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Restrictions identitaires et vocales

Le machisme est loin d’être absent des Parlements néerlandais et français. Il est officiellement mal considéré, mais il semble par ailleurs faire partie d’un monde politique longtemps dominé par les hommes, avec une forte pression sur les femmes et les gais.

IDENTITÉ ET PRÉSENCE INSTITUTIONNELLE

Au sein des commissions parlementaires françaises (bien moins nombreuses qu’aux Pays-Bas car leur nombre est limité par la Constitution de 1958 au nom du parlementarisme rationalisé1), la présence des femmes est là aussi assez légère. Une exception de taille : la présidence de la Commission des Lois, confiée à Catherine Tasca. Laquelle, dit-on, doit cette présidence au soutien sans faille qu’elle a apporté à Jospin après les présidentielles de 1995 lors de sa « traversée du désert »2. Elle a donc été nommée à la tête de cette commission pour sa légitimité et son autorité politique, et été imposée malgré son genre.

Malgré cette exception remarquable, les postes les plus importants sont pour la plupart réservés aux hommes :

Il ne faut pas accuser les femmes de la faible place qu’on leur fait ! De manière récurrente, on nous fait un procès en incompétence. Du coup, nous avons sans cesse le sentiment d’être des irrégulières, des illégitimes. Moi qui suis passionnée par les Affaires étrangères, je réalise très bien qu’on ne me donnera jamais ma place.3

Ce n’est pas un hasard si les postes les plus en vue ont échappé aux femmes.

On n’a jamais vu de femme présidente de l’Assemblée. Au sein du PS la candidature de Ségolène Royale à ce poste a été vite balayée. Passe encore que des nécessités supérieures aient alors primé. […] Elles ont droit, en tout et pour tout, à une présidence de commission et une vice-présidence. Surtout, la représentation des deux sexes au sein des commissions est notoirement inégale. On envoie les femmes de préférence aux Affaires culturelles, familiales et sociales et à la Production et aux Echanges. Si elles siègent aussi en nombre plus limité à la commission des Lois, les affaires étrangères, la Défense et les Finances demeurent l’apanage des hommes. L’observateur qui s’étonne du caractère ultramasculin de ces aéropages ne reçoit que des réponses évasives : cela tiendrait à l’incompétence ou à l’inexpérience des élues, mais, assure-t-on, cette situation ne va pas durer. […] Les relations entre les sexes, même dans l’atmosphère feutrée du Palais-Bourbon, sont encore loin d’être pacifiées. 4

La présence des minorités au sein des commissions parlementaires néerlandaises est moins impressionnante que ce à quoi l’on pourrait s’attendre, mais tout de même non négligeable. Il est intéressant de noter que la Deuxième Chambre est présidée (voorzitter) par une femme, J.

van Nieuwenhoven (PvdA). Par ailleurs la commission des Affaires étrangères (BuZa) est

1 « Alors que dans la plupart des autres Parlements, [les commissions] sont découpées en relation avec les différents départements ministériels, le [parlement] français est étrange et déconcertant.

Quatre commissions correspondent à des secteurs gouvernementaux : affaires étrangères, défense, finances, lois. Tous les autres domaines sont couverts par les [deux] commissions restantes. » Abélès 2000 : 123.

2 Grosjean 2000-3*.

3 Roselyne Bachelot 1999 : 201. Par ailleurs cette anecdote révélatrice, même si elle ne se passe pas à l’assemblée, racontée par Roselyne Bachelot : « En 1986, après avoir été élue conseiller régional, sur un scrutin de liste, se pose la question du partage des postes. […] Je demande donc la commission des Finances, à défaut de celle de vice-président. Et lors de la réunion de la majorité, il a été dit : « Ah non, on ne peut pas confier la présidence de la commission des Finances à une femme, cela ne ferait pas sérieux ! » Et on m’a donné une place de secrétaire… j’étais dans un état de rage ! » (page 202).

4 Abélès 2000 : 52.

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présidée par Margaretha de Boer (PvdA), qui avait été auparavant ministre de l’environnement (VROM), un ministère assez important aux Pays-Bas.

Les femmes sont d’ailleurs très présentes au sein des Affaires sociales (SZW, présidée par une femme, Erica Terpstra, VVD), à l’Education (OCW, présidée par Maria van der Hoeven, CDA), à la Santé et au Bien-Être (VWS, présidée par Marijke Essers, VVD), alors que les Finances (FIN), la Défense (DEF) ou les Affaires économiques (EZ) sont largement dominées par les hommes. Nous retrouvons donc, à quelques remarquables exceptions près, la même tendance au partage sexuel des tâches au sein du parlement néerlandais que dans l’Assemblée française.

