena »56. Dans l'analyse de cette scène, l'enjeu semble en effet de

déterminer si la déesse, qui auparavant avait l'apparence de Mentor, a changé de forme, est visible sous la forme d'un oiseau ou si son prompt départ est comparable à celui d'un oiseau. La question se pose, par exemple, si l'on suit la séparation proposée par Dietrich qui, parmi plusieurs passages, distingue ceux qui relèvent de la comparaison poétique des descriptions « réalistes » d'épiphanies57. Mais il ne propose aucun critère pour distinguer l'apparence de

la comparaison. De plus, comme il le remarque à raison, les formules signifiant « comme »

56 WEST 1981 ad loc. La controverse est telle que, dans la version anglaise du commentaire, elle semble

pencher davantage du côté de la métamorphose : « εἰδομένη must mean that the goddess assumes the form of a bird […] To some scholars, the notion that the Olympians might thus manifest themselves in the guise of birds, of extreme interest to the historian of Greek religion, has seemed to imply unacceptably theriomorphic conceptions of divinity, and the attempt has been made to interpret all such passages as simile » (WEST 1990 ad loc.). C'est l'article de Dirlmeier, pour qui la déesse ne se transforme

pas en oiseau, qui semble avoir lancé cette controverse (DIRLMEIER 1967).

57 « Sometimes, however, as in our first two examples, the ambiguous manner of appearance betrays a poetic simile which did not really intend to describe a realistically conceived epiphany » (DIETRICH 1983

ou « semblable » chez Homère peuvent désigner aussi bien une identification qu'une comparaison. La structure du vers 372 montre que le commentaire du poète sur l'apparence de la déesse est étroitement lié à la perception des hommes qui sont présents. Ceux-ci ressentent la même stupeur que celle qui caractérisait la première apparition d'Athéna dans l'Iliade sur laquelle nous avons ouvert ce chapitre58. Or, qu'est-ce qui, à ce moment,

provoque la stupeur des hommes, qui auparavant regardaient sans surprise Athéna- Mentor ? C'est qu'il la perçoivent d'une nouvelle manière. Il n'est pas nécessaire de considérer que la déesse se transforme en oiseau ; ce qui compte c'est que les hommes, à ce moment, la perçoivent comme telle, que ce soit du fait de sa vitesse ou de son aspect. Or il s'agit bien là du point central de la scène. Comme le montre Pietro Pucci, l'importance des scènes d'épiphanie ne réside pas dans la représentation des dieux : « it presents not the imaginary and superhuman world of the invisible gods, but the divine as it manifests itself to men »59. Dans la mesure où l'importance du passage repose sur l'effet produit par le dieu

sur les hommes, effet qui relève du θάμβος et du θαῦμα, c'est bien sur la perception qu'insistent ces deux vers. La déesse est perçue comme un oiseau. Qu'il s'agisse d'une comparaison ou d'une métamorphose a, au final, peu d'importance. Si l'apparence des dieux dans l'épopée repose essentiellement sur sa dimension relationnelle et sur la manière dont ils choisissent d'être perçus, ou non, par les hommes, il n'y a pas à statuer sur une éventuelle transformation : ce que perçoivent les Achéens sont des qualités, que l'on peut imaginer être la vitesse, la légèreté, le vol, propres à une orfraie qu'Athéna incarne au moment de son départ60. L'incertitude laissée par la tournure employée par le poète correspond au flou et à

l'ambiguïté dans les descriptions des dieux61. Notre perception de cette ambiguïté n'est pas

liée à l'ignorance qu'aurait le lecteur moderne de l'apparence des dieux grecs, comme le propose Renée Koch Piettre, mais au fait que l'on néglige souvent l'importance relationnelle des apparitions divines. Selon cette dernière, poète, auditeurs et héros de l'épopée partageraient une connaissance commune sur l'apparence des dieux qui rendrait inutile

58 Il n'y a aucune raison de considérer que Nestor ne ressent pas le même sentiment que les autres, parce qu'il aurait déjà vu de nombreuses épiphanies, et ne s'étonne que de ce que la déesse soit si proche d'un héros aussi jeune que Télémaque (scholies E,M,Q).

59 PUCCI 1998 p.76.

60 PUCCI 1986 p. 26 : « Il se peut bien que l'ambivalence du langage épique corresponde à une ambivalence

réelle même pour le poète et son auditoire ». La deuxième hypothèse qu'il propose dans la suite de la phrase paraît en revanche peu satisfaisante : « en second lieu, le passage ne cachant aucunement sa force fictionnelle, l'inouï est toujours possible puisque le référent est fictif ou employé fictivement ». Le repli derrière le caractère fictif de l'épopée rend vaine toute tentative d'interprétation d'Homère d'un point de vue religieux.

61 DIETRICH 1983 p.53 : « Surprisingly, accounts in Homer of actual divine manifestations are far from

clear ». L'argument de Dietrich repose sur l'idée que la plupart du temps le dieu n'est pas réellement présent dans la sphère humaine. Pour lui, il s'agit essentiellement d'effets poétiques et on ne peut rien apprendre sur les dieux à partir des épiphanies homériques.

davantage de précision mais exclurait, de fait, le lecteur moderne62. Nous pensons au

contraire que l'embarras du lecteur moderne face à l'apparence des dieux correspond à l'incertitude liée à l'apparence des dieux. Les héros peuvent certes avoir une idée de ce à quoi ressemblent les dieux, mais celle-ci est très imprécise. C'est ainsi qu'un mortel peut parfois être pris pour un dieu, et un dieu pour un mortel. Il n'existe pas de critère infaillible, et ce, malgré l'affirmation péremptoire d'Ajax (Il. XIII 71-72) :

ἴχνια γὰρ μετόπισθε ποδῶν ἠδὲ κνημάων ῥεῖ' ἔγνων ἀπιόντος· ἀρίγνωτοι δὲ θεοί περ·

Car les traces de ses pieds et de ses jambes derrière lui,

je les ai facilement reconnues, alors qu'il s'en allait. Car les dieux sont faciles à reconnaître.

Pour s'adresser aux deux Ajax, Poséidon avait pris la stature de Calchas (Il. XIII 45). Or le héros ne reconnaît le dieu qu'a posteriori, alors qu'il est déjà parti. Janko souligne à juste titre la fanfaronnade du héros63. Comme le montrent Burkert et Vernant, ce sont les

traces qui permettent de reconnaître le dieu, et précisément pas son apparence64. Verity Platt

propose une interprétation très éclairante du syntagme ἴχνια ποδῶν ἠδὲ κνημάων qui a posé problème : comment en effet, les jambes laisseraient-elles des traces65 ? Elle suggère que

l'étrangeté de l'expression soit ici délibérée et exprime la difficulté à dire l'expérience du divin : « The poet is forced to twist the conventions of poetic diction in order to convey the ineffable, readily exposing the limitations of language ». L'expérience de l'épiphanie se caractérise par la difficulté de sa transmission66. C'est la raison pour laquelle l'auditeur est

finalement placé dans la même position que le héros épique : pour lui aussi, le dieu est difficile à voir, à visualiser.

Les scènes dites épiphaniques ne permettent donc pas d'en savoir plus sur l'apparence des dieux. Et quoique de telles scènes aient pu être rapprochées des représentations figurées