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Variations de la présence politique selon les partis politiques

La présence politique varie fortement selon les partis. Trois sortes d’explications peuvent être avancées : coût d’entrée et de sortie, montant des capitaux disponibles, et taille et culture des partis.

COÛT D’ENTRÉE ET DE SORTIE

L’argument qui me semble le plus convaincant est celui, classique, du coût d’entrée pour les acteurs politiques. Suivant en cela le classique d’Albert Hirschman30, il nous est possible de comprendre la pression au conformisme identitaire qui pèse sur les élus minoritaires néerlandais. Le premier paramètre à prendre en compte est le coût d’entrée et de sortie au parlement. S’il est techniquement possible de se faire élire en rassemblant un certain nombre de voix (environ 15 000), l’élection est en général relativement aisée si on se trouve en bonne position sur la liste d’un parti. A moins, comme ce fut le cas pour le CDA lors de la dernière législative, de perdre énormément de voix, la plupart du temps un certain nombre de sièges sont acquis, et l’inscription en place éligible est en soi une quasi-garantie d’être élu.

Cependant figurer sur la liste n’est pas tellement facile. Chaque parti a ses règles. Ainsi la liste du D66 se prépare comme un caucus américain, avec des tournées dans tout le pays et vote des militants, alors que celle du VVD est mijotée au sommet :

En 1994 il a fallu me présenter comme candidat à une place sur la liste. Il m’a fallu faire le tour du pays, avec mes professions de foi de candidat potentiel, et accepter tous les débats avec les militants. La 13ème place m’a été attribuée, il y a eu 24 élus. En 1998 il m’a fallu recommencer, même système, même procédure, et je me suis retrouvé 4ème sur la liste. Les élections ont été dramatiques pour nous, avec seulement quatorze sièges au Parlement.31 Bolkestein m’a appelée pour figurer sur sa liste. J’avais commencé à me faire un nom à Bijlmer. Ma candidature ne faisait pas plaisir à tout le monde mais il

28 Waaldijk 1999*.

29 Oldersma 1996 : 294.

30 Hirschman (1970).

31 Dittrich, D66 2000*.

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a su m’imposer. Malgré cela, cela reste très dur pour une femme noire en politique.32

J’ai rencontré Bolkestein lors de la préparation d’un livre […] il a fini par me demander de figurer sur sa liste.33

Tout ce qui est dit et fait une fois élu sera pris en compte lors de la constitution des listes pour l’élection suivante. Quel que soit le mode de sélection (caucus, comités directeurs ou liste dirigée par un chef charismatique), le manque d’assise locale (comme cela peut éventuellement se faire en France) rend les députés très dépendants de leurs partis et, selon le caractère propre de chaque parti, s’exprimer publiquement de façon différente peut être lourdement sanctionné. Les députés sont donc bien plus redevables devant leur parti que devant les électeurs. De fait, le coût d’entrée est très élevé, et le coût de ré-entrée aussi.

Peut-être que maintenant c’est plus facile avec Dijkstra, mais avant Bolkestein décidait de tout. La position des allochtones, encore plus que celle des autochtones du VVD, en étant d’autant affaiblie. 34

Le coût de sortie est lui aussi élevé, puisqu’il n’y a que deux alternatives : la création d’une liste concurrente ou l’accueil par un autre parti, ou bien quitter la politique. L’un comme l’autre sont très difficiles à gérer. Il est clair que seuls les forts caractères peuvent se le permettre, et aussi bien la vie sociale que le niveau de vie peuvent s’en ressentir, à moins d’avoir à sa disposition de nombreux capitaux.

