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Gestes, objets et noms des dieu

2.3 Nommer un dieu

L'enquête sur la présentification des dieux et leurs mises en relation avec les hommes telle que nous la menons s'appuie et s'articule sur les moyens d'expression propres à la diction épique. L'attention au rythme du vers, aux récurrences des mots, permet de saisir la construction du discours homérique sur les dieux. Or, dans un certain nombre de passages il est apparu que les mots mêmes qui sont associés aux noms des dieux sont utilisés avec précision et de manière à les rendre signifiants. La plasticité avec laquelle l'épopée homérique utilise les épithètes permet en effet d'éclairer un des aspects de la stratégie épique de présentification des dieux.

Comme cela a déjà été montré, la thèse de Milman Parry, si féconde soit-elle, ne suffit pas à rendre compte de l'ensemble des épithètes homériques et ne rend pas caduque leur étude du point de vue de leur signification et de leurs connotations132. D'autre part puisque

la dimension religieuse de la performance épique est importante, il s'agit de mettre en question le rapport entre épithètes dites homériques et épiclèses.

Le mot épithète est en grec ancien, comme en français courant, un terme grammatical désignant un adjectif qui détermine un substantif. Le terme épiclèse est généralement utilisé pour désigner un type particulier d'épithète divine dans un contexte cultuel. Le mot grec ἐπίκλησις existe également et est largement utilisé par Pausanias dans le sens que nous lui connaissons aujourd'hui133. Robert Parker distingue une catégorie particulière, celle de

131 LORAUX 1989 p.120.

132 HOEKSTRA 1965, EDWARDS 1970.

133 Il existe six occurrences de ce terme chez Homère (Il. VII 138, XVI 177, XVIII 487, XXII 29, XXII 506, Od. V 273) où il désigne le surnom d'une personne ou d'une étoile dont on donne par ailleurs le nom « véritable », l'exemple le plus connu étant celui du fils d'Hector Scamandrios que les Troyens appellent

« double nom cultuel », expression qui lui permet de maintenir problématique la relation entre les deux « membres » du nom134. L'épithète cultuelle, celle qui est employée dans le

cadre des prières et des hymnes, est généralement appréhendée dans sa fonction identificatoire. L'épithète est ainsi analysée sous le régime de l'invocation, celle-ci ayant d'abord pour but l'individuation. Alors que le nom du dieu seul, Aphrodite ou Hermès, pourrait sembler suffisant pour une identification non ambiguë du dieu auquel on s'adresse, l'ajout systématique d'une, voire de plusieurs épithètes, a plusieurs valeurs. L'idée la plus fréquente est que l'épithète permet d'identifier à quelle divinité exacte on veut avoir affaire, ou vers quelle facette de la divinité on se tourne. Dans ce cas, l'épithète a déjà une valeur d'explication ou même d'argument. D'autre part, dans un contexte rituel où la profération du nom est une invocation, où elle a une valeur performative, visant à susciter non seulement l'attention du dieu mais même sa présence, le redoublement du nom par l'épithète permet de donner plus de force à cette invocation. Claude Calame souligne un autre aspect déterminant des noms des dieux, qui ne relève pas tant de l'individuation que de l'attribution. Il fait en cela référence à un passage célèbre d'Hérodote135 selon qui on ne

connaît pas les dieux et leurs attributions tant que l'on ne connaît pas leurs noms et leurs surnoms : « La procédure de configuration en régime polythéiste est claire : dénommer un dieu c’est définir son identité ; donner à un dieu une “éponymie” et surtout la prononcer, c’est lui assigner des compétences qui s’inscrivent dans une organisation ordonnée. Et ces attributions dénommées sont en relation avec les actes de culte qui les sollicitent. »136. Dire le

nom du dieu et ses épithètes, ce n'est pas seulement le faire être au moment de l'invocation ou de la performance, c'est le faire être137.

