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INCOHÉRENCES LIBÉRALES

Le système idéologique qui a pu légitimer l’encombrante présence des religieux, chrétiens puis musulmans, a été loin de satisfaire les libéraux, qui n’ont de cesse de briser le mythe

‘multiculti’. Ainsi Frits Bolkestein, leader charismatique de la droite libérale (VVD), a cherché dès 1991 à exprimer son désaccord par rapport au consensus ambiant. Face au silence apparent qui l’entoure, il récidive à plusieurs reprises, en particulier en 1997 dans son live Moslim in de polder92, où il s’entretient avec plusieurs musulmans néerlandais de leur relation à la religion. Ce que Bolkestein cherche à montrer, en bon libéral, est que foi personnelle, religion et politique ne font pas nécessairement bon ménage.

C’est avec une certaine perspicacité qu’il souligne le fossé croissant entre d’une part des organisations religieuses chargées du bien-être de leurs ouailles (chrétiens ou musulmans) mais qui sont avant tout préoccupées par le maintien ou l’extension de leurs prérogatives, et d’autre part des populations qui veulent avant tout s’émanciper et s’intégrer, quelle que soit

91 « L’universalisme multiculturel » peut être vu comme la version néerlandaise, fondamentaliste (au sens originel du terme), dé-républicanisée, de l’universalisme français, que nous appellerons

« universalisme à la française ».

92 Musulman dans le polder.

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leur (non-) appartenance religieuse93. Dans ce qu’on appellerait en France son

‘républicanisme’, Bolkestein s’emporte parfois et fait de nombreuses ‘maladresses’, en particulier en déclarant que la Turquie ne devrait jamais être acceptée au sein de l’Union européenne, club chrétien. Cela montre aussi les limites d’une vision libérale malgré tout teintée de conservatisme, parfois bien éloignée des pensées libertariennes dont il est sensé s’inspirer.

Ses propos seront apparemment accueillis par une gêne polie jusqu’au fameux article de Paul Scheffer dans le NRC Handelsblad de janvier 2000 intitulé Het multiculturele drama94. Cet article provoque un tollé parmi les intellectuels, et ce d’autant plus que Scheffer est considéré comme un essayiste de gauche, donc a priori étreint par d’autres angoisses que celles de Bolkestein, mais montre aussi la profondeur réelle des sentiments anti-multiculti parmi une certaine élite intellectuelle néerlandaise. Dans cet article, parfois maladroit95, Scheffer explique comment les Pays-Bas ont failli par manque de fierté nationale, et ont laissé les immigrés importer leurs cultures sans qu’il ne leur soit demandé un réel geste d’intégration.

Paul Scheffer mélange nombre de clichés sur l’Islam à des refrains familiers sur le manque de fierté nationale, mais si on étudie bien les articles qui lui ont répondu96, nulle part on ne trouve une réelle remise en question du consensus multiculturel. Les libéraux à la Bolkestein et Scheffer font certes preuve de péché d’orgueil quand ils se proclament ‘réalistes’97, mais leurs opposants se gardent bien de répondre aux questions posées. Les critiques ont trait à leurs observations, en particulier sur le degré d’intégration des Musulmans98, mais même la gauche séculière ne voit pas que le multiculturalisme mélange les genres : au nom d’une égalité des cultures, la domination des certains (religieux, en particulier socialement conservateurs, relativement hostiles aux libérations féminines et gaies, que ce soit parmi les chrétiens ou les musulmans) est parfois préférée à l’émancipation individuelle. Cependant, il semble que le multiculturalisme en tant qu’idéologie soit mort aux Pays-Bas bien avant les critiques de Paul Scheffer : dès le début des années quatre-vingt-dix, des intellectuels appellent à une refonte complète de l’idéologie nationale et insistent pour que les

« allochtones » soient encouragés à se néerlandiser. Ces attaques théoriques contre les principes du multiculturalisme politique, selon lesquels toutes les cultures se valent et sont donc intouchables, débouchent sur une politique officielle de « citoyennisation » (inburgering) désormais appliquée à tous les migrants qui risquent de ne pas s’intégrer rapidement.

Il semble que, depuis, ce n’est pas l’idéologie multiculturelle qui soit désormais de rigueur, mais sa critique virulente. Depuis dix ans, Bolkestein se fait le chantre du combat contre les restrictions liberticides induites par le multiculturalisme. Il est suivi dans ce combat par de nombreux intellectuels néerlandais. Ce qui est étonnant n’est d’ailleurs pas leur virulence à l’encontre du modèle multiculturel, mais la marginalisation dont ils se prétendent être victimes. La plupart d’entre eux se présentent comme les victimes du terrorisme intellectuel de leurs collègues, ce qui n’est pas sans rappeler le combat des « petits blancs » américains contre une discrimination positive qui aurait pour principale conséquence de les exclure des

93 Voir en particulier l’entretien avec F. Örgü, depuis devenue députée VVD, sous la transcription de O. Cherribi, devenu lui aussi… député VVD ! (1997 pp.133-153)

94 Le drame multiculturel . Voir http://www.nrc.nl/W2/Lab/Multicultureel/scheffer.html

95 Les passages cherchant à ‘prouver’ l’incompatibilité intrinsèque de l’Islam à la modernité par son refus du progrès et de la science me paraissent ainsi bien mal informés, et les critiques ne se sont pas trompées en soulignant ces raccourcis un peu regrettables (voir Alili 2000 pour plus de détails).