CAPITAUX ET CLIENTÈLISME

Le deuxième paramètre à prendre en compte est le montant des capitaux dont disposent les différents acteurs. Les hommes politiques issus du sérail sont ceux qui sont a priori le mieux dotés, puisqu’ils jouissent non seulement de l’appui du système et de leur parti (réseaux), mais aussi parfois d’un héritage politique (l’exemple de Saskia Noorman héritière politique de son père au PvdA, ou de l’indélogeable famille Patijn est de ce point de vue assez saisissant), voire financier. S’il est vrai que les députés minoritaires peuvent aussi se prévaloir d’un capital symbolique non négligeable du fait de leur rareté et de leur nécessaire présence pour assurer une représentation plus proportionnelle de la population au Parlement, il n’en demeure pas moins que leur sélection est souvent (par eux-mêmes en premier chef) considérée comme une chance inouïe pour eux, les mettant à la merci et en en faisant des obligés des responsables politiques qui les ont adoubés.

Nombre d’interlocuteurs ne manquent pas de souligner que le choix de Bolkestein35 en la personne d’Oussama Cherribi, personnage un peu intello, respectable et très néerlandisé, loin socialement et culturellement de la jeunesse marocaine rotterdamoise ou haguenoise, est loin d’être hasardeux. Le choix de Bolkestein se porte ainsi sur des personnalités attachantes, mais assez loin de leur hypothétique « base » ethnique ou culturelle. Il en fait des obligés qui ne peuvent pas se permettre d’agir et de s’exprimer en pleine liberté.

L’adoubement du parti a le même effet et induit une énorme dépendance et un fort sentiment de dette. Ce manque de capitaux rend les politiques minoritaires encore plus fragiles que les autres et les place en plus grande dépendance que leurs collègues en vue d’une réélection. Et la pression culturelle « naturelle » du milieu politique à la normalité est renforcée par une pression mécanique due au système électoral :

En théorie il est souhaitable de stimuler les candidatures des minorités. Mais ce n’est pas évident. Il y a 25 minorités et seulement 150 sièges. La plupart des noirs présents au Parlement le sont parce qu’ils sont noirs. A part Rabbae, la plupart des élus allochtones adoptent un profil bas et sont complètement

32 Remak, VVD 2000*.

33 Cherribi, VVD 2000*.

34 Rabbae 2000-2*.

35 Ancienne tête de liste et tête pensante (voire leader charismatique) du VVD.

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absents des média. Mais il peut se le permettre car il semble que ce soit la dernière fois qu’il siège à la Deuxième Chambre. Quant à Cherribi, son parti ne lui permet pas de s’exprimer. 36

Remak s’est éteinte au parlement. C’est dommage. Elle était si brillante à Amsterdam Zuid-Oost. Quant à Lucie [Kortram] ou à Tara [Oedayraj], après un bref passage dans les journaux, on ne les a plus vues. 37

Cherribi est en train d’être absorbé38 par le système. Il a désormais le profil bas. On ne lui confie plus de sujet. Santi s’en sort mieux de ce point de vue.

L’importance du contrôle social est énorme, et pourtant personne n’en parle.

39

La punition de la liste [le fait de ne pas y figurer aux prochaines élections]

conditionne tout. Il y a énormément d’autocensure. Il faut tout faire pour être sur la liste. Il faut que tout ce que tu fais soit visible, peu importe que ce soit efficace ou pas. De fait la liberté est moindre à cause de cette course pour être sur la liste. 40

Le PvdA m’avait proposé une quatrième place sur leur liste, mais il aurait fallu que j’accepte des compromis inacceptables. Il est probable que j’aurais démissionné. Je savais bien qu’aucune divergence avec le point de vue du parti n’aurait été acceptée, comme ça aurait été fatalement le cas lors de l’affaire Gümüz. 41

L’affaire Gümüz, du nom d’une famille turque présente illégalement sur le territoire néerlandais, et qui avait ouvert un commerce (tailleur), payant ses impôts, avait donné lieu à un débat animé sur le sort des illégaux blancs (witte immigranten), nom donné aux Pays-Bas aux illégaux ayant fait preuve d’intégration et participant au bien-être collectif par leur travail.