INJONCTIONS D’HÉTÉROSEXUALITÉ

La présence identitaire est par ailleurs bien loin d’être évidente pour les autres groupes.

L’injonction d’hétérosexualité, comme la nomme Gayle Rubin5, est bien plus présente que ce à quoi on aurait pu s’attendre, comme l’illustre ce commentaire d’une députée :

« W*** ne veut surtout pas sortir du placard car il a peur des conséquences. Il a même des copines pour donner le change. En fait, comme en France j’imagine, tout le monde ou presque le sait mais il est hors de question de rendre ça officiel. Pire encore, S*** a une copine et personne ne semble vouloir remettre ce petit jeu en question. Je pense que ça montre que sortir du placard [à La Haye] est bien difficile. » 6

Pour certains députés gais, tout n’est pas toujours facile :

« Les autres ont tendance à me regarder avec des lunettes roses. A chaque fois mes collègues font référence à l’homosexualité, c’est trop fréquent pour être normal. Si ce n’était pas important on n’en parlerait pas tant » 7

« Il me semble que c’est parfois plus facile pour les allochtones que pour les gais. La sexualité est ici très importante et quand la différence sexuelle est en jeu cela pose problème. Il y beaucoup d’attitudes macho. Les politiques ont tendance à sexualiser leur attitude, ce qui stigmatise ceux qui ne le font comme ça mais en fait il vaut mieux éviter de choisir des sujets gais si on est homo soi-même. La vie privée en est parasitée. Tout semble facile pour les minorités mais la pression est énorme » 10

Pour les femmes gaies la pression à la normalisation est aussi assez importante :

« Depuis que le mariage est envisagé, en tant que lesbienne de service on me demande tout le temps si j’ai l’intention de me marier. On ne demande pas à mes collègues hétérosexuelles ce genre de choses. » 11

5 1975.

6 2000*/° : Anonymat demandé par l’interlocuteur. Voir précisions de notation en annexe.

7 x*** 1999*/°.

PLAFOND DE VERRE

Il est des politiques qui ne voient en aucune manière une différence de traitement entre les hommes et les femmes. Cette attitude du déni est en général assez typique de femmes travaillant dans un univers sexiste et ayant intériorisé les normes édictées par leurs collègues masculins. On les trouve aussi bien à gauche qu’à droite, en général dans les grands partis.

L’exemple français le plus éclatant reste sans conteste celui de Christine Boutin (UDF), projetée sur le devant de la scène par la couverture médiatique dont elle a bénéficié lors des débats sur le PaCS. Elle s’est opposée au projet sur la parité hommes/femmes en politique en affirmant que les femmes devaient se faire une place à la force du poignet, et non pas avec des quotas. La présidente du RPR, Michèle Alliot-Marie, s’est illustrée avec des propos semblables.

« Toutes les femmes qu’Alain Juppé avait nommées au gouvernement étaient hostiles à la parité. Cela ne les intéressait même pas. Et puis, du jour où il les a virées, certaines sont venues me voir pour m’en parler ! » 12

« Elisabeth Badinter fait partie de ces femmes qui sont arrivées brillamment, qui sont intelligentes, belles et riches et qui ne veulent surtout pas que cette réussite, qu’elles estiment éclatante et exceptionnelle, soit entachée par la parité. » 13

Aux Pays-Bas il est des élues, comme Madame Noorman-Den Uyl, qui pensent ainsi :

« Au PvdA il n’y a aucun problème, aucune discrimination. Il y a 50% de femmes. Au parlement je ne vois aucun problème du tout pour les femmes, vraiment. » 14

Il n’en demeure pas moins que le plafond de verre est une réalité vécue au quotidien par de nombreuses députées.

« Le machisme existe bien mais il est plus subtil, plus doux qu’ailleurs. Il y a une culture de la politesse qui fait qu’il est moins violent qu’ailleurs.

Cependant, en 1998, lors du discours de politique générale, sur les dix ministres représentant le gouvernement, je ne voyais que des costumes gris, aucune femme. Cela illustre assez bien le plafond de verre je crois. Sur les 40% présentes au Parlement, aucune n’était là. Dans les commissions, la même impression ». 15

Le machisme intériorisé s’exprime aussi par des détails a priori assez superficiels, comme l’habillement ou les blagues sexistes, dans les deux pays :

« [La] tendance à réduire les femmes à leur aspect physique est assez significative. Car le souci de l’apparence constitue une contrainte forte pour les femmes politiques » 16

« Si une femme prend la parole à l’Assemblée, il ne faut absolument pas qu’elle dise une ineptie ou une banalité car sinon aussitôt vous avez un chahut qui se fait parmi les députés. […] Dans les couloirs, sans cesse vous entendez des réflexions machistes faites par les hommes. Les hommes n’arrivent toujours pas à se contrôler dans leur manière de parler. » 17