Selon certains (Duyvendak 2001*) cette présentation des choses est délibérée et non une erreur.

96 http://www.nrc.nl/W2/Lab/Multicultureel/artikelen.html

97 Voir la critique amusée de Prins dans son chapitre ‘Nieuw realisme’ (2000 : 25 et suiv.)

98 Par exemple le 12 décembre Onderzoekster over opvoeding 'Verschillen met allochtone kinderen klein' (Une chercheuse sur l’éducation: ‘la différence avec les enfants allochtones est minime’) disponible sur http://www.nrc.nl/W2/Lab/Multicultureel/001212a.html

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postes qu’ils méritent : il semble plus intéressant, voire légitime, de lancer des anathèmes libéralistes en se positionnant comme victime d’un complot multiculturaliste.

→ Même si les mécanismes d’ouverture et de neutralité contenus dans le multiculturalisme sont plus que jamais d’actualité, le multiculturalisme comme idéologie officielle a fait long feu. Rares sont ceux qui, désormais, s’en réclament publiquement.

LES DÉRIVES NATIVISTES DU NÉERLANDISME

Les critiques des libéraux à l’encontre du multiculturalisme néerlandais ont été avant tout fondées sur ses dérives essentialistes et communautaires : loin de favoriser une réelle égalité entre les individus, la politique ‘multiculti’ des autorités a été accusée de ralentir l’intégration des immigrés, de les enfermer dans des ghettos culturels et religieux subventionnés et d’empêcher l’émancipation individuelle. L’article de Scheffer dans le NRC Handelsblad ne dit pas autre chose. Cependant, ce mouvement protestataire n’est pas sans rappeler le mouvement nativiste américain, tel qu’a pu le décrire Lacorne99 : au nom de l’unité de la nation et de sa cohérence culturelle, on mélange culture du groupe dominant avec culture nationale. La façon dont les critiques du multiculturalisme demandent aux allochtones de s’assimiler et de devenir invisible me paraît problématique.

S’il est une avancée intéressante proposée par le multiculturalisme américain, c’est bien la remise en cause du monopole de l’élite anglo-saxonne sur le concept de ‘culture nationale’.

Comme nous l’avons vu, lors de l’importation aux Pays-Bas de l’idée multiculturelle, cette critique a été ‘oubliée’, et jamais le monopole de la culture néerlandaise blanche n’a vraiment été remis en question. Si les libéraux ont raison dans les critiques de l’essentialisme induit par la version néerlandaise du multiculturalisme, leur volonté d’imposer une culture particulière à certains groupes dominants comme une culture nationale peut être une source de conflits à venir. Le néerlandisme proposé par les libéraux (la doctrine poussant à une néerlandisation des marges, en particulier des allochtones et des étrangers) semble contenir les germes d’une forme locale de nativisme, qui non seulement confond culture dominante et culture nationale, mais qui essentialise à son tour l’identité néerlandaise et les identités à néerlandiser.

En tant que libéraux, ils soutiennent le droit à s’émanciper en se néerlandisant, mais ne semblent pas considérer que vouloir garder une partie de sa culture (allochtone, minoritaire…) et remettre en question la culture dominante fait partie des droits de chacun : au nom d’une liberté personnelle, une culture particulière est imposée à tous, parfois contre leur gré, et au mépris d’une vision plus dynamique et volontariste de la culture nationale. Derrière la

‘francisation’ du débat néerlandais et le rejet de l’essentialisme induit par le multiculturalisme à la néerlandaise se cache, il ne faut pas se leurrer, une certaine forme d’ethnocentrisme.

→ Les limites des critiques libérales à l’encontre du multiculturalisme néerlandais résident principalement dans le refus d’une remise en cause du monopole de la culture dominante néerlandaise blanche. L’ethnocentrisme néerlandiste des libéraux procède en fait du même essentialisme culturel que leurs opposants ‘multiculti’.