Dans les études sur les épiclèses ou les épithètes divines, on trouve souvent l'idée que chez Homère est mentionné le nom du dieu seul138. Cette affirmation tient au fait que l'on

considère les épithètes qui accompagnent très souvent les noms des dieux dans les épopées homériques comme étant d'une nature différente des épithètes dites cultuelles ou épiclèses. On les nomme « homériques » ou « traditionnelles », à la suite des travaux de Milman Parry139. La remise en cause de cette idée de l'épithète ornementale a fait son chemin,

notamment grâce au perfectionnement du modèle oral-formulaire et les épithètes attribuées aux dieux dans les épithètes homériques font parfois l'objet de commentaires et

par le surnom d'Astyanax. Sur les épithètes voir USENER 1896, ainsi que l'éclairant article de Scheid et

Svenbro sur cet ouvrage dans Nommer les dieux (SCHEID et SVENBRO 2005).

134 PARKER 2005 et PARKER 2011 p.68.

135 Hérodote Enquêtes II 52. 136 CALAME 2014 p.80.

137 D'où l'enjeu, souligné par Calame dans cet article, des assignations de nouvelles épithètes. 138 Voir par exemple BELAYCHEet al. 2005, BRULÉ et LEBRETON 2007.

d'interprétations. Toutefois aucune étude exhaustive du fonctionnement de ces épithètes n'a été faite.

Or, dans la grande majorité des cas, le syntagme nom+épithète que l'on trouve en contexte cultuel et celui de l'épopée fonctionnent de la même manière. Pierre Brulé souligne que le premier membre, celui que nous appelons le nom se caractérise généralement par son opacité étymologique140 alors que le deuxième est souvent signifiant, en général sous forme

adjectivale, reprenant le nom d'un autre dieu, d'une cité ou de ce qui peut être apparenté à une fonction. De la même manière, les épithètes dans Homère sont généralement composées ou dérivées. Ainsi, pour celles qui nous ont le plus intéressé et sur lesquelles nous allons revenir, χάλκεος vient de χάλκος, « bronze », ἠΰκομος vient de εὖ, « bon », et κόμη, « cheveux », et enfin φιλομειδὴς de φιλεῖν, « aimer » et μειδᾶν, « sourire ». C'est la raison pour laquelle on les traduit généralement par une locution : « de bronze », « aux beaux cheveux », « qui aime les sourires ». Jean Rudhardt a pourtant formulé une mise en garde importante vis-à-vis de telles traductions : « le composé est le plus souvent intraduisible en français. Si nous cherchons à le rendre par un seul mot, nous demeurons nécessairement approximatifs et nous appauvrissons la pensée énoncée par le texte grec ; si nous formons une proposition entière pour mieux rendre cette pensée, nous donnons au texte une lourdeur et une clarté qu'il n'a pas toujours »141. Même si la traduction est traîtresse,

l'important est de garder à l'esprit l'idée que l'épithète est une phrase, un énoncé qui vient s'ajouter au nom du dieu142. Cet énoncé peut même contenir potentiellement tout un

épisode mythique143.

Livio Sbardella propose de considérer que les épithètes des dieux ne fonctionnent pas comme les autres épithètes dites homériques, contournant ainsi l'impasse traditionnelle faite sur les épithètes divines chez Homère au nom de la théorie de Parry. Il a montré que, contrairement à ce qui se passe pour les héros – mais aussi, peut-on ajouter, pour les villes, les bateaux, etc – le principe de l'économie formulaire ne s'applique pas dans le cas de la nomination divine. D'après Sbardella c'est justement parce que la formularité divine chez Homère reflète le langage traditionnel religieux qui se caractérise par la surabondance

140 « On notera que ce “premier nom”, s'il a eu un sens (on pense aux étymologies de Déméter, de Poseidon, voire à celle de Zeus), en est souvent pratiquement dépourvu à l'époque historique; et cela fait contraste avec la grande majorité des noms d'homme, “démontables” et porteurs de sens. » (BRULÉ 1998 n. 13).