Le débat avait porté sur la question de savoir si, dans ce cas, une légalisation de leur séjour était possible ou pas. La question fut tranchée par leur expulsion, le PvdA votant contre, apparemment à la suite de tractations avec le VVD portant sur des scandales dans lesquels des ministres PvdA étaient impliqués. Le PvdA a donc « acheté » la paix de ses ministres en votant avec discipline pour l’expulsion de la famille Gümüz, chose que Rabbae n’aurait apparemment jamais supporté. Les quatre députés allochtones alors présents au PvdA et au VVD avaient voté pour l’expulsion de la famille Gümüz, montrant selon Rabbae la force de normalisation des grands partis.

Cherribi est très enthousiaste vis-à-vis des valeurs individualistes prônées par Bolkestein, et je pense qu’il y croit sincèrement. Mais ce n’est pas par hasard s’il a été choisi : il n’est pas du tout prêt à défendre des gens comme les Gümüz, au contraire. Malgré ses origines et son apparence il ne représente aucune identité divergente. 42

Cette critique a été écartée par nombre des députés concernés, parlant de choix personnel et de bien commun. Cette réaction est, selon Rabbae, normale et ce n’est pas par hasard si ces personnes ont été choisies sur les listes de ces partis : pour lui ces députés allochtones ont acheté leur place sur la liste par leur soumission et leur normalité « contre-nature ».

→ Le manque de capitaux culturels, financiers et sociaux rend les représentants minoritaires très vulnérables et les met à la merci de ceux qui les ont placés sur la liste : leur capital symbolique de représentant d’une minorité leur permet d’exister en politique, mais pas d’être autonomes.

TAILLE ET CULTURE DU PARTI

La nature de la normalité à laquelle les députés doivent se conformer est cependant bien différente d’un parti à l’autre. Nous pouvons distinguer deux facteurs qui conditionnent cela : la taille et la culture du parti.

La taille du parti est un facteur de liberté non négligeable, mais aussi un facteur d’oubli et de concurrence. Dans les petits partis (SP, GL, D66) les députés sont si peu nombreux qu’ils peuvent traiter à loisir des sujets qui les passionnent, alors que dans les gros partis (CDA, PvdA, VVD) la concurrence est plus rude, et les éléphants du parti ont souvent priorité, ce qui laisse les nouveaux arrivants sans sujet de prédilection, ou bien avec des morceaux de dossiers.

Au sein d’un parti comme le VVD, il faut bosser très fort, il y a beaucoup de concurrence et de pression. Les partis s’ouvrent aux minorités ethniques, mais y faire sa place est bien plus difficile. 43

L’avantage d’être dans un petit parti comme le GroenLinks est qu’il n’y a pas de bureaucratie telle qu’elle existe dans les grands partis. Si je veux poser une question à un ministre, je m’inscris et c’est tout, alors que dans un grand parti il faut compter une dizaine de jours entre le moment où on décide de poser la question et celui où on peut effectivement la poser : entre temps il faut passer par une sub-commission, obtenir l’accord du président du groupe… De ce point de vue la liberté en général est plus grande dans un petit parti, donc aussi pour les députés allochtones. 44

Tout le monde est le concurrent ici [au PvdA], il ne faut pas se fier aux

«amitiés». Dans les gros partis il y a peu de gros portefeuilles disponibles, il faut se faire connaître, je pense que c’est beaucoup plus facile dans les petits partis. 45

Les grands partis ont tendance à s’équiper d’une administration assez lourde qui peut parfois s’avérer pesante. Nombreux sont les députés minoritaires qui se plaignent de devoir se battre plus souvent contre l’administration de leur propre parti que contre leurs adversaires politiques. Le partage équitable des tâches entre les partis entraîne une rude compétition en leur sein même pour l’attribution des postes, et les élus minoritaires, moins soutenus par leurs réseaux que les éléphants du parti, sont en général servis en dernier.

La culture du parti joue cependant un rôle non négligeable. Les partis de culture libérale ont tendance à plus facilement laisser une grande marge de manoeuvre à leurs membres.