LA FIN DE L’INTOUCHABLE KIT DE 1917

Si l’idéologie multiculturelle est désormais déclarée morte, malgré sa réalisation effective, au moins à travers les méthodes employées, c’est surtout son lointain ancêtre le compartimentage qui a complètement disparu avec l’affaire Scheffer. On assiste à deux mouvements profonds

99 Lacorne 1997 : 135.

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et complémentaires : la francisation des débats, et la mort du compartimentage comme technique de pacification

On retrouve ainsi de plus en plus, en politique néerlandaise les oppositions classiques des débats français entre républicains et féministes/libertaires : d’une part les libéraux qui promeuvent une émancipation des individus, parfois au mépris des cultures des différents groupes (et donc sous la pression invisible du groupe majoritaire) et d’autre part les multiculturalistes officiels qui se veulent garants des différentes cultures mais qui, outre le fait que leur tolérance à l’égard des autres groupes est parfois bien limitée, font souvent passer les intérêts des groupes avant les choix individuels. On assiste donc à une certaine francisation des débats, en particulier ces dernières années, avec une opposition de plus en plus frontale entre les communautaristes et les libéraux (puisque républicain sonne mal dans un royaume.

La réaction à laquelle Scheffer a dû faire face, suite à la parution de son article tend à faire penser que les lois chères à Lijphart (surtout le principe selon lequel les groupes constitués ne sont jamais l’objet de remarques désagréables) sont encore en vigueur à cette époque. Par sa critique (excessive ?) d’une communauté autre que la sienne (dans le cas présent, la communauté musulmane100), il semble avoir outrepassé les bornes de la bonne conduite politique néerlandaise, ce qui justifie sa mise à l’écart provisoire. Le drame multiculturel est sensé se référer à une discussion sur les limites de la politique d’intégration néerlandaise, mais il ressemble à une mise en scène pour rappeler à tous les limites de l’(in)acceptable : Scheffer a été mis pendant plusieurs mois au ban du monde intellectuel néerlandais101 et a perdu beaucoup d’amis pour avoir osé braver l’un des interdits du kit de 1917 tel que Lijphart a pu les décrire. Cependant, après quelques mois de Sibérie journalistique, Scheffer est devenu une célébrité incontournable, invité à la plupart des débats sur la crise de la société multiculturelle.

Les esprits ne sont plus conditionnés par les lois implicites forgées lors de la « pacification », et la starisation de Scheffer peut être vue comme la preuve de la mort ultime du compartimentage : même la culture politique qui lui a longtemps survécu est morte.

Christophe de Voogd102 résume ainsi trois règles fondamentales de la cohabitation entre les différents groupes qui ont été le pilier de la culture politique néerlandaise jusqu’au début du XXIème siècle et qui sont désormais obsolètes: obéissance de l’individu au groupe, pas de violence entre les groupes et pas de prosélytisme.

→ En plus d’une évolution impressionnante des discours politiques légitimes, du multiculturalisme essentialiste au quasi-républicanisme ethnocentriste à la française, les règles de bienséance présidant aux débats (formalisés par Lijphart) héritées du compartimentage ne sont plus.

Conclusions

Le compartimentage, tel que décrit par Lijphart, peut être vu comme une technique de pacification des conflits profonds qui ont marqué la société néerlandaise au début du XXème siècle : questions scolaire, électorale et sociale. Le principe de proportionnalité et de décentralisation sociale de nombreuses prérogatives étatiques au profit des piliers renforce peu à peu leur influence politique, sociale et morale jusqu’aux années soixante. Lors de la profonde révolution sociale s’amorce alors le décompartimentage, processus incomplet puisque le monde politique semble longtemps épargné par la sécularisation de plus en plus poussée. Le multiculturalisme semble être la réponse ‘polder’ à ces changements, fusion

100 Quand bien même son existence effective est loin d’être établie…

101 Scheffer 2002*.

102 1999*.

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idéale entre tradition néerlandaise pluraliste et nécessités modernes. Mais il s’avère jusqu’en 1994 être surtout un outil justifiant une présence chrétienne-démocrate qui ne correspondait plus à aucun mouvement social.

Le compartimentage, quoique généralement considéré comme moribond en tant qu’institution, a durablement marqué la politique néerlandaise : ce système particulier a permis de dégager certaines techniques de gestion des conflits qui ont perduré jusqu’au tout début du XXIème siècle. Ceux qui refusaient de respecter ces règles étaient en général durement rappelés à l’ordre, mais l’affaire Scheffer et sa starisation peuvent être considérés comme la fin effective de cette culture.

Une autre conséquence du compartimentage est la construction d’une idéologie nationale post-compartimentage, le multiculturalisme, dont le principal but est l’émancipation des groupes minoritaires. S’il a pu sembler que le multiculturalisme a été parfois plus un outil de justification des privilèges hérités du compartimentage (en particulier pour les groupes religieux) qu’un réel outil d’émancipation, c’est paradoxalement sa mort officielle qui entérine sa réalisation concrète et sa transformation en ‘universalisme multiculturel’ à travers un État plus neutre, dé-moralisé et dé-ethnicisé pendant les années Paars.

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