141 RUDHARDT 2008 p.232.

142 Aristote Poétique 1457a 10 : « Le nom est une voix (φωνή) composée signifiante dont aucune partie n'est par elle-même signifiante ; en effet dans les noms doubles (διπλοῖ), nous n'employons pas chaque partie selon ce qu'elle signifie, comme, par exemple, dans Théodôros où le dôron ne signifie pas ».

d'éléments lexicaux et expressifs144. On ne peut toutefois se contenter de l'idée d'un reflet, ou

de la trace d'une « coutume religieuse » que conserverait « l'épopée tribale » qu'est l'épopée145. De plus, même s'il est possible de trouver dans les épopées homériques des

configurations proches de celles des prières ou des hymnes, que ce soit dans les appels aux Muses, les paroles des héros, ou même quand le poète lui-même invoque Apollon avec le cri rituel des Péans (Il. V 365), l'épopée n'imite jamais une situation énonciative autre que la sienne. Elle a son système et sa créativité propre qui vient répondre et interagir avec d'autres modes d'expression du polythéisme.

C'est ainsi que dans les épopées homériques on trouve des épithètes dans la narration sans qu'il y ait nécessairement une valeur invocatoire. Plus précisément, dans le contexte cultuel de la performance épique, la profération d'un nom divin peut avoir une dimension non d'invocation, mais de présentification. Pour Egbert Bakker, il s'agit même de l'effet produit par toute épithète : « Instead of ascribing a property to an absent referent, noun- epithet formulas make this absent referent present »146. La différence entre l'invocation et la

présentification tient essentiellement dans les modes de désignation de la divinité, l'une étant de l'ordre du « tu » et l'autre du « il ». Dans ce cadre, l'épithète sert non pas à qualifier le dieu, à l'individualiser ni même à souligner quelle « facette » de la puissance divine est en action mais plutôt à mettre en tension la divinité comme puissance vers laquelle Achéens comme Troyens peuvent se tourner et la divinité prise dans une action particulière. Il ne s'agit pas d'affirmer que l'usage d'une épithète avec le nom d'un dieu est toujours problématique, mais que l'épopée exploite cette ressource propre au polythéisme et met ainsi en jeu une réflexion linguistique sur les noms des dieux. Dans trois passages étudiés, différentes configurations se dégagent. Que l'épithète soit un hapax, qu'elle soit fréquente ou même associée traditionnellement au nom du dieu, son usage dans un épisode peut être éclairant.

Ainsi nous avons vu que dans le cas d'Athéna « aux beaux cheveux », ἠΰκομος, la mise en tension de différentes épithètes au sein d'un même épisode intervient dans un contexte cultuel. En mettant en scène un échec, l'épopée souligne à la fois l'importance, l'enjeu de la nomination des dieux et sa propre liberté vis-à-vis de celle-ci. Pour montrer une prière qui échoue, le poète dispose de différents moyens, dont celui de mettre en scène des hommes qui

144 SBARDELLA 1993. C'est la raison pour laquelle il existe selon lui d'authentiques doublons c'est-à-dire des

formules qui ont la même structure métrique et dont l'usage ne se justifie pas par le contexte. Nous verrons que, contrairement à ce qu'il affirme, φιλομειδὴς et Διὸς θυγάτηρ ne peuvent être considérés comme des doublons.

145 Sbardella s'inscrit ainsi explicitement dans la lignée de Havelock (SBARDELLA 1993 p.43).

utilisent une épithète inappropriée. L'épopée explore alors la plasticité du polythéisme tout en respectant ses règles.

Revenons sur un passage étudié dans le chapitre précédent. Arès combat dans la plaine troyenne et Diomède, excité par Athéna, lance sa pique sur lui et l'atteint au niveau de la ceinture : ὃ δ' ἔβραχε χάλκεος Ἄρης, « et résonna Arès de bronze » (Il. V 859)147. L'épithète

χάλκεος appliquée à Arès apparaît à cinq reprises dans l'Iliade148, elle est tout à fait

compréhensible dans la mesure où le bronze est par excellence le métal de l'armure et qu'Arès préside à la guerre. On pourrait donner à cette épithète qui, à notre connaissance, n'a pas fait l'objet de commentaires, une valeur descriptive pour le dieu qui est revêtu d'une armure et est en train de se battre. Elle désignerait alors aussi bien l'apparence du dieu que sa fonction. Mais la mise en séquence de l'épithète χάλκεος avec le verbe βράχειν, « résonner », permet au poète d'exploiter les conséquences signifiantes de l'épithète : si Arès est de bronze, que se passe-t-il quand il est frappé ? Il résonne. Mais il ne s'agit pas ici seulement d'un jeu, d'un bon mot. Il y a une vraie problématisation du nom du dieu dans l'épopée et de son apparition dans la narration : la dimension narrative est indispensable : sans les vers qui suivent, où Arès est qualifié différemment, l'épithète du dieu serait passé inaperçue. L'épithète fait événement. Sa resémantisation permet de dire ce qu'est le corps d'Arès et de présentifier la puissance divine.