« A l’Assemblée nationale, les hommes de droite sont d’une intolérance caractérisée. Cela paraît incroyable, on ne peut pas se l’imaginer si on ne le vit pas. […] Nous sommes un peu plus nombreuses dans cette législature, du moins au sein du groupe socialiste. Lorsque je parle avec d’anciennes députées qui ont connu un groupe parlementaire avec moins de femmes, elles disent que, depuis que nous sommes plus nombreuses, le comportement des hommes change. »18

17 Nicole Feidt (députée), citée par Bataille et Gaspard (1999 : 174).

18 Monique Collange, députée du Tarn, citée par Bataille et Gaspard (1999 : 173).

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« L’apparence est très importante, mais pour les femmes elle est essentielle.

Lors du Prinsjesdag19, les femmes se doivent de dépenser des mois de salaire pour s’habiller, les hommes se contentent d’un costume. » 20

« Le pouvoir rend sexy, et la sexualité a ici un rôle très important. Il semble que les blagues sont plus présentes ici qu’ailleurs. En particulier vis-à-vis des femmes et des homos. » 21

« Même en Hollande, malgré une certaine culture féministe, il y a des tendances au machisme, en particulier sur une scène politique aussi concurrentielle. De ce point de vue le Parlement est à l’image du reste de la société. » 22

Ce qui se passe au Parlement français semble assez similaire à ce que Lorette Spoelman nous raconte, comme le décrit Marc Abélès :

Pendant longtemps l’Assemblée faisait figure de club d’hommes.

Commentaires salaces, regards libidineux sur le personnel des jeunes femmes employées comme secrétaires ou attachées parlementaires, commentaires machistes à l’endroit des collègues de sexe féminin : c’était le quotidien du monde parlementaire. […] D’après Yvette Roudy, la situation s’est modifiée ces dernières années. Il y a eu un phénomène d’accoutumance, avec la politique, on assiste à une évolution plus inquiétante. Auparavant les hommes manifestaient une sorte de paternalisme : « ils étaient contents d’avoir leurs

‘petites femmes’ et adoptaient une attitude attentive et protectrice ».

Aujourd’hui les femmes sont devenues des rivales potentielles, elles sont une continuelle menace dans la course au pouvoir et aux prérogatives. D’où une agressivité plus forte des mâles assaillis par la crainte de perdre leurs attributs. « Cela prend une tournure plus insidieuse. Les commentaires fusent sur notre physique ou notre manière de nous coiffer, du style : elle est mignonne ou : elle est pas baisable aujourd’hui. » 23

DES ALLOCHTONES PRIVÉS D’IDENTITÉ

Si la présence massive des femmes et une représentation honorable des gais au parlement leur permet de s’imposer dans une certaine mesure, les quelques députés allochtones ne sont pas dans une situation aussi facile. Il semble qu’ils n’ont que deux attitudes véritablement acceptables. La première est de surjouer leur appartenance culturelle et ethnique, la deuxième est de la gommer complètement.

De fait, les quelques députés qui ont affirmé très tôt leur identité allochtone ont très vite cessé de le faire. Ainsi Patricia Remak se fait une fierté d’être arrivée le premier jour au Parlement en tenue traditionnelle surinamienne. Les méchantes langues font remarquer que depuis elle ne quitte plus ses tailleurs gris. L’attitude la plus répandue reste celle de l’ultranormalité. Les exemples abondent, à tel point qu’on est en droit de se demander si ce n’est pas une attitude obligatoire, apparemment intériorisée par la plupart (si ce n’est tous) des députés.

Le premier exemple remonte à 1998. Lors d’une émission de télévision matinale de la télévision nationale, une discussion était engagée avec d’une part le président du très marginal Parti Musulman Néerlandais (PMN), et de l’autre deux députés d’origine allochtone, à savoir Nebahat Albayrak (d’origine turque, PvdA) et Oussama Cherribi (d’origine marocaine,

19 Jour très important de présentation du budget, très protocolaire, marquant en général la rentrée politique de septembre..

VVD). Peu à peu, ces deux députés se sont moqués de l’autre intervenant, cherchant à prouver ainsi leur intégration. Sans même écouter les débats, on voyait bien que les deux jouissaient de leur connivence d’intégrés et semblaient stigmatiser les propos et les manières du président du PMN comme risibles.