GroenLinks est a priori plus ouverts aux minorités, tout comme peuvent l’être, mais différemment, le D66 ou le VVD, où il règne une culture libérale d’acceptation et de tolérante. Au PvdA c’est moins facile, c’est un gros parti assez bureaucratique. Peter Rehwinkel est ainsi bien plus respecté en dehors de son propre parti. Le CDA est bien moins homophobe qu’il y a dix ou quinze ans, Joop Wijn y est toléré, mais pas plus. 46

Le caractère bureaucratique de certains partis peut au contraire tuer toute forme de créativité :

Alors que Rabbae ou Karimi ont eu l’occasion de faire preuve de leur compétence au GroenLinks, des espoirs comme Remak ou Cherribi n’ont pas donné grand chose au VVD. Des gens si brillants, quel gâchis ! 47

A quoi cela sert-il de s’entourer de gens aussi brillants si c’est pour les maintenir dans l’ombre ? Il est clair que dans d’autres partis ils auraient fait une carrière extraordinaire. 48

Mes impressions personnelles, après de nombreux entretiens, sont que bien souvent j’étais en présence de personnages très brillants, dotés d’une perspicacité et un sens du jugement que

43 Remak, VVD 2000*.

beaucoup devraient leur envier, alors que je me suis avoué souvent déçu par nombre de leurs collègues non-minoritaires. Cette impression confirme la remarque de nombreux interlocuteurs faisant état d’une compétition bien plus acharnée pour les politiques se réclamant d’une minorité que pour les autres. Constater que le système politique ne leur accorde que si peu d’espace pour s’exprimer peut s’avérer ainsi assez décevant.

→ La culture du parti détermine le niveau de présence vocale et identitaire. Beaucoup de minorités ont réussi à se faire une place à la Deuxième Chambre néerlandaise, mais peu nombreux sont ceux qui ont réussi à y gagner une voix. S’il est donc plus facile de se faire élire sur la liste d’un grand parti, il est bien plus difficile de s’y distinguer.

Conclusions

Après avoir essayé de mesurer la présence physique (numérique et somatique)) des minorités dans les parlements français et néerlandais, nous nous sommes penchés sur la présence politique (identitaire, institutionnelle et vocale) de ces minorités, conditionnée par le mode de scrutin, l’idéologie nationale, l’ambiance au sein des partis et leur taille. Nous pouvons en tirer les conclusions suivantes :

1. Le système de liste néerlandais offre une large marge de manoeuvre aux partis et leur permet de s’essayer à une représentation plus diversifiée de la population, alors que le système uninominal à deux tours français encourage peu la diversité en général, surtout l’ouverture aux gais et aux allochtones.

2. Les deux systèmes politiques semblent bien moins ouverts aux différences que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Entre le ‘plafond de verre’, les remarques machistes, l’homophobie intériorisée et l’utilisation figurative des allochtones, le bilan est assez décevant.

3. Même s’il admet une présence physique des minorités en son sein, le Parlement néerlandais leur laisse peu de chances de s’exprimer librement, en particulier de leur point de vue spécifique de minorité. Cette liberté varie considérablement en fonction de la taille et de la culture des partis. En général, plus le parti est important plus il y a de places disponibles pour la diversité, mais moins il y a d’opportunités politiques de traiter les sujets de son choix. Par ailleurs, la culture libérale ou multiculturelle de certains partis engendre une atmosphère au sein de laquelle le talent des députés minoritaires peut mieux s’épanouir.

Malgré tout, l’étude des Assemblées nationales française et néerlandaise ne peut pas donner une image complètement fiable de l’accès des minorités au pouvoir politique, tout d’abord parce qu’une étude portant sur quelques dizaines d’individus ne peut pas être systématisée à tout un système politique, mais surtout parce que certaines minorités sont tout simplement absentes ou sous-représentées (parfois même malgré une présence numérique importante, comme dans le cas néerlandaise). Les deux chapitres suivants, consistant en deux cas d’études différents dans les deux pays, visent à redresser les distorsions résultant de ces restrictions.

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CHAPITRE CINQ : PREMIÈRE ÉTUDE DE CAS

L’accès au mariage universel