Mais l'épopée peut également jouer avec les épithètes les plus traditionnelles et caractéristiques des dieux. Ainsi Aphrodite est appelée φιλομειδὴς aussi bien dans les épopées homériques que dans la Théogonie et l'Hymne homérique qui lui est consacré149. Hésiode

propose même une interprétation concurrente de cette épithète. Gabriella Pironti souligne à juste titre le glissement sémantique que le poète opère : « Hésiode interprète l'épithète φιλομμειδής en fonction du contexte théogonique et la fait glisser de la sphère sémantique de μειδάω, “sourire” à celle des μήδεα », c'est-à-dire des parties génitales150. D'autre part,

l'épithète est employée à de nombreuses reprises dans l'Hymne, rendant plausible son usage

en contexte cultuel. Comme pour les deux passages précédents, ce n'est pas l'échelle du syntagme ni même du vers mais de l'épisode entier qui est pertinente pour saisir ce qui est en jeu dans le nom d'Aphrodite. C'est ici le jeu entre l'épithète et le verbe d'action μειδᾶν qui met en tension ce qui est en train de se jouer entre les deux déesses. Héra, en revanche, ne

147 Voir chapitre 1 (1.1.5)

148Il. V 704, V 859, V 866, VII 146, XVI 543. On ne trouve cette épithète que dans l'Iliade.

149Il. III 424, IV 10, V 375, XIV 211, XX 40, Od. VIII 362, Théogonie 200, 256 (il s'agit du seul passage où l'épithète ne s'applique pas à Aphrodite mais à une des Néréides), 989, Hymne homérique à Aphrodite 49, 56, 65, 155.

devient pas φιλομειδής. Le partage de modes d'action entre les déesses ne va pas jusqu'à permettre un transfert d'épithète. Comme Athéna aux beaux cheveux, Héra qui aime les sourires relèverait d'une incompatibilité structurelle vis-à-vis de l'Iliade. Le poète peut éclairer une scène par l'usage qu'il fait des épithètes mais il ne saurait commettre les mêmes erreurs que le commun des mortels.

Dans tous ces passages, la dimension relationnelle est primordiale, que cette relation s'établisse au sein de la communauté divine ou entre hommes et dieux. L'épithète dit une reconnaissance. Elle exprime une relation qui, loin d'être statique, se construit et se reconfigure dans le temps de la performance.

L'épopée joue avec les mots. Son matériau poétique vient interagir avec le contexte religieux dans lequel elle s'inscrit et auquel elle répond. L'analyse de la manière dont les gestes, les objets et les noms divins sont traités par l'épopée permet de souligner l'importance de la construction des relations. Un objet ne se définit pas uniquement par ses éléments constitutifs, mais aussi par les gestes et le mode de circulation de ses détenteurs. C'est ainsi que le polythéisme prend aussi forme autour d’artefacts qui sont comme le foyer d'agentivités diverses que la figuration de l'objet permet de présentifier. À l'instar de l'objet cultuel, l'objet construit par le texte devient ainsi un enjeu de la présentification de l'invisible. C'est ainsi que l'épopée vient problématiser et complexifier la relation entre mythe et rite. Elle exploite ce qui, pour Jean-Pierre Vernant, constitue les trois éléments s'associant dans toute religion : mythe, figuration, rituel151, en d'autres termes, une articulation entre

« concepts, images et actions », les trois éléments qui, comme le souligne Dumézil cité par Vernant, constituent « toute la matière de l'expérience humaine »152. C'est ainsi qu'il ne faut

pas seulement considérer l'épopée homérique comme relevant d'un aspect de la religion grecque, en l'occurrence le mythe, indépendamment des deux autres. La performance épique se présente au contraire comme un moyen de dire l'ensemble de l'expérience religieuse.

151 VERNANT 2007 p.840.