Le deuxième exemple est la réponse à laquelle j’ai eu droit lorsque j’ai voulu interroger certains parlementaires d’origine ethnique différente ou d’orientation sexuelle différente :

« Madame Örgü / Monsieur Wijn ne souhaite pas s’étendre sur ce détail biographique. Cela relève de la vie privée et il/elle ne désire faire aucune déclaration à ce sujet ».24

Alors que certains députés sont ravis de servir d’exemple (et pour certains, d’être cités tout court), certains autres se sentent obligés d’adopter un profil bas. Ce n’est pas par hasard que c’est du sein du VVD et du CDA que les hésitations se font le plus sentir, alors qu’à gauche on semble plus détendu, comme le souligne la députée GL Karimi :

Les députés sont les représentants du peuple, pas des technocrates. La présentation des origines est très importante, quoi qu’en disent certains. Un paysan ne peut pas dire qu’il ne veut pas avoir à faire aux paysans, ni le VVD avec les entreprises. Chacun gagne sa légitimité en intégrant sa propre histoire, pas uniquement pour se plaindre, mais pour enrichir le débat. Nier ses origines est absurde. 25

La course à la normalité est telle que beaucoup aiment à croire que leur origine ethnique, leur sexe ou leur orientation sexuelle n’est qu’un facteur absolument négligeable :

Ce déni de l’origine est incroyable. Le premier maire allochtone aux Pays-Bas a nié le fait qu’il était devenu maire à cause de ses origines, alors que c’est évident que c’est aussi en partie pour cela qu’il a été choisi. Dès qu’ils atteignent le sommet, les politiques minoritaires ne veulent plus qu’on leur en parle. Ils ne veulent pas être l’Arabe ou le pédé de service. 26

Il est cependant un point non négligeable, mis en avant par plusieurs politiques : même s’ils n’ont pas ou peu de pouvoir, même si leur sujet de prédilection ne concerne pas leur minorité d’origine, les députés minoritaires (femmes, gais, musulmans, surinamiens…) sont une porte d’accès privilégiée pour les groupes concernés…

En dehors du lobby formel, la présence d’un député de telle ou telle minorité représente une possibilité de lobby informel non négligeable. En général, on voit des lobbyistes gais autour de Rehwinkel ou Santi, et des jeunes musulmans autour de Rabbae ou Cherribi. C’est clairement une porte d’entrée pour les minorités. 27

Cette pratique de lobby indirect vient donc démentir les propos des députés ne voulant en aucun cas être vus comme porte-parole de leur minorité. Qu’ils le veuillent ou non, ils semblent considérés comme tels par les autres politiques et par leurs électeurs.

Les sujets choisis pas les parlementaires relèvent a priori d’une liberté individuelle la plus totale. Pourtant on assiste à des choix différents selon les partis. En général, à gauche (PvdA, D66, GL) la liberté est plus grande : les gais peuvent en principe s’atteler au projet sur l’accès universel au mariage pour les couples de même sexe, les allochtones de sujets sensibles sur les réfugiés ou l’intégration des immigrés. A droite (VVD, CDA), cela semble moins évident : les gais évitent de se profiler sur des sujets «risqués» comme le font leurs collègues de gauche, et les allochtones font des choix de carrière assez loin des problèmes habituellement associés aux groupes culturels ou ethniques dont ils sont issus. Il peut s’agir, comme ils l’affirment, d’un hasard dû à des choix individuels, mais je pense que la tendance est trop lourde pour qu’il ne s’agisse que de hasard.

24Leurs secrétariats respectifs (1999-2000). Et ce n’est pas faute d’avoir insisté !

25 Karimi, GL 2000*.

26 2000*/°.

27 Smeets 2000-2*.

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Il est évident que c’est beaucoup plus facile de traiter des sujets touchant les gais au GroenLinks ou au D66 qu’au CDA. Ce n’est pas un hasard si Boris Dittrich est porte-parole du D66 sur le sujet et que Joop Wijn n’est pas désigné par le CDA pour s’en occuper. Outre un désaccord sur le fond, il paraît encore illégitime aux membres du CDA qu’un homo traite un tel sujet. 28

Ce n’est pas un hasard si les députés minoritaires ont tendance à garder un profil assez bas sur les questions qui a priori les concernent en premier chef : on leur demande de ne pas trop mettre en évidence leur présence identitaire, et leur présence vocale se doit d’être la plus discrète possible.

→ Les pressions à la discrétion au sein du parlement néerlandais sont trop systématiques pour n’être que le fruit du hasard : les présences vocale, institutionnelle et identitaire des minorités sont plutôt faibles, avec de fortes variations selon les partis. La tendance du monde politique haguenois est donc à l’assimilation par l’effacement des particularités sexuelles et ethniques selon le modèle dominant. Jantine Oldersma, dans son étude sur la femmes au sein des Conseils néerlandais, arrive à des conclusions du même type :

[…] Le type de représentation [trouvée au sein des Conseils] est une représentation ‘socratique’ : les femmes sont représentées, mais seulement quand elles sont devenues identiques aux hommes.29